La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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par
Benjamin Aubry

Nous présentons aujourd’hui la première partie du travail réalisé par M. Benjamin Aubry, professeur de l’enseignement secondaire dans l’académie de Besançon, en France, et consacré à Guyétand, secrétaire du marquis de Villette et fervent admirateur de Voltaire. Le numéro 3 de la Gazette présentera une étude du Génie vengé ainsi que le texte complet du poème, dûment annoté, dans une version PDF.

Claude-Marie Guyétand, poète jurassien de la fin du XVIIIe siècle, connaît en 1780 un certain succès avec Le Génie Vengé : il s’agit d’un poème satirique qui rend hommage aux hommes de génie de son siècle, et notamment à Voltaire. C'est là son œuvre la plus aboutie ; aucune de ses autres pièces en vers n'égale le souffle, la vivacité, la richesse du Génie Vengé.
L’écrivain jurassien peut être perçu comme un témoin particulier des grands mouvements artistiques et scientifiques de son siècle. Il nous offre, avec son Génie Vengé, une perspective singulière sur ses contemporains et nous permet de saisir, en partie, l’effervescence intellectuelle qui régnait au siècle des Lumières. La postérité n’ayant pas encore fait son œuvre, il faut batailler ferme pour défendre les Voltaire, les Chaulieu, les Pigalle ou les Soufflot. Le poème satirique semble précisément rendre compte de cette bataille permanente entre journalistes acerbes et artistes éreintés par les critiques. Le regard porté est bien sûr particulier : c’est celui d’un profond admirateur de Voltaire. L’ombre du Patriarche de Ferney demeure omniprésente tant dans la vie du poète jurassien (qui fut, douze années durant, le secrétaire du Marquis de Villette) que dans son œuvre, qui s’inscrit en droite ligne dans la veine satirique de la poésie voltairienne.

Retracer la vie de Claude-Marie Guyétand n'est pas simple. Ce poète d'origine jurassienne n'a jamais cherché à se mettre en valeur, même après le succès de son premier poème le Génie Vengé. Nombreuses sont les zones d'ombre. Le poème qui sert de préface à son recueil Poésies Diverses nous livre toutefois quelques informations. Il ressort que Guyétand est toute sa vie demeuré dans l'entourage des grands. L'article que lui consacra Charles Thuriet, un journaliste franc-comtois, en 1905, soit près d'un siècle après sa mort, présente à ce propos un titre exemplaire : Le Secrétaire du Marquis de Villette. Le secrétaire s'efface derrière Villette, son maître et protecteur.
La vie de Guyétand peut être divisée en quatre périodes bien distinctes : sa jeunesse en Franche-Comté, jusqu'en 1770 ; l'arrivée à Paris et ses premières années difficiles dans la Capitale, de 1770 à 1780 ; les douze années passées au service du Marquis de Villette, de 1781 à 1793 ; les dernières années difficiles, entre anonymat, pauvreté et maladie, jusqu'à sa mort en 1811.


Une jeunesse paisible (1748-1770)

Claude-Marie Guyétand naît en 1748 dans le Haut Jura. De nombreuses biographies (celles des frères Michaud, de Palissot dans ses Mémoires sur la Littérature) s'accordent à dire que le poète est né à Septmoncel. Les parents du futur poète sont mainmortables. Ce milieu fort modeste ne semble pas l'avoir empêché de mener une enfance heureuse et paisible.

Prêt à jouer ou prêt à battre,
On me voyait, sourd à l'appel,
Par monts, par vaux, aller m'ébattre ;
Et sur la tête un vieux capel,
Courir nu-pieds comme HENRI-QUATRE.

En grandissant, le petit garçon est amené à garder les chèvres de son père. Il ne manquera pas ensuite de noter que c'est là un point qu'il partage avec le poète latin Virgile.

Je dirais même qu'à Virgile
Je ressemble par un endroit.
Je sais qu'aux bords de l'Hippocrène,
Comme lui dans ses jeunes ans,
Je n'ai point eu l'heureuse aubaine
De trouver les soins bienfaisants
Ou d'un Auguste, ou d'un Mécène ;
Et du plus loin qu'il m'en souvienne,
Je n'ai point reçu de présents.
Hélas ! j'ai le mot sur les lèvres,
Et je suis fier en l'avouant :
Comme le Berger Mantouan,
Autrefois j'ai gardé les chèvres.

