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par
Benjamin Aubry
Nous présentons aujourd’hui la première partie
du travail réalisé par M. Benjamin Aubry, professeur
de l’enseignement secondaire dans l’académie
de Besançon, en France, et consacré à Guyétand,
secrétaire du marquis de Villette et fervent admirateur
de Voltaire. Le numéro 3 de la Gazette présentera
une étude du Génie vengé ainsi que
le texte complet du poème, dûment annoté,
dans une version PDF.
Claude-Marie Guyétand,
poète jurassien de la fin du XVIIIe siècle, connaît
en 1780 un certain succès avec Le Génie Vengé
: il s’agit d’un poème satirique qui rend
hommage aux hommes de génie de son siècle, et notamment
à Voltaire. C'est là son œuvre la plus aboutie
; aucune de ses autres pièces en vers n'égale le
souffle, la vivacité, la richesse du Génie Vengé.
L’écrivain jurassien peut être perçu
comme un témoin particulier des grands mouvements artistiques
et scientifiques de son siècle. Il nous offre, avec son
Génie Vengé, une perspective singulière
sur ses contemporains et nous permet de saisir, en partie, l’effervescence
intellectuelle qui régnait au siècle des Lumières.
La postérité n’ayant pas encore fait son œuvre,
il faut batailler ferme pour défendre les Voltaire, les
Chaulieu, les Pigalle ou les Soufflot. Le poème satirique
semble précisément rendre compte de cette bataille
permanente entre journalistes acerbes et artistes éreintés
par les critiques. Le regard porté est bien sûr particulier
: c’est celui d’un profond admirateur de Voltaire.
L’ombre du Patriarche de Ferney demeure omniprésente
tant dans la vie du poète jurassien (qui fut, douze années
durant, le secrétaire du Marquis de Villette) que dans
son œuvre, qui s’inscrit en droite ligne dans la veine
satirique de la poésie voltairienne.
Retracer la vie de Claude-Marie
Guyétand n'est pas simple. Ce poète d'origine jurassienne
n'a jamais cherché à se mettre en valeur, même
après le succès de son premier poème le Génie
Vengé. Nombreuses sont les zones d'ombre. Le poème
qui sert de préface à son recueil Poésies
Diverses nous livre toutefois quelques informations. Il ressort
que Guyétand est toute sa vie demeuré dans l'entourage
des grands. L'article que lui consacra Charles Thuriet, un journaliste
franc-comtois, en 1905, soit près d'un siècle après
sa mort, présente à ce propos un titre exemplaire
: Le Secrétaire du Marquis de Villette. Le secrétaire
s'efface derrière Villette, son maître et protecteur.
La vie de Guyétand peut être divisée en quatre
périodes bien distinctes : sa
jeunesse en Franche-Comté, jusqu'en 1770 ;
l'arrivée à
Paris et ses premières années difficiles
dans la Capitale, de 1770 à 1780 ; les
douze années passées au service du Marquis de Villette,
de 1781 à 1793 ; les
dernières années difficiles, entre
anonymat, pauvreté et maladie, jusqu'à sa mort en
1811.
Une jeunesse paisible (1748-1770)
Claude-Marie Guyétand
naît en 1748 dans le Haut Jura. De nombreuses biographies
(celles des frères Michaud, de Palissot dans ses Mémoires
sur la Littérature) s'accordent à dire que
le poète est né à Septmoncel. Les parents
du futur poète sont mainmortables. Ce milieu fort modeste
ne semble pas l'avoir empêché de mener une enfance
heureuse et paisible.
Prêt à jouer
ou prêt à battre,
On me voyait, sourd à l'appel,
Par monts, par vaux, aller m'ébattre ;
Et sur la tête un vieux capel,
Courir nu-pieds comme HENRI-QUATRE.
En grandissant, le petit garçon
est amené à garder les chèvres de son père.
Il ne manquera pas ensuite de noter que c'est là un point
qu'il partage avec le poète latin Virgile.
Je dirais même qu'à
Virgile
Je ressemble par un endroit.
Je sais qu'aux bords de l'Hippocrène,
Comme lui dans ses jeunes ans,
Je n'ai point eu l'heureuse aubaine
De trouver les soins bienfaisants
Ou d'un Auguste, ou d'un Mécène ;
Et du plus loin qu'il m'en souvienne,
Je n'ai point reçu de présents.
Hélas ! j'ai le mot sur les lèvres,
Et je suis fier en l'avouant :
Comme le Berger Mantouan,
Autrefois j'ai gardé les chèvres.
