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par
Benjamin Aubry

Nous publions la deuxième partie de l’article de Benjamin Aubry, « Guyétand épigone de Voltaire ? » Le texte complet et annoté du Génie Vengé est accessible ici en PDF.

L’ombre de Voltaire plane sur la vie et l’oeuvre de Guyétand. C’est toutefois dans son poème Le Génie Vengé que l’influence du patriarche de Ferney est la plus sensible. La lecture du poème conduit même à s’interroger : Guyétand ne doit-il pas être considéré comme un épigone de Voltaire ?
Rappelons que le terme « épigone » renvoie, à l’origine, au nom des héros grecs de la seconde expédition menée contre la cité de Thèbes ; ces grecs s’emparèrent de la ville, vengeant ainsi leurs pères morts lors du premier siège. Etymologiquement, l’épigone désigne le descendant, celui qui est après ; on l’emploie donc par extension pour parler d’un successeur, voire d’un imitateur, le terme étant le plus souvent utilisé dans un contexte péjoratif. Il ne s’agit pas ici de restreindre l’expression à une seule de ces acceptions, mais bien de jouer avec les différents sens du mot, en se demandant si l’on doit considérer Guyétand comme un pâle imitateur de Voltaire satiriste, ou comme l’un de ses talentueux successeurs. Le terme d’épigone comprend même une connotation de vengeance qui pourrait se révéler ici tout à fait appropriée. Le Génie éponyme, n’est-ce pas précisément Voltaire ?


Composition du poème

Il est difficile de se lancer dans une lecture précise du poème, sans connaître quelques détails concernant sa genèse et sa composition.
La première parution du Génie Vengé remonte à 1780 ; cette leçon du poème, qu’on appellera H80 est publiée dans un petit opuscule de 16 pages. Le Catalogue des livres nouveaux, hebdomadaire, l’annonce, en effet, dans son édition du 25 novembre 1780.
On peut situer, sans risque de se tromper, la période de rédaction du poème entre 1778 et 1780. Le Génie Vengé semble, en effet, faire suite à la mort de Voltaire:

Sous le poids de la gloire, ô douleur ! il succombe.
Les Beaux- Arts éplorés gémissent sur sa tombe ;
Et l’Envie, accourant par un dernier effort,
Vient troubler à grands cris le sommeil de sa mort.
[Le Génie Vengé, v.309-312]


Il est difficile de nier que le poème puisse se percevoir comme un véritable hommage au maître Voltaire, qui vient de s’éteindre. Mais ne peut-on pas aller un peu plus loin et affirmer que la mort du grand homme est l’un des éléments déterminants qui incite Guyétand à prendre la plume ? Le titre du poème est, à ce sujet, digne d’intérêt. Il s’agit de « venger le Génie », bafoué, insulté, outragé par les mauvais critiques. Qui mieux que Voltaire pouvait, aux yeux du poète jurassien, personnifier ce Génie ? L’année 1778 semble donc une date importante dans la composition du Génie Vengé.
Le décès de Voltaire, et le tumulte qui l’entoure, sont, sans nul doute, des facteurs déterminants pour la forme que le poète va finalement adopter pour sa pièce satirique.

D’autres repères temporels se présentent comme autant d’indices pour justifier cette idée. L’incipit délivre, à ce titre, de précieuses indications. Dès les premiers vers, l’allusion au vice-amiral d’Estaing et à l’envoi de troupes outre-Atlantique dans le but de soutenir l’insurrection américaine renvoie le lecteur à des événements de l’année 1778. De la même façon, on note un peu plus loin dans le poème une nouvelle allusion à l’indépendance américaine qui est encore présente dans tous les esprits :

Aux champs Américains la LIBERTE s’élève, v.358

Ces indices laissent à penser que la rédaction de la première leçon du Génie Vengé se situe bien entre 1778 et 1780.