Guyétand n'oubliera jamais les joies simples de la vie paysanne. Pas plus qu’il n’oubliera la mainmorte, qui asservit ses parents. Ces thèmes ne manquent pas d'influencer son œuvre poétique à venir. Loin de chercher à faire oublier son humble naissance, il la revendique tout au long de sa vie, se surnommant lui-même le « Serf du Mont-Jura ».

Je puis prouver de père en fils,
Douze cents ans de servitude.

Le petit berger ne tarde pas à quitter bientôt ses chèvres pour se plonger dans les livres. Ses origines modestes ne l'empêchent pas de recevoir une éducation soignée. Après avoir fait ses humanités au Collège de Saint-Claude, où il obtient de brillants résultats, il rejoint Besançon pour entrer au séminaire. Sa famille le destine en effet à une carrière ecclésiastique. Devenir prêtre était une belle promotion pour un fils de mainmortable. Il fait au séminaire la connaissance de Jean-Nicolas Démeunier qui deviendra plus tard censeur royal, puis sénateur. Mais la rigueur du séminaire ne convient guère aux deux garçons. L'un comme l'autre ne se croient pas propres à épouser la carrière ecclésiastique. Guyétand et son condisciple quittent rapidement l'austère maison. Comme nous l'apprend Grappin, secrétaire de l'Académie de Besançon, dans sa Notice sur la vie et les ouvrages de Nicolas Démeunier, le futur sénateur fuit le séminaire en 1771. Nul doute qu'il suit, ou précède, Guyétand de peu. Mais le poète ne renie rien ensuite de l'éducation religieuse qu'il a reçue.

Poussé, sans doute, par le désir de subsister sans être à la charge de ses parents, Guyétand quitte la Franche-Comté pour rejoindre Paris. Il suit, en cela, la voie tracée par Démeunier qui, se destinant à une carrière au barreau, avait lui-même gagné la Capitale. Paris, était-elle porteuse de plus d'espoir de réussite ? L'accueil des parents avait-il été des plus glaciaux, pour le jeune homme de retour du séminaire, ainsi que le laisse à penser Thuriet ?


L’arrivée à Paris : premières années mouvementées (1770-1780)

Il arrive à Paris au début des années 1770. La chronologie devient ensuite assez floue : nous ne possédons aucune date précise avant 1780, date de parution du Génie Vengé. Que s'est-il passé pendant ces dix premières années dans la Capitale ? Proposition de l'abbé Sabatier, petits emplois passagers, rencontre de Voltaire à Ferney, encouragement de La Harpe… Les éléments biographiques ne manquent pas, mais il apparaît fort difficile d'en déterminer l'ordre chronologique précis. Dans un passage de la préface de son recueil où sont évoquées les vingt années qui séparent son arrivée à Paris de la parution de ses Poésies diverses, Guyétand écrit ainsi :

Toujours à bord de ma galère,
Pendant vingt ans j'ai louvoyé
Entre l'aisance et la misère,
Sans que la forme ait ployé
Mon inflexible caractère.
Avant que d'être un mince Auteur,
Je fus tour à tour Secrétaire,
Et géomètre et Précepteur,
Le Maître Jacques d'un Libraire,
Et le Factotum d'un Seigneur.

Pressé par le besoin, à son arrivée à Paris, Guyétand se voit donc obligé d'accepter plusieurs emplois temporaires ; après avoir donné quelques leçons de mathématiques et de littérature, il occupe quelques mois la place de commis chez un libraire. Antide Janvier, l’horloger franc-comtois, témoigne en ce sens :
« Je puis attester l’avoir vu répétiteur de mathématiques dans une pension du Faubourg Saint-Honoré, où je lui rendis plusieurs visites ; je l’ai vu, comme il le dit lui-même, "le Maître Jacques d’un libraire." »

En 1774, il publie son premier poème, L'Enthousiasme du citoyen, mais ce coup d’essai n’est guère concluant. L’heure du succès n’est pas encore arrivée.