Guyétand n'oubliera
jamais les joies simples de la vie paysanne. Pas plus qu’il
n’oubliera la mainmorte, qui asservit ses parents. Ces thèmes
ne manquent pas d'influencer son œuvre poétique à
venir. Loin de chercher à faire oublier son humble naissance,
il la revendique tout au long de sa vie, se surnommant lui-même
le « Serf du Mont-Jura ».
Je puis prouver de père
en fils,
Douze cents ans de servitude.
Le petit berger ne tarde pas
à quitter bientôt ses chèvres pour se plonger
dans les livres. Ses origines modestes ne l'empêchent pas
de recevoir une éducation soignée. Après
avoir fait ses humanités au Collège de Saint-Claude,
où il obtient de brillants résultats, il rejoint
Besançon pour entrer au séminaire. Sa famille le
destine en effet à une carrière ecclésiastique.
Devenir prêtre était une belle promotion pour un
fils de mainmortable. Il fait au séminaire la connaissance
de Jean-Nicolas Démeunier qui deviendra plus tard censeur
royal, puis sénateur. Mais la rigueur du séminaire
ne convient guère aux deux garçons. L'un comme l'autre
ne se croient pas propres à épouser la carrière
ecclésiastique. Guyétand et son condisciple quittent
rapidement l'austère maison. Comme nous l'apprend Grappin,
secrétaire de l'Académie de Besançon, dans
sa Notice sur la vie et les ouvrages de Nicolas Démeunier,
le futur sénateur fuit le séminaire en 1771. Nul
doute qu'il suit, ou précède, Guyétand de
peu. Mais le poète ne renie rien ensuite de l'éducation
religieuse qu'il a reçue.
Poussé, sans doute,
par le désir de subsister sans être à la charge
de ses parents, Guyétand quitte la Franche-Comté
pour rejoindre Paris. Il suit, en cela, la voie tracée
par Démeunier qui, se destinant à une carrière
au barreau, avait lui-même gagné la Capitale. Paris,
était-elle porteuse de plus d'espoir de réussite
? L'accueil des parents avait-il été des plus glaciaux,
pour le jeune homme de retour du séminaire, ainsi que le
laisse à penser Thuriet ?
L’arrivée à Paris : premières années
mouvementées (1770-1780)
Il arrive à Paris au
début des années 1770. La chronologie devient ensuite
assez floue : nous ne possédons aucune date précise
avant 1780, date de parution du Génie Vengé.
Que s'est-il passé pendant ces dix premières années
dans la Capitale ? Proposition de l'abbé Sabatier, petits
emplois passagers, rencontre de Voltaire à Ferney, encouragement
de La Harpe… Les éléments biographiques ne
manquent pas, mais il apparaît fort difficile d'en déterminer
l'ordre chronologique précis. Dans un passage de la préface
de son recueil où sont évoquées les vingt
années qui séparent son arrivée à
Paris de la parution de ses Poésies diverses,
Guyétand écrit ainsi :
Toujours à bord de ma galère,
Pendant vingt ans j'ai louvoyé
Entre l'aisance et la misère,
Sans que la forme ait ployé
Mon inflexible caractère.
Avant que d'être un mince Auteur,
Je fus tour à tour Secrétaire,
Et géomètre et Précepteur,
Le Maître Jacques d'un Libraire,
Et le Factotum d'un Seigneur.
Pressé par le besoin,
à son arrivée à Paris, Guyétand se
voit donc obligé d'accepter plusieurs emplois temporaires
; après avoir donné quelques leçons de mathématiques
et de littérature, il occupe quelques mois la place de
commis chez un libraire. Antide Janvier, l’horloger franc-comtois,
témoigne en ce sens :
« Je puis attester l’avoir vu répétiteur
de mathématiques dans une pension du Faubourg Saint-Honoré,
où je lui rendis plusieurs visites ; je l’ai vu,
comme il le dit lui-même, "le Maître Jacques
d’un libraire." »
En 1774, il publie son premier
poème, L'Enthousiasme du citoyen, mais ce coup
d’essai n’est guère concluant. L’heure
du succès n’est pas encore arrivée.
La vie parisienne de Guyétand
va, en réalité, prendre une tournure particulière
suite à une série d’échanges. L'un
des événements déterminants de cette première
décennie dans la Capitale demeure ainsi sa rencontre avec
l'abbé Sabatier, l'auteur de Trois siècles de
littérature. Guyétand se rend, un jour, chez
le fameux abbé, muni d'une lettre de recommandation.