En 1790, une nouvelle version du Génie Vengé paraît dans un recueil de poèmes de Guyétand, intitulé Poésies Diverses. Cette version –C90, la dernière parue du vivant de Guyétand, et donc, celle à laquelle nous allons principalement nous intéresser- laisse entrevoir un certain nombre de corrections : le poème apparaît plus long d’une quarantaine de vers, et, si l’on dénombre suppressions et ajouts, on peut dire qu’une centaine de vers environ a subi des modifications. La période de « correction » qui aboutit à la publication de C90 se situe vraisemblablement entre 1781 et 1790.
Si l’on s’attache aux changements opérés entre les deux versions, il est facile de voir que Guyétand a considérablement réduit la première partie de son poème -où il faisait la satire des satires et des mauvais critiques- au profit de la deuxième partie consacrée à l’éloge des grands hommes du siècle. La satire des critiques occupait dans la leçon H80, près des deux des premiers tiers du poème, soit deux cent trente vers sur les trois cent cinquante deux que le poème compte au total ; elle n’occupe plus qu’une petite moitié du poème dans la leçon C90. Les passages jugés trop insultants ou violents ont été écartés. Et Guyétand a développé au contraire la seconde partie consacrée aux grands hommes.

Les modifications apportées ne manquent pas de renvoyer aussi au contexte historique de la décennie qui s’est écoulée. Comme on pouvait s'y attendre, Guyétand fait ainsi l’éloge de Soufflot, qui s’est éteint en 1780, persécuté par ses détracteurs :

Nous vénérons Soufflot que Patte persécute.
Soufflot qui s’élevant de succès en succès,
A mérité le nom de Vitruve français ;
(…)
L’attente du chagrin put abréger sa vie ;
Son mérite à jamais est vainqueur de l’Envie.
[Le Génie Vengé, v.191-198]

De la même façon, l’allusion à Linguet, qui avait échappé à la salve des critiques dans la première leçon du poème, ne s’explique-t-elle pas par les attaques menées par l'ancien avocat contre le patriarche de Ferney dans son ouvrage paru en 1788 et intitulé Examen des ouvrages de Voltaire ?
Une attentive comparaison des leçons H80 et C90 amène donc à relever quelques différences de taille ; la leçon C90 apparaît, en effet, assez différente de la première leçon du poème. En regard de l'ensemble, C90 présente un ton, certes virulent, mais moins emporté qu'il ne l'était dix ans plus tôt. La satire laisse plus de place à la défense et à l'éloge des grands hommes qui ont, selon Guyétand, marqué les décennies passées.


Structure du Génie Vengé et place du poème dans la littérature de son siècle

L’articulation du poème est très nette : il s’organise en trois parties distinctes. Mais le poète opère quelques pauses dans sa satire. Les trois grands mouvements du Génie Vengé, le titre même de la satire, les pauses marquées par de brusques changements de ton conduisent immanquablement à replacer cette pièce en vers dans la littérature de son siècle.

Le titre retient d’abord l’attention du lecteur. A lui seul, il annonce tout un programme et prend, en cela, une dimension quasi performative. Il s'agit de venger le Génie dans son acception la plus globale. Milton, Michel-Ange, Gluck trouvent leur place dans le poème. Mais de cette dimension universelle, une figure semble se dégager plus particulièrement : Voltaire. Cette interprétation du titre et du poème sera, notamment, celle de L'Almanach Littéraire, encore appelé Etrennes d'Apollon :

« C'est en invoquant Archiloque que le nerveux auteur du Génie Vengé prend le fouet de Juvénal et l'aiguillon de Perse. Les illustres protecteurs des Arts, Frédéric le Grand et l'Auguste Catherine II, y sont caractérisés à grands traits. C'est sous leurs yeux connaisseurs qu'on y peint des couleurs les plus durables ce Génie unique qu'ils ont tant aimé vivant, et qu'ils ont tant célébré après sa mort, soit dans des ouvrages, soit par des monuments. »

Ce titre n'est, toutefois, en rien original. Il suit un procédé usuel de l'époque : au XVIIIe siècle, on ne compte   plus, en  effet,  les  titres formés  à  partir  de « vengé » : Homère vengé, Rousseau vengé, Racine vengé, le Bon sens vengé… Plus proche chronologiquement du Génie vengé, on trouve le Dix-Huitième Siècle vengé, composé en 1775 par Jean-Baptiste de Milcent, ou encore les Grands Hommes vengés, en 1769, par l'Abbé Bergier. Bergier est franc-comtois comme Guyétand ; leur entreprise apparaît similaire : venger, sous la forme d’une satire, les grands hommes du siècle bafoués, outragés… Mais les points communs s’arrêtent là. Contrairement à notre poète, l’Abbé Bergier prend à contre-pied Voltaire sur nombre de points ; on peut presque parler d'un règlement de comptes entre les deux hommes.