La vie parisienne de Guyétand va, en réalité, prendre une tournure particulière suite à une série d’échanges. L'un des événements déterminants de cette première décennie dans la Capitale demeure ainsi sa rencontre avec l'abbé Sabatier, l'auteur de Trois siècles de littérature. Guyétand se rend, un jour, chez le fameux abbé, muni d'une lettre de recommandation.
L'opportuniste abbé Sabatier essaie, lors de cette entrevue, d'enrôler le jeune homme dans l' « armée anti-philosophique » qu'il dirige. Attaquer les chefs du parti philosophique, - et en premier lieu, Voltaire-, c'est, selon Sabatier, un moyen rapide d'accéder à une certaine popularité et de faire fortune. La proposition de l'abbé est loin de correspondre aux attentes de Guyétand ; elle indigne le jeune homme qui va très rapidement la refuser. Pourquoi ce refus ? Le jeune homme originaire de Septmoncel n'ignore pas que Voltaire a œuvré pour essayer de rendre leur liberté aux serfs du chapitre de Saint-Claude. Et l'on sait également que le jurassien a eu l'occasion de se rendre à Ferney.

Passons: mais je vis à Ferney
Le plus grand homme de l'histoire ;
Dans sa maison je séjournai
Avant son départ pour la gloire ;
Et puis après j'y retournai
L'invoquer dans son oratoire.

Quelles ont été les circonstances du passage de Guyétand à Ferney ? La question demeure en suspens ; tout juste peut-on penser que sa rencontre avec Voltaire a précédé de peu le départ du vieil homme pour Paris ("son départ pour la gloire") où il reçut le triomphe qu'on connaît, en mars 1778. Ce séjour chez le Patriarche de Ferney -s'il précède bel et bien la proposition de Sabatier-, et le souvenir de l'action du philosophe en faveur des mainmortables du Mont Jura ne peuvent que rendre aimable Voltaire aux yeux de Guyétand. C'est ce profond sentiment d'admiration qui transparaît dans le Génie Vengé, composé par le poète entre 1778 et 1780. Son poème, en rendant hommage au génie et à Voltaire en particulier, prend en quelque sorte l'exact contre-pied de la conduite dictée par l'abbé Sabatier.
Le texte en est vraisemblablement publié vers la fin de l'année 1780 ; il est, en effet, annoncé dans le Catalogue des livres nouveaux du 25 novembre 1780. Et les critiques du poème, parues dans le Journal de Monsieur et dans le Mercure de France, ne datent que de 1781. Tout s'accélère alors pour Guyétand. Son poème remporte un certain succès et lui fait ainsi acquérir une renommée qui lui permet d'entrer en contact avec nombre de littérateurs -La Harpe notamment, si l'on en croit la biographie des Frères Michaud. Le succès du Génie Vengé lui apporte en outre une certaine crédibilité. Dès l’année suivante, certains de ses poèmes commencent, par exemple, à être publiés dans l’Almanach des Muses.



Guyétand, secrétaire du Marquis de Villette (1781-1793)

Guyétand, quand il compose son Génie Vengé, est à la recherche d'un protecteur. Il ne semble pas être déjà au service du Marquis de Villette, comme l'écrit, à tort, Thuriet. Plusieurs éloges du poète peuvent, en effet, être perçus comme des appels du pied à l'égard de ces mécènes potentiels. Le Cardinal de Bernis était, par exemple, de ceux-là. Mais il n’est dit aucun mot de Villette dans la leçon du poème de 1780. C’est là bien la preuve que Guyétand n’avait pas encore de contact avec le Marquis. Dans le cas contraire, notre jurassien n’aurait pas manqué de glisser un petit éloge de cet éventuel bienfaiteur.
Il n’est cependant pas interdit de penser que le poème, qu’on peut lire comme un hommage à Voltaire, lui permit d'obtenir les bonnes grâces de Villette et ainsi d’entrer à son service. Tout porte du moins à le croire. La parution du poème précède de quelques mois à peine son entrée dans la maison du Marquis. Si l'on en croit Jean Stern, auteur d'une biographie de la fameuse Belle et Bonne, protégée de Voltaire qui devint l'épouse de Villette, le Marquis de Villette engage Guyétand comme secrétaire en juin 1781 ; il lui donne le gîte en son Hôtel quai des Théatins (actuel quai Voltaire). C'était, semble-t-il, Etienne Rouph de Varicourt, le père de Belle et Bonne, qui assumait jusqu'alors plus ou moins officiellement cette place de secrétaire. Mais Varicourt meurt en décembre 1780 et le Marquis se voit obligé de trouver rapidement quelqu'un capable de reprendre les fonctions que ce dernier occupait.
En fidèle secrétaire, Guyétand reste au service de Villette, pendant près de douze ans, jusqu'à la mort de ce dernier, en 1793. Pendant les douze années passées au service de Villette, il s’occupe de la publication des Œuvres complètes de son maître ; il doit travailler aussi sur le Choix des Mémoires secrets, pour servir à l'histoire de la république des lettres, de Bachaumont, dont s’occupe Villette.
Palissot, dans ses Mémoires sur la littérature, évoque la collaboration entre les deux hommes ; le littérateur ne manque pas d'égratigner, à ce propos, le Marquis de Villette dans l'article qu'il lui consacre :

