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Les charmes du vide : la langue française et la poésie chinoise classique
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par
Javier YAGÜE BOSCH
traducteur au Conseil de l’Union européenne

Nous présentons aujourd’hui la partie théorique de la conférence prononcée le vendredi 19 septembre dernier par M. Javier Yagüe Bosch, traducteur au Conseil de l’Union européenne. Les exemples de poèmes chinois proposés ensuite par le conférencier, avec traduction en espagnol, en français, en anglais et en catalan, ont donné lieu, avec le public, à des échanges fructueux.

Je tiens à prévenir tout d’abord que je ne suis ni sinologue ni spécialiste, mais un simple amateur qui a consacré quelque temps à réfléchir et à confronter des versions de traductions de poèmes chinois en plusieurs langues. Je me suis moi-même essayé à quelques modestes essais de traductions. Le sujet est bien entendu très vaste, et je devrai me limiter à quelques éléments essentiels.

Augusto Gilbert de Voisins, l’ami de Victor Segalen qu’il avait accompagné, au début du vingtième siècle, jusqu’en terre chinoise, nous raconte, à propos d’un certain Jérôme Li, l’anecdote suivante : « Le voilà ! correct en sa robe de cérémonie, belle, mais sans éclat, neutre comme un habit noir. Dès l’abord, il me stupéfie ! Je ne trouve plus le Chinois plein de courtoisie que j’étais accoutumé à voir, dont les manières sont affables, la conversation subtile et délicate. Celui-ci parle trop bien le français, le parle trop fort, le parle trop ! Son langage est pur, oui, mais il discourt comme ferait une machine à coudre, comme tourne une toupie. Cela est très effrayant ! On dirait que la phrase se déclenche comme par un procédé mécanique. Les mots sortent avec une abondance, une rapidité, une précision qui déconcertent, détachés, nets et pressés comme des grains de riz. Qu’il se taise ! de grâce ! qu'il se taise ! Oh ! cette bouche chinoise qui parle ma langue ! »

Il semble bien parfois que les traductions du chinois nous parlent comme M. Li.

Un dilemme fondamental

La traduction de la poésie se situe toujours entre deux pôles (et le phénomène s'accentue lorsqu'il s'agit de langues exotiques) :

A) Tentative d’obtention d’un texte final qui soit à la fois excellent et nouveau, mais le faire en respectant les structures et les procédés propres à la langue d'arrivée, c'est-à-dire obtenir un texte qui fonctionne poétiquement dans cette langue, et qui parvienne même à y inscrire des éléments qui lui sont a priori étrangers. C'est souvent l'option choisie par des sinologues (qui sont plus attachés à la littéralité des textes) et par la plupart des poètes qui ne connaissent pas le chinois et qui travaillent de façon indirecte.

B) Transfert dans la langue d'arrivée des significations, des sensations, des associations et des atmosphères explicites ou implicites de la langue de départ. Ces associations ou ces sensations sont inconnues de la langue d'arrivée : il s'agit donc, dans ce cas précis, de faire violence, si nécessaire, à ses structures et à ses procédés d'expression. En général c'est là l'option des poètes Chinois traducteurs.
Entre ces deux pôles, il y a tout un éventail de possibilités, et encore une troisième option, peut-être la plus intéressante ? La traduction peut-elle servir à modifier la tradition de la langue d'arrivée ? Peut-elle permettre d'explorer plus profondément de nouvelles ressources encore inconnues de cette langue et pourtant, néanmoins présentes en elle ? En définitive, ne peut-on créer une langue poétique nouvelle en effectuant une synthèse des mécanismes propres à la langue de départ et des mécanismes de la langue d'arrivée ? Il convient de se rappeler par exemple que les versions chinoises d'Ezra Pound (1915) ont contribué de façon décisive à l'évolution de la poésie moderne en langue anglaise. Il s'agirait ainsi d'utiliser la traduction comme moyen de réinventer sa propre tradition, ou sa propre culture. C'est ce qu'ont fait tous les grands poètes (pour ne citer que le XXe siècle) : Montale, Pessoa, Eliot, Vallejo, Char, Celan. C'est en cela qu'on peut affirmer que la langue française a donné, comme langue de traduction, des résultats tout à fait intéressants.