L'opportuniste abbé Sabatier essaie, lors de cette entrevue,
d'enrôler le jeune homme dans l' « armée anti-philosophique
» qu'il dirige. Attaquer les chefs du parti philosophique,
- et en premier lieu, Voltaire-, c'est, selon Sabatier, un moyen
rapide d'accéder à une certaine popularité
et de faire fortune. La proposition de l'abbé est loin
de correspondre aux attentes de Guyétand ; elle indigne
le jeune homme qui va très rapidement la refuser. Pourquoi
ce refus ? Le jeune homme originaire de Septmoncel n'ignore pas
que Voltaire a œuvré pour essayer de rendre leur liberté
aux serfs du chapitre de Saint-Claude. Et l'on sait également
que le jurassien a eu l'occasion de se rendre à Ferney.
Passons: mais je vis à Ferney
Le plus grand homme de l'histoire ;
Dans sa maison je séjournai
Avant son départ pour la gloire ;
Et puis après j'y retournai
L'invoquer dans son oratoire.
Quelles ont été
les circonstances du passage de Guyétand à Ferney
? La question demeure en suspens ; tout juste peut-on penser que
sa rencontre avec Voltaire a précédé de peu
le départ du vieil homme pour Paris ("son départ
pour la gloire") où il reçut le triomphe qu'on
connaît, en mars 1778. Ce séjour chez le Patriarche
de Ferney -s'il précède bel et bien la proposition
de Sabatier-, et le souvenir de l'action du philosophe en faveur
des mainmortables du Mont Jura ne peuvent que rendre aimable Voltaire
aux yeux de Guyétand. C'est ce profond sentiment d'admiration
qui transparaît dans le Génie Vengé,
composé par le poète entre 1778 et 1780. Son poème,
en rendant hommage au génie et à Voltaire en particulier,
prend en quelque sorte l'exact contre-pied de la conduite dictée
par l'abbé Sabatier.
Le texte en est vraisemblablement publié vers la fin de
l'année 1780 ; il est, en effet, annoncé dans le
Catalogue des livres nouveaux du 25 novembre 1780. Et
les critiques du poème, parues dans le Journal de Monsieur
et dans le Mercure de France, ne datent que de 1781.
Tout s'accélère alors pour Guyétand. Son
poème remporte un certain succès et lui fait ainsi
acquérir une renommée qui lui permet d'entrer en
contact avec nombre de littérateurs -La Harpe notamment,
si l'on en croit la biographie des Frères Michaud. Le succès
du Génie Vengé lui apporte en outre une
certaine crédibilité. Dès l’année
suivante, certains de ses poèmes commencent, par exemple,
à être publiés dans l’Almanach des
Muses.
Guyétand, secrétaire du Marquis de Villette (1781-1793)
Guyétand, quand il
compose son Génie Vengé, est à la
recherche d'un protecteur. Il ne semble pas être déjà
au service du Marquis de Villette, comme l'écrit, à
tort, Thuriet. Plusieurs éloges du poète peuvent,
en effet, être perçus comme des appels du pied à
l'égard de ces mécènes potentiels. Le Cardinal
de Bernis était, par exemple, de ceux-là. Mais il
n’est dit aucun mot de Villette dans la leçon du
poème de 1780. C’est là bien la preuve que
Guyétand n’avait pas encore de contact avec le Marquis.
Dans le cas contraire, notre jurassien n’aurait pas manqué
de glisser un petit éloge de cet éventuel bienfaiteur.
Il n’est cependant pas interdit de penser que le poème,
qu’on peut lire comme un hommage à Voltaire, lui
permit d'obtenir les bonnes grâces de Villette et ainsi
d’entrer à son service. Tout porte du moins à
le croire. La parution du poème précède de
quelques mois à peine son entrée dans la maison
du Marquis. Si l'on en croit Jean Stern, auteur d'une biographie
de la fameuse Belle et Bonne, protégée de Voltaire
qui devint l'épouse de Villette, le Marquis de Villette
engage Guyétand comme secrétaire en juin 1781 ;
il lui donne le gîte en son Hôtel quai des Théatins
(actuel quai Voltaire). C'était, semble-t-il, Etienne Rouph
de Varicourt, le père de Belle et Bonne, qui assumait jusqu'alors
plus ou moins officiellement cette place de secrétaire.
Mais Varicourt meurt en décembre 1780 et le Marquis se
voit obligé de trouver rapidement quelqu'un capable de
reprendre les fonctions que ce dernier occupait.