« Son esprit, écrit-il, dépendait en grande partie de celui de ses secrétaires ; aussi n'en montra-t-il jamais davantage que lorsque M. Guyétand, qui aurait pu faire du sien un meilleur usage, [se mit à ses gages]. »

L'écrivain dessine ensuite à grands traits le portrait de Villette ; portrait qu'il n'est pas inutile de retranscrire ici pour mieux comprendre en quoi consistait la place de secrétaire tenue par Guyétand :

« Ce n'est pas que Villette n'eût pas lui-même de talent nécessaire pour écrire quelquefois de jolies lettres et pour faire ces petits vers, qu'on appelle "du jour", parce qu'ils n'ont jamais de lendemain. Mais il aimait à s'en épargner le travail, et s'accommodait volontiers de l'esprit qu'on voulait bien y prêter. »

Le portrait se veut caricatural, certes, mais nul doute que Guyétand prit une grande part aux écrits de Villette. Quérard, dans ses Supercheries Littéraires, ne manque pas de souligner que beaucoup des écrits signés du nom de Villette sont, en réalité à attribuer à son secrétaire.

Guyétand ne se contente pas de reprendre les écrits de son maître pour les corriger, les polir. Il lui prête sa plume : certains des écrits du Marquis ne peuvent avoir été composés que par Guyétand lui-même. On trouve ainsi, dans l'édition de 1788 des Œuvres complètes du Marquis de Villette, de nombreuses pages où il est question du Mont-Jura, de Saint-Claude. Comment croire que Villette puisse être l'auteur de ces pages ? Les détails sur le sculpteur Rosset du Pont ou l'abbé Tournier, tous deux originaires de Saint-Claude, ou sur Antide Janvier, ne peuvent venir que de la plume de Guyétand. La lecture de quelques lignes suffit à s'en convaincre :

« Rien n'est moins indifférent, pour un observateur, que l'aspect de Saint-Claude et de ses environs, que les sites pittoresques qu'ils présentent à chaque pas. Ici, de longs amas de laves grisâtres, comme des pyramides éboulées, qui portent l'empreinte des siècles et qu'il semble que le temps ait plombées. Là, des sommets nus d'où l'œil plonge dans les vallées et découvre à peine une pointe de clochers, quelques maisons éparses. Plus loin, des collines, des champs, où la terre ensevelie huit mois sous les neiges, ne rend à la culture qu'un peu d'orge ou d'avoine pour nourrir ses habitants, qui sont les mainmortables et les ours. »

La signature de Guyétand est incontestable ; à tel point qu’il s’agit de s’interroger sur ces indices qui laissent entrevoir de façon trop évidente que Guyétand prête sa plume au Marquis. Ne faut-il pas les voir comme des signes de tension entre les deux hommes ? N’est-ce pas pour le secrétaire une façon de jeter un certain discrédit sur son maître ?
Palissot, lui-même, dans ses Mémoires sur la littérature, souligne l'imposture :

« Guyétand est du Mont-Jura ; et les deux Lettres en prose sur quelques hommes de ce département, auxquelles on ne peut douter que M.Guyétand n'ait eu part, nous ont toujours paru les deux meilleurs de son recueil. […] la fortune, en le réduisant à l'emploi de secrétaire du Marquis de Villette et à la nécessité de lui prêter souvent son esprit, ne l'a pas traité selon son mérite. »

Guyétand, durant le temps où il est secrétaire de Villette, ne fait rien pour échapper à ce statut d'homme de l'ombre. N'aspirant pas à la célébrité, il n'a jamais cherché à tirer parti du premier succès qu'il avait connu avec la parution du Génie Vengé.