En français

La tradition poétique française prépondérante depuis la période classique et tout au long du Romantisme a toujours opéré par le charme de l'abondance idéologique et verbale (Hugo). La poésie classique atteint le sommet dans l'alexandrin racinien, la machine à coudre. Il faut attendre Baudelaire pour retrouver un équilibre entre déploiement verbal et concentration symbolique et formelle. Après lui, c'est avec Mallarmé qu'est entamée la tradition poétique moderne, continuée en toute excellence par Valéry et jamais abandonnée au cours du XXe siècle, mais dont les résultats ont été fort inégaux. Mallarmé représente la découverte du vide poétique, mais son langage est toujours trop insolite en français et aussi trop intellectuel.

La question qui se pose est la suivante : serait-il plus difficile pour la langue française, de par sa structure et sa tradition, de se soumettre par l'intermédiaire de la traduction à un univers poétique aussi éloigné que l'univers chinois ? Il y a bien sûr les cas isolés, personnalisés, de Claudel, de Segalen, de Michaux, ces connaisseurs de l'Est dont l'imaginaire poétique a été si fortement marqué par l'Extrême Orient et qui ont fait de la Chine un sujet plus ou moins central d'inspiration. Mais la traduction est tout autre chose et présente des difficultés particulières.

Difficultés

Sur un plan technique, on peut dénombrer trois difficultés principales :

1) Les qualités sonores du texte original en chinois, y compris sa structure métrique et tonale. Il faut tenir compte du fait que la poésie chinoise classique était faite pour être psalmodiée avec ou sans accompagnement musical.

2) Les évocations et les connotations des composants graphiques des idéogrammes chinois, qui font appel à un univers mental par l'intermédiaire d'un sous-texte visuel et symbolique.

3) Le monosyllabisme, qui pose non seulement un problème au niveau prosodique (très important en français mais très mitigé, par exemple, en anglais), et qui pose aussi une question de représentation conceptuelle et de structuration de l'image poétique.

Sur un plan plus général:

4) Le caractère à la fois étrange et étranger de la toile de fond référentielle, du système symbolique et cosmologique sous-jacent aux textes chinois, comme le signale Georges Mounin lorsqu'il considère la poésie chinoise comme « le cas le plus extrême » de difficulté liée  à   l'éloignement  de   civilisation   puisqu'elle   est
« fondée d'abord sur un réseau (très socialisé) de corrélations subjectives […] inexistantes en Occident ».

5) Le principe d'indétermination et d'ambiguïté qui est propre à la structure grammaticale du chinois (absence de liens, de marque de temps, de sujet, etc.) et qui fait que le sens est toujours en état de dépendance vis-à-vis du contexte.

6) L'absence de rapport causal apparent entre les composants du poème. Cette absence de rapport causal met en lumière un univers pictural fait de phénomènes simultanés et interdépendants dans une scène unique. Paul Demiéville a décrit la poésie chinoise comme « la réalité immédiate captée en mille images ».

Voyons quelques témoignages théoriques de la façon dont on a approché ces difficultés, pour constater le contraste  qui  existe  entre  théorie  et  réalisation. Les
« chinoiseries » poétiques (Judith Gautier, Franz Toussaint) sont déjà dépassées, le « doyen » des traducteurs, le Marquis d'Hervey Saint-Denis, préconisait  une  approche  d'identification  esthétique :
« Il faut lire un vers chinois, se pénétrer de l'image ou de la pensée qu'il renferme, s'efforcer d'en saisir le trait principal et de lui conserver sa force ou sa couleur ». Mais pendant la première moitié du XXe siècle, il s'agissait de remplir l'original, comme le dit Charles Leplae, « d'ajouter au texte, si concis d'apparence, tout ce que l'étude nous montre qu'il contient réellement ». D'un autre côté, il y a aussi l'engagement émotif, comme chez Claude Roy : « essayer d'être fidèle à l'émotion de l'original chinois ». La synthèse serait un effort de structuration, comme le dit Jacques Pimpaneau : « La langue classique chinoise me fait penser à celle des télégrammes : il faut décrypter le sens général et rétablir les liaisons, avec cette difficulté supplémentaire que les mêmes mots peuvent être employés comme nom, verbe ou adjectif. […] Le plus délicat peut-être est à partir du sens premier des mots de tirer le sens précis dans le poème, il faut un peu d'imagination, d'intuition et surtout subordonner la compréhension de chaque mot au sens général du poème ».