En fidèle secrétaire, Guyétand reste au service
de Villette, pendant près de douze ans, jusqu'à
la mort de ce dernier, en 1793. Pendant les douze années
passées au service de Villette, il s’occupe de la
publication des Œuvres complètes de son maître
; il doit travailler aussi sur le Choix des Mémoires
secrets, pour servir à l'histoire de la république
des lettres, de Bachaumont, dont s’occupe Villette.
Palissot, dans ses Mémoires sur la littérature,
évoque la collaboration entre les deux hommes ; le littérateur
ne manque pas d'égratigner, à ce propos, le Marquis
de Villette dans l'article qu'il lui consacre :
« Son esprit, écrit-il,
dépendait en grande partie de celui de ses secrétaires
; aussi n'en montra-t-il jamais davantage que lorsque M. Guyétand,
qui aurait pu faire du sien un meilleur usage, [se mit à
ses gages]. »
L'écrivain dessine
ensuite à grands traits le portrait de Villette ; portrait
qu'il n'est pas inutile de retranscrire ici pour mieux comprendre
en quoi consistait la place de secrétaire tenue par Guyétand
:
« Ce n'est pas que Villette
n'eût pas lui-même de talent nécessaire pour
écrire quelquefois de jolies lettres et pour faire ces
petits vers, qu'on appelle "du jour", parce qu'ils n'ont
jamais de lendemain. Mais il aimait à s'en épargner
le travail, et s'accommodait volontiers de l'esprit qu'on voulait
bien y prêter. »
Le portrait se veut caricatural,
certes, mais nul doute que Guyétand prit une grande part
aux écrits de Villette. Quérard, dans ses Supercheries
Littéraires, ne manque pas de souligner que beaucoup
des écrits signés du nom de Villette sont, en réalité
à attribuer à son secrétaire.
Guyétand ne se contente
pas de reprendre les écrits de son maître pour les
corriger, les polir. Il lui prête sa plume : certains des
écrits du Marquis ne peuvent avoir été composés
que par Guyétand lui-même. On trouve ainsi, dans
l'édition de 1788 des Œuvres complètes
du Marquis de Villette, de nombreuses pages où il
est question du Mont-Jura, de Saint-Claude. Comment croire que
Villette puisse être l'auteur de ces pages ? Les détails
sur le sculpteur Rosset du Pont ou l'abbé Tournier, tous
deux originaires de Saint-Claude, ou sur Antide Janvier, ne peuvent
venir que de la plume de Guyétand. La lecture de quelques
lignes suffit à s'en convaincre :
« Rien n'est moins indifférent,
pour un observateur, que l'aspect de Saint-Claude et de ses environs,
que les sites pittoresques qu'ils présentent à chaque
pas. Ici, de longs amas de laves grisâtres, comme des pyramides
éboulées, qui portent l'empreinte des siècles
et qu'il semble que le temps ait plombées. Là, des
sommets nus d'où l'œil plonge dans les vallées
et découvre à peine une pointe de clochers, quelques
maisons éparses. Plus loin, des collines, des champs, où
la terre ensevelie huit mois sous les neiges, ne rend à
la culture qu'un peu d'orge ou d'avoine pour nourrir ses habitants,
qui sont les mainmortables et les ours. »
La signature de Guyétand
est incontestable ; à tel point qu’il s’agit
de s’interroger sur ces indices qui laissent entrevoir de
façon trop évidente que Guyétand prête
sa plume au Marquis. Ne faut-il pas les voir comme des signes
de tension entre les deux hommes ? N’est-ce pas pour le
secrétaire une façon de jeter un certain discrédit
sur son maître ?
Palissot, lui-même, dans ses Mémoires sur la
littérature, souligne l'imposture :
« Guyétand est
du Mont-Jura ; et les deux Lettres en prose sur quelques hommes
de ce département, auxquelles on ne peut douter que M.Guyétand
n'ait eu part, nous ont toujours paru les deux meilleurs de son
recueil. […] la fortune, en le réduisant à
l'emploi de secrétaire du Marquis de Villette et à
la nécessité de lui prêter souvent son esprit,
ne l'a pas traité selon son mérite. »
Guyétand, durant le
temps où il est secrétaire de Villette, ne fait
rien pour échapper à ce statut d'homme de l'ombre.
N'aspirant pas à la célébrité, il
n'a jamais cherché à tirer parti du premier succès
qu'il avait connu avec la parution du Génie Vengé.