Il convient cependant de ne pas trop noircir le tableau : Guyétand s'accommode parfaitement de la situation. Certes, il écrit au nom de son employeur, mais il ne manque pas d'utiliser cette liberté qui lui est offerte : mieux, il s'en sert pour sa propre cause. Outre qu'il loue, dans plusieurs des écrits de Villette, les charmes de sa région natale, le poète ne manque pas de sensibiliser son maître au problème des mainmortables du Mont-Jura. Ainsi averti, le Marquis publie sous son nom, en 1789, la Protestation d'un serf du Mont-Jura. Si le secrétaire prête à son maître sa propre plume, le maître n’est pas en reste et lui prête sa renommée ; car c'est bien Guyétand qui est à l'origine du pamphlet. Signé de la main du Marquis de Villette, la Protestation prend une tout autre valeur.

Guyétand occupe par ailleurs studieusement les instants de liberté que lui laisse son travail de secrétaire ; il continue à composer, de son côté, quelques pièces en vers. Un recueil, modestement intitulé Poésies Diverses, où l’on trouve notamment une nouvelle leçon du Génie Vengé, rassemble ainsi les poèmes qu'il avait fait insérer séparément dans différents périodiques littéraires. Guyétand n’a jamais cessé d’écrire, pour son propre compte, pendant les douze années où il travaille au service du Marquis. L’Almanach des Muses publie régulièrement les pièces en vers qu’il compose. Le petit almanach de nos grands hommes pour l’année 1788 d’Antoine Rivarol ne manque pas de faire l’éloge du poète jurassien :

« Ses impromptus, ses anecdotes en vers et ses acrostiches en ont fait, en dépit des rivaux, un des plus considérables personnages de ce recueil, et de tous ceux qui paraissent au mois de janvier. M Guyétand s’est fait dans la petite poésie un arrondissement superbe, et n’en est jamais sorti. C’est encore un modèle que nous proposons aux jeunes gens. »

A la veille de la Révolution, Villette se lance dans une carrière politique. Il prend le nom de Charles Villette pour publier divers articles, dans les Journaux de la capitale, plus particulièrement dans la Chronique de Paris. Guyétand prit part, sans le moindre doute, à la rédaction de ces articles.
Le protecteur de Guyétand meurt en juillet 1793 –le 9 ou le 10, selon les biographes-, sans avoir joué de rôle politique de premier ordre. Peu de temps avant sa mort, le Marquis avait, semble-t-il, souhaité faire un don de 50 000 francs à son secrétaire, pour lui assurer une existence indépendante, mais Guyétand avait supplié son maître d’attendre son rétablissement pour disposer de cette somme. Quand le protecteur s’éteint, Guyétand se trouve donc désœuvré et sans ressources. L’anecdote nous est contée par les Frères Michaud. On peut s’interroger sur sa véracité ; mais il est avéré que le jurassien était sans le sou, à la mort de son protecteur.
Si l’on en croit les notices biographiques, la relation qu’entretinrent le secrétaire et son maître fut donc assez cordiale, pendant les douze années où Guyétand travailla au service du Marquis de Villette. Janvier cite pourtant une épigramme, inédite, du poète franc-comtois. Epigramme qui apporte un bémol au développement précédent :

Charles Marquis né très bon roturier
Veut qu’on le croie issu de haut lignage.
De bel esprit de plus ayant la rage
Charles n’écrit qu’avec son teinturier
Si qu’à ce point si fort il tient en somme
Que de son bien donnerait de grand cœur,
Une moitié pour être mince auteur
Et le surplus pour être gentil homme.

La pièce en vers nous dévoile une facette plus ambiguë du jurassien et laisse à penser que si le secrétaire donnait, en apparence, des marques de grande fidélité à l’encontre de son employeur, il n’en gardait pas moins un regard assez critique à son égard. Mais est-ce là vraiment condamnable quand on connaît le caractère de l’ancien protégé de Voltaire ?