Le poème, pour sa part, peut se décomposer en trois grandes étapes, nettement distinctes les unes des autres.

Des vers 1 à 160, on distingue un premier mouvement que l'on pourrait intituler « Satire des satires et des mauvais littérateurs ». Il s'agit de la partie la plus virulente, la plus polémique du poème.
Après un court et traditionnel incipit d'une dizaine de vers destiné à placer le poème dans un contexte historique clair, cette première partie débute par une invocation à de glorieux auteurs satiriques qui ont précédé Guyétand. Placé sous le patronage de Juvénal, le poète jurassien peut, dès lors, attaquer les critiques véreux, prêts à vendre leur âme et leur opinion pour quelques deniers, les journalistes corrompus et acerbes, les mauvais écrivains qui ont été mis en avant au prix de malhonnêtes cabales contre les plus grands ; il montre du doigt les Fréron, Desfontaines, Chapelain, Pradon, Berthier, Linguet et consorts. Ils sont comparés aux Mévius ou aux Zoïles d'antan, le poète ne cessant, dans sa satire, de faire des allusions à l'antiquité :

On vit trente Rhéteurs, écrivains embryons,
Au Mévius français, vendre leurs passions.
[Le Génie Vengé, v.67-68]


En ce sens, puisque l’entreprise de Guyétand vise à venger les artistes de génie, - et Voltaire, figure emblématique du Génie bafoué, en particulier-, on peut qualifier Guyétand d’ « épigone » de Voltaire : à l’instar des grecs qui vengent leurs pères morts lors du premier siège de Thèbes, l’auteur du Génie Vengé venge la mémoire de ce maître spirituel qui, comme bien d’autres, se voit attaquer jusqu’après la mort.
Ce premier mouvement ne manque pas de mettre en lumière l'effervescence littéraire qui régnait au XVIIIe siècle, époque où les périodiques à vocation littéraire se multiplient. Les cabales, les luttes entre journalistes acerbes et écrivains trop orgueilleux pour accepter la moindre attaque, les questions littéraires qui font débat… Ce sont là autant d'éléments qui apparaissent sous-jacents et qu'on devine à la lecture du poème, dans la première moitié surtout. Le texte se montre en prise directe sur la littérature de son temps. En cela, la satire de Guyétand ne dément pas les propos de Sautreau de Marsy qui affirmait en introduction de son recueil Poésies satiriques du XVIIIe siècle : « Plusieurs de ces poésies pourront servir aussi à l'histoire littéraire du XVIIIe siècle. »

Dans la deuxième partie du poème, des vers 161 à 320, on distingue un autre mouvement, où la satire, à proprement parler, laisse place à la défense et à l'éloge des grands artistes au premier rang desquels Guyétand place Voltaire. On note, dès lors, un parfait équilibre entre la première et la deuxième partie ; toutes deux comptent cent soixante vers, ce qui était loin d'être le cas auparavant puisque cette deuxième partie ne se limitait, en H80, qu'aux vers 233 à 297. Ce rééquilibrage n'est sans doute pas le fruit du hasard. Guyétand a considérablement développé et enrichi cette partie du poème : près de soixante vers ont été ajoutés. Architecture, sculpture, peinture, littérature, musique, théâtre… Guyétand s’efforce de n'oublier aucune discipline artistique :


Tous les arts à la fois étalent leur magie :
Vanloo donne à la toile et le souffle et la vie ;
Bouchardon, dans la fonte, anime le métal ;
Et le marbre est vivant sous la main de Pigal.
[Le Génie Vengé, v.289-292]


Mais cette volonté d’évoquer le Génie, sous quelque forme qu’il apparaisse, était déjà bien présente dans la première leçon du poème, comme en témoigne le blason qui orne la première page de H80 : ce blason montre un assemblage d’éléments qui renvoient par métonymie aux Arts comme à la Science : une palette et un pinceau évoquent la peinture, une plume la littérature, un archet la musique, un globe terrestre la géographie….