Il convient cependant de
ne pas trop noircir le tableau : Guyétand s'accommode parfaitement
de la situation. Certes, il écrit au nom de son employeur,
mais il ne manque pas d'utiliser cette liberté qui lui
est offerte : mieux, il s'en sert pour sa propre cause. Outre
qu'il loue, dans plusieurs des écrits de Villette, les
charmes de sa région natale, le poète ne manque
pas de sensibiliser son maître au problème des mainmortables
du Mont-Jura. Ainsi averti, le Marquis publie sous son nom, en
1789, la Protestation d'un serf du Mont-Jura. Si le secrétaire
prête à son maître sa propre plume, le maître
n’est pas en reste et lui prête sa renommée
; car c'est bien Guyétand qui est à l'origine du
pamphlet. Signé de la main du Marquis de Villette, la Protestation
prend une tout autre valeur.
Guyétand occupe par
ailleurs studieusement les instants de liberté que lui
laisse son travail de secrétaire ; il continue à
composer, de son côté, quelques pièces en
vers. Un recueil, modestement intitulé Poésies
Diverses, où l’on trouve notamment une nouvelle
leçon du Génie Vengé, rassemble
ainsi les poèmes qu'il avait fait insérer séparément
dans différents périodiques littéraires.
Guyétand n’a jamais cessé d’écrire,
pour son propre compte, pendant les douze années où
il travaille au service du Marquis. L’Almanach des Muses
publie régulièrement les pièces en vers qu’il
compose. Le petit almanach de nos grands hommes pour l’année
1788 d’Antoine Rivarol ne manque pas de faire l’éloge
du poète jurassien :
« Ses impromptus, ses
anecdotes en vers et ses acrostiches en ont fait, en dépit
des rivaux, un des plus considérables personnages de ce
recueil, et de tous ceux qui paraissent au mois de janvier. M
Guyétand s’est fait dans la petite poésie
un arrondissement superbe, et n’en est jamais sorti. C’est
encore un modèle que nous proposons aux jeunes gens. »
A la veille de la Révolution, Villette se lance dans une
carrière politique. Il prend le nom de Charles Villette
pour publier divers articles, dans les Journaux de la capitale,
plus particulièrement dans la Chronique de Paris.
Guyétand prit part, sans le moindre doute, à la
rédaction de ces articles.
Le protecteur de Guyétand meurt en juillet 1793 –le
9 ou le 10, selon les biographes-, sans avoir joué de rôle
politique de premier ordre. Peu de temps avant sa mort, le Marquis
avait, semble-t-il, souhaité faire un don de 50 000 francs
à son secrétaire, pour lui assurer une existence
indépendante, mais Guyétand avait supplié
son maître d’attendre son rétablissement pour
disposer de cette somme. Quand le protecteur s’éteint,
Guyétand se trouve donc désœuvré et
sans ressources. L’anecdote nous est contée par les
Frères Michaud. On peut s’interroger sur sa véracité
; mais il est avéré que le jurassien était
sans le sou, à la mort de son protecteur.
Si l’on en croit les notices biographiques, la relation
qu’entretinrent le secrétaire et son maître
fut donc assez cordiale, pendant les douze années où
Guyétand travailla au service du Marquis de Villette. Janvier
cite pourtant une épigramme, inédite, du poète
franc-comtois. Epigramme qui apporte un bémol au développement
précédent :
Charles Marquis né très bon
roturier
Veut qu’on le croie issu de haut lignage.
De bel esprit de plus ayant la rage
Charles n’écrit qu’avec son teinturier
Si qu’à ce point si fort il tient en somme
Que de son bien donnerait de grand cœur,
Une moitié pour être mince auteur
Et le surplus pour être gentil homme.
La pièce en vers nous
dévoile une facette plus ambiguë du jurassien et laisse
à penser que si le secrétaire donnait, en apparence,
des marques de grande fidélité à l’encontre
de son employeur, il n’en gardait pas moins un regard assez
critique à son égard. Mais est-ce là vraiment
condamnable quand on connaît le caractère de l’ancien
protégé de Voltaire ?