Entre pauvreté et maladie (1793-1811)

Les vingt dernières années de la vie de Guyétand ne sont marquées par aucun coup d’éclat particulier. Son caractère singulier -assez âpre pour qui ne connaît pas celui qu’on surnommait parfois « l’Ours du Jura »- peut-il expliquer qu’il ne s’est jamais élevé au rang qu’il aurait pu prétendre obtenir ? Une anecdote racontée par son compatriote Antide Janvier illustre à la perfection l’abord rugueux que pouvait présenter notre « Ours du Jura » :

« J’ai vu la pauvre dame Perraud de Morez obligée d’attendre sous le portique du Louvre, qu’il [Guyétand] sortît de chez le traiteur Koliker, pour lui parler, tant son époux lui avait recommandé de ne pas revenir sans lui apporter des nouvelles. Enfin, elle l’aborda amicalement et lui demanda s’il était heureux et si sa place lui rapportait un peu d’aisance. –Assez pour vivre de crédit, Madame, et puis il lui tourna le dos. La respectable dame Perraud vint en pleurant me raconter cette brusquerie (car je demeurais au Louvre, alors). Elle ajouta : je sais bien qu’il doit une bagatelle à mon mari, mais nous étions bien éloignés l’un et l’autre de lui en rien demander. »

Cet  extérieur  sérieux  cachait  un  « grand fond de gaieté », si l’on en croit Monnier, qui souligne encore que le poète ne s’est jamais soucié du lendemain.

La mort de son maître pouvait s’inscrire comme une période-charnière pour le fidèle secrétaire qui doit trouver une nouvelle place où exercer ses talents. L’homme est effacé, on l’a vu, il ne cherche aucunement à se mettre en avant. Pour honorable reconversion, il obtient une place au ministère des relations extérieures. Place où il reste très peu de temps, puisqu’une grave maladie lui fait bientôt perdre l’usage d’une jambe. C’est là la version la plus répandue dans les biographies ; mais Monnier affirme, pour sa part, qu’il était devenu impotent. Il est difficile, là encore, de citer un repère chronologique précis pour cette période : il est encore au ministère en 1797, puisque c’est cette année-là que Talleyrand revient à Paris pour devenir ministre des Relations extérieures du Directoire. La perte de sa jambe, ou son impotence, oblige Guyétand à rester au lit.
Commence alors une période de privation certaine. Les Michaud racontent que le poète était trop fier pour accepter les secours que lui proposaient les personnes qui lui rendaient visite. Par chance, M. de Talleyrand lui permit de conserver la moitié de son traitement au ministère ; ce qui permit à Guyétand de ne pas tomber dans la misère la plus complète. Quelle ironie du sort pour cet honnête homme qui avait vu passer en ses mains la fortune de son protecteur :

J’ai manié des millions
Et je n’ai pas un sou de rentes.


La carrière littéraire de Guyétand ne s’arrête pas cependant avec la mort de Villette. Après 1793, le poète continue à écrire. On en a pour preuve notamment le poème intitulé Les Noces de Rosine, publié à Paris en 1794. Mais la carrière poétique de Guyétand tombe assez rapidement dans l’oubli, après la mort de son protecteur. L’Almanach des Muses ne publie plus aucun poème de Guyétand après 1796.

Oublié, alité, il ne perd pas le goût de l’écriture. Une Épître à M. Palissot, auteur de la comédie des “Philosophes”, publié en 1806, est encore attribuée à Guyétand. Quérart, dans son Dictionnaire biographique, affirme par ailleurs qu’avant de mourir, le poète jurassien aurait composé une satire contre le genre humain, ainsi qu’un poème de six cents vers sur la navigation de l’Escaut ; mais les manuscrits de ces poèmes ont, semble-t-il, été perdus avant qu’ils ne soient imprimés. Janvier mentionne toutefois, dans ses notes, ce poème sur l’Escaut et cette difficile période où Guyétand était alité : « je lui ai même entendu réciter quelques pages sur l’ouverture de l’Escaut ; mais une seule fois et lorsqu’il était déjà alité et qu’il fallait endurer ses bourrasques, car c’était là un bâton merdeux qu’on ne savait par quel bout prendre. » On le note au passage, l’horloger de Saint Claude n’appréciait guère le singulier caractère du poète ; au point qu’il en perd sa courtoisie coutumière.
Eclectique, Guyétand aurait également rédigé un plan entièrement neuf des Eléments de mathématiques ; travail auquel il accordait beaucoup d’importance, semble-t-il.

Guyétand meurt à Paris en 1811, à l’âge de 63 ans. La postérité n’a pas élevé le poète au rang des grands de ce siècle. Aucune de ses pièces en vers ne figure aujourd’hui dans une anthologie de poésie du XVIIIe siècle.


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© IMV Genève | 01.07.2004