Il y aurait beaucoup à dire, cependant, sur cette distinction un peu trop manichéenne entre une première partie satirique et une deuxième, plus laudative. Le caractère satirique de l'œuvre ne disparaît pas brutalement. Satire et éloge sont intimement liés dans Le Génie Vengé. Pour ne pas risquer de perdre son lecteur en cours de route, Guyétand a l'habileté de marquer quelques pauses dans le cheminement de sa satire pour reprendre synthétiquement, en quelques vers, ce qu'il a dit jusqu'alors. Placés à l'exacte moitié du poème ou presque, les vers 203-206 s’inscrivent, à ce titre, comme une première conclusion, partielle, aux propos de Guyétand :


Le Talent est de faire, et non pas de juger.
Tous ces beaux correcteurs qu’il faudrait corriger,
Aux enfants d’Apollon, apportent des entraves,
Et d’un peuple pensant, font un peuple d’esclaves.


Même si ce n'est pas l'élément qui paraît, lors d'une première lecture, le plus évident, on peut affirmer sans peine que Guyétand a fait preuve d'une grande rigueur dans la construction de son poème. Le poète a ménagé les transitions entre les différents mouvements de son œuvre ; il n'est guère surprenant de constater que c'est avec Voltaire que débute (v.160 : « O Chantre de Henri ! » et s'achève cette partie consacrée aux grands artistes de l'époque.
Une deuxième conclusion, brève et synthétique comme la précédente, vient marquer la fin de cette partie consacrée à la défense des grands artistes de l'époque :

Bienfaiteurs des humains ! voilà votre partage ;
Des honneurs, des affronts, le triomphe et l’outrage.
Mais comme un trait de feu, du sein des préjugés,
La Vérité se montre ; et vos droits sont vengés.
[Le Génie Vengé, v.313-316]

Guyétand ménage ensuite une habile transition pour glisser vers la dernière partie consacrée à l'éloge des despotes éclairés de la seconde moitié du siècle :


Eh ! qu’importe, envers vous, le tort de la Patrie ?
Elle insulte à vos noms : l’Univers les publie.
Et vos sages Ecrits, en cent lieux répandus,
Vont dans le cœur des Rois, réveiller les vertus.
[Le Génie Vengé, v.317-320]

La troisième et dernière partie du poème, un peu plus courte que les précédentes puisqu'elle ne compte que 74 vers, est consacrée à l'éloge des grands monarques et des gouvernants de l'époque, adeptes du despotisme éclairé. Cette partie n'a presque pas évolué entre H80 et C90 ; Guyétand n'y a apporté aucune modification d'importance. Les souverains loués furent tous des amis, ou tout au moins, des correspondants des philosophes français Diderot, Voltaire, d’Alembert... Passage, pour ainsi dire, obligé à l'époque- même si la Révolution commence à gronder-, le poème se termine par un éloge de Louis XVI, le Roi en place. Le caractère conventionnel de cet éloge n'empêche cependant pas Guyétand d'émettre, dès 1780, des souhaits qui ne manquent pas d'évoquer la révolution à venir :


Il t’est donc réservé ce jour, cet heureux jour
Qui verra près du trône, en offrandes communes,
Les Ordres de l’Etat confondre leurs fortunes ;
Et le peuple affermir ses droits, sa liberté,
Par les liens sacrés de la fraternité :
Qui verra, sous l’effort des bras Patriotiques,
Crouler, de tes vizirs, les prisons tyranniques ;
Le Noble déchirer son Code féodal,
Etre homme, et dans son Serf embrasser son égal.
[Le Génie Vengé, v.368-376]


La satire de Guyétand est donc bien ancrée dans son temps. Elle s'inscrit directement dans la veine des satires voltairiennes, filiation dont elle se réclame ouvertement. Elle imite un genre bien balisé qui prend ses sources dans l'Antiquité –Archiloque, puis Juvénal font partie des précurseurs du genre- et qui connaît un énorme développement au siècle de Voltaire et de Diderot. Il ne faut toutefois pas considérer l'imitation avec les yeux d'un lecteur d’aujourd’hui ; au XVIIIe siècle, invention et créativité ne sont pas nécessairement prioritaires, on se contente souvent d'imiter un modèle hérité de l'Antiquité. Comme le souligne Edouard Guitton, « la notion toute moderne d’originalité littéraire prend naissance à l’époque descriptive. »