Entre pauvreté et maladie (1793-1811)
Les vingt dernières
années de la vie de Guyétand ne sont marquées
par aucun coup d’éclat particulier. Son caractère
singulier -assez âpre pour qui ne connaît pas celui
qu’on surnommait parfois « l’Ours du Jura »-
peut-il expliquer qu’il ne s’est jamais élevé
au rang qu’il aurait pu prétendre obtenir ? Une anecdote
racontée par son compatriote Antide Janvier illustre à
la perfection l’abord rugueux que pouvait présenter
notre « Ours du Jura » :
« J’ai vu la pauvre
dame Perraud de Morez obligée d’attendre sous le
portique du Louvre, qu’il [Guyétand] sortît
de chez le traiteur Koliker, pour lui parler, tant son époux
lui avait recommandé de ne pas revenir sans lui apporter
des nouvelles. Enfin, elle l’aborda amicalement et lui demanda
s’il était heureux et si sa place lui rapportait
un peu d’aisance. –Assez pour vivre de crédit,
Madame, et puis il lui tourna le dos. La respectable dame Perraud
vint en pleurant me raconter cette brusquerie (car je demeurais
au Louvre, alors). Elle ajouta : je sais bien qu’il doit
une bagatelle à mon mari, mais nous étions bien
éloignés l’un et l’autre de lui en rien
demander. »
Cet extérieur
sérieux cachait un « grand
fond de gaieté », si l’on en croit Monnier,
qui souligne encore que le poète ne s’est jamais
soucié du lendemain.
La mort de son maître
pouvait s’inscrire comme une période-charnière
pour le fidèle secrétaire qui doit trouver une nouvelle
place où exercer ses talents. L’homme est effacé,
on l’a vu, il ne cherche aucunement à se mettre en
avant. Pour honorable reconversion, il obtient une place au ministère
des relations extérieures. Place où il reste très
peu de temps, puisqu’une grave maladie lui fait bientôt
perdre l’usage d’une jambe. C’est là
la version la plus répandue dans les biographies ; mais
Monnier affirme, pour sa part, qu’il était devenu
impotent. Il est difficile, là encore, de citer un repère
chronologique précis pour cette période : il est
encore au ministère en 1797, puisque c’est cette
année-là que Talleyrand revient à Paris pour
devenir ministre des Relations extérieures du Directoire.
La perte de sa jambe, ou son impotence, oblige Guyétand
à rester au lit.
Commence alors une période de privation certaine. Les Michaud
racontent que le poète était trop fier pour accepter
les secours que lui proposaient les personnes qui lui rendaient
visite. Par chance, M. de Talleyrand lui permit de conserver la
moitié de son traitement au ministère ; ce qui permit
à Guyétand de ne pas tomber dans la misère
la plus complète. Quelle ironie du sort pour cet honnête
homme qui avait vu passer en ses mains la fortune de son protecteur
:
J’ai manié des millions
Et je n’ai pas un sou de rentes.
La carrière littéraire de Guyétand ne s’arrête
pas cependant avec la mort de Villette. Après 1793, le
poète continue à écrire. On en a pour preuve
notamment le poème intitulé Les Noces de Rosine,
publié à Paris en 1794. Mais la carrière
poétique de Guyétand tombe assez rapidement dans
l’oubli, après la mort de son protecteur. L’Almanach
des Muses ne publie plus aucun poème de Guyétand
après 1796.
Oublié, alité,
il ne perd pas le goût de l’écriture. Une Épître
à M. Palissot, auteur de la comédie des “Philosophes”,
publié en 1806, est encore attribuée à Guyétand.
Quérart, dans son Dictionnaire biographique, affirme
par ailleurs qu’avant de mourir, le poète jurassien
aurait composé une satire contre le genre humain, ainsi
qu’un poème de six cents vers sur la navigation de
l’Escaut ; mais les manuscrits de ces poèmes ont,
semble-t-il, été perdus avant qu’ils ne soient
imprimés. Janvier mentionne toutefois, dans ses notes,
ce poème sur l’Escaut et cette difficile période
où Guyétand était alité : «
je lui ai même entendu réciter quelques pages sur
l’ouverture de l’Escaut ; mais une seule fois et lorsqu’il
était déjà alité et qu’il fallait
endurer ses bourrasques, car c’était là un
bâton merdeux qu’on ne savait par quel bout prendre.
» On le note au passage, l’horloger de Saint Claude
n’appréciait guère le singulier caractère
du poète ; au point qu’il en perd sa courtoisie coutumière.
Eclectique, Guyétand aurait également rédigé
un plan entièrement neuf des Eléments de mathématiques
; travail auquel il accordait beaucoup d’importance, semble-t-il.
Guyétand meurt à
Paris en 1811, à l’âge de 63 ans. La postérité
n’a pas élevé le poète au rang des
grands de ce siècle. Aucune de ses pièces en vers
ne figure aujourd’hui dans une anthologie de poésie
du XVIIIe siècle.
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