Exemple de théorie & pratique


Le poète, traducteur et critique taiwanais Wai-lim Yip a exploré en profondeur, tant chez des auteurs comme Ezra Pound qu'à travers sa pratique de la traduction, la théorie, les possibilités et les procédés d'adaptation de la poétique chinoise en langue anglaise, surtout en ce qui concerne la poésie de paysage. Son analyse est essentielle pour notre sujet, et les versions qu'il a recueillies dans plusieurs ouvrages sont autant de fondements qui ont marqué un tournant dans ce domaine. Néanmoins, on peut parfois se demander si la tendance à la suppression totale des mots qui ont fonction de lien et de déterminant, afin de reproduire l'image de simultanéité et de superposition qui est celle des poèmes chinois, ne s'avère pas trop atypique en anglais.

Pourquoi "Les charmes du vide"?

Le sinologue américain A.C. Graham, dans un texte fondamental sur la traduction de la poésie chinoise, écrit : « The gift of terseness is the least dispensible literary qualification of a translator from Chinese ». Terseness : une peau lisse, un texte concis. La concision en poésie chinoise est le résultat d'un système esthétique tout autre. Par les charmes du vide j'entends le pouvoir d'attraction de ce système esthétique différent qui opère au moins à trois niveaux :

1) Conception : la vision chinoise du monde est basée sur le concept de mutation, sur un univers toujours en mouvement. Cette vision nous renvoie à Héraclite. Mais, en Occident, c'est la recherche du côté permanent et stable des choses qui l'a emporté sur la conception héraclitéenne : en effet, le sentiment de la dissolution du « moi » dans la nature n'est pas compatible avec la catégorisation platonicienne des Idées.

2) Genèse : le Vide, ce principe fondamental de l'ontologie taoïste, se trouve à la base de la peinture et de la poésie chinoises. Voyons les explications de François Cheng, qui s'exprime d'abord sur un plan général et évoque ensuite la peinture de Shitao : « le Vide qui circule, non seulement entre les éléments mais à l'intérieur même de chaque élément, suscite un flux invisible qui entraîne le tout dans un mouvement vivifiant de transformation ». En poésie, ce principe se manifeste par le courant d'indétermination qui traverse le texte, comme les brumes traversent les paysages chinois, et qui permet de mettre en œuvre un véritable réseau de correspondances toujours multiple et ouvert.

3) Perception / Représentation : Wai-lim Yip. La flexibilité de la syntaxe, l'indétermination du sujet grammatical et de la situation dans le temps, répondent au mode particulier de perception et à l'horizon mental des Chinois. Yip analyse et critique les traductions dans lesquelles l'expérience esthétique qu'offre la représentation chinoise du phénoménal est annulée par l'imposition d'une structure discursive, explicative. La représentation typiquement chinoise propose une expérience plus directe du réel dans laquelle les objets et les avènements se pressentent en coexistence, surgissant devant le spectateur en fluctuation, en juxtaposition.

Voici donc le vrai défi pour le traducteur de la poésie chinoise : développer un langage qui puisse laisser opérer le Vide sans pour autant perdre l'appui sur l'intelligibilité, la fluidité, la lisibilité du texte pour le public occidental en général et pour celui d'une langue particulière. C'est d'abord un problème de talent poétique, mais, en dernière analyse, c'est aussi un problème qui se situe largement au niveau du choix technique. Déterminer où réside l'essentiel de la poéticité entraîne un choix d'écriture : le parallélisme, le contraste, la prosodie, la rime, la syntaxe, les euphonies, la translation des images, etc. Octavio Paz a dit que la traduction ressemble à la maçonnerie ; je dirais qu'elle ressemble aussi à la cuisine. Pour faire un plat, on ne peut pas tout prendre, même si tout est bon. Il faut choisir les ingrédients et obtenir un résultat cohérent.

Yves Bonnefoy a écrit : « La traduction est possible précisément parce que sa difficulté est la leçon d'exigence qui permet d'accéder à un plus haut degré de rigueur dans l'écriture. Mais les bonnes traductions (celles qui servent la poésie) sont rares pour exactement la même raison ».

Conclusion


En se rendant aux charmes du vide, on se rapproche un peu  plus  de  cette Chine qui est, selon l'expression de Simon Leys, « cet Autre fondamental sans la rencontre duquel l'Occident ne saurait devenir vraiment conscient des contours et des limites de son Moi culturel ».

Finissons, comme nous avions commencé, avec Gilbert de Voisins: « Je me suis regardé dans la Chine, comme, chez moi, je me regardais dans un livre, dans un tableau, dans le spectacle de la rue. - Peut être, ici, ma figure est-elle joyeuse ? peut-être ? mais, à coup sûr, ce n'est pas la Chine que je vois ! »


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© IMV Genève | 01.04.2004