Certains passages du Génie Vengé n’annoncent-ils pas, justement, la naissance de la poésie descriptive ? On ne peut manquer de remarquer que certains passages s’inscrivent comme des parenthèses bien marquées dans l’articulation du poème. Le ton et les thèmes de ces passages détonnent avec le reste. L’exemple le plus frappant est peut-être à relever aux vers 263-273 :

Quand les feux du midi, sur les ailes des vents,
Ont brûlé l’herbe tendre, et desséché les champs ;
Si l’Aurore au matin nous verse la rosée,
La terre qui languit, en est fertilisée.
Des sillons imbibés, les humides canaux
Vont porter la fraîcheur au sein des végétaux.
Le gazon se ranime, et le jour voit éclore
L’émail éblouissant de Palès et de Flore.
La Rose qui n’attend qu’un rayon de soleil,
Aux baisers du Zéphyr, ouvre son sein vermeil.

Les vers semblent tout droit sortir d’un poème de Delille. Ils en ont le lyrisme, parlent à tous les sens de l’individu, même s’ils demeurent très académiques encore. Le contraste est saisissant avec le reste. Les métaphores classiques « baisers du zéphyr » et les allusions mythologiques demeurent, mais le vocabulaire apparaît plus précis ; le passage renvoie immanquablement à la poésie descriptive. C’est comme si Guyétand avait envisagé une nouvelle voie où mener son « art poétique ». L’espace de quelques vers, il s’essaie à cette poésie naissante. Mais cette voie entrevue ne correspondant pas à son entreprise, la tentation n’a duré qu’un instant, il l’abandonne bientôt pour revenir à la satire à proprement parler.
Guyétand aime aussi les vers qui présentent une tonalité champêtre. Comme en témoigne cet autre passage du poème :

O ! j’estime bien plus ce rustre basané
Qui soumet à la bêche un sol abandonné,
Et fait germer le grain dont la saveur heureuse
Ranime, du coursier, la fougue impétueuse ;
Qui va dans les forêts, armé d’un large fer,
L’Eté couper le bois qui me chauffe l’Hiver ;
Ou qui vient, de ma route, à grands coups de massue,
En cailloux incrustés, parqueter l’étendue ;
De son cœur simple et droit, suit l’instinct assuré ;
Et qui dort au Sermon que lui fait son Curé.
Citoyen, en tout temps, utile à la patrie
[Le Génie Vengé, v.235-245]

Ces vers se présentent, eux aussi, comme une parenthèse dans la satire : le ton, plus lyrique et bucolique évoque la poésie pastorale de Virgile... Quelques vers suffisent à Guyétand pour dessiner ce portrait cocasse et authentique de paysan. Le poète ne peut avoir écrit ces vers sans penser à son enfance, à sa famille mainmortable dans le Mont-Jura. La mainmorte reste en effet, pour Guyétand, un sujet sensible contre lequel il ne manque pas de s’élever. Il ne cesse, toute sa vie durant, de militer pour la suppression de cette « servitude » moderne. Le Génie Vengé ne fait pas exception à la règle ; outre le passage , assez neutre, qu’on vient de citer, la condition de serf est encore évoquée à la fin du poème (v.376).

Le poète franc-comtois a le talent d’intégrer ces passages -longs, tout de même, d’une dizaine de vers, à chaque fois- à sa satire sans provoquer de soubresauts, de dissonances avec le reste. Une comparaison suffit à les introduire : l’éloge du paysan-modèle     s’inscrit   comme   un    contre-modèle   aux « inutiles » journalistes acerbes ; l’éclosion de la Rose rappelle l’essor des Arts :


Ainsi des Préjugés, dissipant l’influence,
On voit fleurir les Arts aux beaux jours de la France
[Le Génie Vengé, v.274-275]


Ce sont précisément ces petits « à côté » qui apportent une touche d’originalité au poème. Ces pauses à la fois bien marquées tout en étant parfaitement intégrées au cheminement de pensée, confèrent à la pièce satirique un charme tout particulier.

L’éloge du paysan-citoyen modèle doit encore être perçu comme un écho à la doctrine physiocratique : les vers cités concordent à l’idéologie économique des physiocrates qui considèrent que la terre et l’agriculture sont les sources essentielles de la richesse d’un Etat. L’influence des physiocrates ne se dément pas dans la suite du texte. Lorsqu’il fait l’éloge des monarques, adeptes du despotisme éclairé, le jurassien n’oublie pas d’évoquer Frédéric V, le roi du Danemark, qui accorda une grande importance, dans sa politique, à l’agriculture de son pays :


Sous la zone cimbrique, un nouveau Triptolème
Met le soc en honneur, et s’honore lui-même.
[Le Génie Vengé, v.329-330]


L’influence des physiocrates est donc assez facile à distinguer. Mais ce n’est pas là, on s’en doute, la seule des influences discernables dans le poème.


Influences et personnages récurrents chez Guyétand

Voltaire demeure, bien sûr, la référence première du poète. Le genre même de la satire renvoie immanquablement, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, au « Roi Voltaire ». Son ascendance est évidente : on retrouve son influence dans le choix des références, le ton adopté, et même l’organisation de certains passages. La lecture de cet extrait du Pauvre Diable suffit à nous en convaincre :

Seul dans un coin, pensif, et consterné,
Rimant une ode, et n’ayant point dîné,
Je m’accostai d’un homme à lourde mine,
Qui sur sa plume a fondé sa cuisine,
Grand écumeur des bourbiers d’Hélicon,
De Loyola chassé pour ses fredaines,
Vermisseau né du cul de Desfontaines,
Digne en tout sens de son extraction,
Lâche Zoïle, autrefois laid giton,
Cet animal se nommait Jean Fréron.

« Homme à lourde mine », « Hélicon », « [fils] de Loyola », « Zoïle », « Jean Fréron »… Autant de métaphores et de périphrases présentes chez Guyétand, même si celui-ci se montre moins virulent que son illustre prédécesseur. Certes, quelques-unes unes de ces images et de ces métaphores semblent appartenir   à   un  « fond commun »  de  la  poésie : le
« permesse », le « parnasse », l’ « hélicon » sont des figures qui sont reprises par tous les poètes depuis le XVIe siècle. Mais le Génie Vengé semble, indéniablement, nourri de références, réminiscences, de citations que son auteur tire de ses lectures de l’œuvre voltairienne. Les hommes attaqués par le poète, dans sa satire, sont les ennemis de Voltaire. Guyétand reprend pour les qualifier les mêmes termes que le philosophe. La première partie du Génie Vengé -proprement satirique- évoque inévitablement Voltaire, référence incontournable pour l’époque. De même, la dernière partie fait place à l’éloge de grands monarques ; tous ces despotes éclairés ont entretenu avec le grand homme une correspondance plus ou moins soutenue. C’est peut-être dans cette dernière partie du poème que la parenté avec Voltaire est la plus sensible.

Guyétand, loin de nier cette ascendance littéraire, la revendique hautement :


O chantre de HENRI ! tandis que tes ouvrages,
Dans nos cœurs, malgré nous, arrachent nos suffrages ;
Tandis que chaque vers que ta bouche a dicté
Porte le sceau vivant de l’immortalité.
[Le Génie Vengé, v.161-163]

Au-delà de la dimension purement pragmatique de l’entreprise –se ranger dans le camp des Philosophes et des amis de Voltaire-, le fait de se réclamer des mêmes influences, d’adopter les références du philosophe n’est-il pas une autre façon d’adresser une ultime révérence au Roi Voltaire ?

On peut remarquer une autre source de similitudes, plus troublante encore que les éléments cités précédemment :

Epître au Roi de la Chine ; vers 89-95
[1] Le Tragique étonné de sa métamorphose,
Fatigué de rimer, va ne pleurer qu’en prose.
[2]De Molière oublié le sel s’est affadi.
[3] En vain, pour ranimer le parnasse engourdi,
Du peintre des Saisons la main féconde et pure
Des plus brillantes fleurs a paré la nature ; (…)

Le Génie Vengé ; vers 293-298
[1]Un Eschyle nouveau, s’emparant de la Scène,
D’un cothurne plus sombre, a chaussé Melpomène.
[2]Molière a vu Regnard, Destouches et Piron,
Dérober, dans ses mains, son masque et son crayon.
[3]Bernis, sur un luth d’or, et du ton des Horaces,
A chanté les Saisons, les Heures et les Grâces

On le voit, l’organisation de ces deux passages est rigoureusement identique :

[1] Les deux écrivains font allusion à la Tragédie. Melpomène, Eschyle, le cothurne, le « tragique » : autant d’éléments qui appartiennent au bric-à-brac poétique de l’époque.
[2] Il est ensuite question de Molière, ou plus précisément de la difficile succession du grand dramaturge.

[3] Les deux passages se poursuivent par une référence à des poètes de la Nature. Bernis n’appartient pas tout à fait à la poésie descriptive ; mais ses poèmes Les Quatre Saisons, les Quatre Parties du jour, ou Réflexions sur le Goût de la campagne l’inscrivent comme l’un des précurseurs de ce mouvement.
La parenté apparaît indéniable. D’autant que l’on trouve quelques vers plus haut, dans l’Epître à l’Empereur de Chine, la périphrase « zone cimbrique », expression propre à Voltaire pour désigner le Danemark, et qui sera réutilisée par Guyétand dans le Génie Vengé.

Le caractère vif et nerveux des vers est une autre caractéristique que Guyétand partage avec Voltaire. Comme le soulignait déjà Geoffroy dans le Journal de Monsieur, « [les vers de Guyétand] ne se traînent pas pesamment, un à un, ou deux à deux. » Guyétand fait preuve d'une certaine fougue : le lecteur ne peut que se laisser entraîner par l'élan produit.

Je ris quand je vois, comme un autre Lucille,
Vomir, sur les écrits, les vapeurs de sa bile ;
Soumettre à sa lunette, et la prose, et les vers,
Et coudre, en ses Arrêts, le bon sens à l’envers.
Que dis-je ? convertir, par un abus étrange,
La louange en mépris, le mépris en louange ;
Canoniser Berthier, foudroyer Diderot ;
D’un sot faire un grand homme, et d’un grand homme un sot.
[Le Génie Vengé, v.93-100]

L’impétuosité des vers de Guyétand n'est pas sans rappeler la virtuosité des poèmes satiriques voltairiens.

Plus qu’un imitateur servile, le poète franc-comtois apparaît comme un lecteur fidèle du Philosophe. Il a, sans aucun doute, lu attentivement l’œuvre satirique de Voltaire, s’en est imprégné, avant de composer le Génie Vengé. Guyétand peut donc, à juste titre, être qualifié d'épigone de Voltaire. Mais rien ne serait plus faux, cependant, d’affirmer qu’il se contente de suivre servilement Voltaire, de l'imiter mécaniquement.

Les lecteurs attentifs du poème ne manqueront pas en effet de remarquer que le jurassien prend çà et là quelques distances avec son maître à penser. C’est dans la partie consacrée à la défense et à l’éloge des grands artistes de l’époque que Guyétand se démarque le plus de Voltaire. Il exprime, ainsi, une admiration sans réserve à l’égard de Jean-Jacques Rousseau, écrivain qui n’a pas été épargné par les griefs du patriarche de Ferney :


Rousseau, du cœur humain, éclairant le dédale,
Dans sa mine profonde, a creusé la Morale.
[Le Génie Vengé, v.285-286]


Guyétand partage avec l’auteur de La Nouvelle Héloïse le goût des plaisirs simples et champêtres. On retrouve, d'ailleurs, dans le Génie Vengé, des échos au Discours sur les sciences et les arts.

De la même façon, l’enthousiasme manifesté à l’encontre de Milton, l’auteur du Paradis Perdu, est sans équivalence avec les commentaires mesurés de Voltaire à l’encontre du poète anglais :


Milton, d’un merveilleux, voulut bâtir la fable :
Milton, pour son héros, alla chercher le Diable.
Chargé d’ans, sans fortune, et privé de ses yeux,
Il chante le Chaos, les Enfers et les Cieux ;
(…)
Ces tableaux où la force à la grâce est unie,
Quelle plume de feu les traça ? son génie.
Et si, de son vivant, Milton fut outragé ;
L’hommage de l’Europe aujourd’hui l’a vengé.
[Le Génie Vengé, v.169-180]

La révérence que le poète jurassien adresse à Voltaire n’est donc pas absolue. Guyétand ne partage pas tous les partis pris du philosophe et n’hésite pas, au détour de quelques vers, à afficher une certaine indépendance de pensée. Il en va de même à l’égard de Villette : le poète prend le contre-pied de son employeur quand il loue, par exemple, le talent de Boileau, écrivain particulièrement critiqué par le marquis.

On retrouve dans la poésie satirique de Guyétand l'influence évidente de Boileau. Difficile quand on compose une satire au XVIIIe de ne pas garder à l'esprit les Satires. L'auteur de la critique du Génie Vengé parue dans le Mercure de France qualifie Guyétand d' « imitateur heureux du style simple et familièrement poétique de Despréaux [-Boileau] dans ses Satires ». Les références à l'œuvre satirique de Boileau ne manquent pas dans le Génie Vengé même si le poète jurassien ne le mentionne qu’une seule fois :


Si Boileau, par ses vers, son goût pur et sévère,
N’avait, de l’art d’écrire, éclairé la carrière ;
Si, lui-même couvert de succès éclatants,
Il n’eût pulvérisé les Cotins de son temps.
[Le Génie Vengé, v.33-36]


L'auteur du Génie Vengé se présente, en cela, comme un fervent admirateur du poète, laissant de côté, une fois encore, les réserves de Voltaire qui reprochait principalement à l’auteur de l’ Art poétique ses attaques répétées contre Quinault. Outre cette mention de Boileau, le poème est ponctué de références intertextuelles aux Satires. A ce titre, l’allusion à Perse, dans la leçon H80, doit, sans nul doute, être perçue comme la réminiscence de la lecture d’une pièce en vers de Boileau : ce dernier était l’un des seuls poètes à faire encore référence à ce jeune et intransigeant poète latin – poète sur lequel Voltaire se montre quant à lui plus discret.

D’autres personnages apparaissent comme récurrents. Horace est cité à trois reprises : aux vers 74, 209 et 297. Peut-être le jurassien reconnaît-il des points communs entre son parcours et celui d’Horace ? Les similitudes ne manquent pas, en effet. Tous deux ont des origines modestes qui ne les empêchent pas de recevoir une solide éducation : le père d’Horace était un ancien esclave affranchi, les parents de Guyétand étaient des mainmortables. Le poète franc-comtois ne manque pas de souligner la ressemblance dans la préface de son recueil Poésies Diverses :


J’ai suivi l’exemple d’Horace.
L’intervalle que j’ai franchi,
Aujourd’hui n’est plus un problème :
Il était fils d’un affranchi,
Et je suis affranchi moi-même.


Les deux hommes partagent, par ailleurs, le même goût de la nature et des plaisirs simples : il est inutile de préciser qu’à l’instar d’Horace, le franc-comtois écrit des satires. Autre troublante similitude : à Rome, Horace se met au service d’un « Puissant », Mécène, ami et conseiller de l’Empereur Auguste. Toutes proportions gardées –Villette n’ayant pas la dimension de Mécène-, Guyétand agit de la même façon en devenant secrétaire du Marquis. Horace reste toute sa vie fidèle à son ami et protecteur, refusant même une proposition de l’Empereur qui souhaitait faire de lui son secrétaire. Nul doute que cette fidélité et cette reconnaissance soient des vertus appréciées par le jurassien. Il va rester plus de douze années au service de son maître, laissant de côté ses ambitions personnelles. Les points communs entre leurs deux vies sont donc assez nombreux pour que Guyétand reconnaisse en Horace un modèle possible.

La figure de Fréron est elle aussi récurrente dans le Génie Vengé. On dénombre deux occurrences du terme « frêlon », le surnom du journaliste, aux vers 37 et 302 ; le néologisme « fréromanie » du vers 82 évoque lui aussi le créateur de l’Année Littéraire.

On note même une occurrence supplémentaire du nom « Fréron » dans le manuscrit H80. Et l’on ne relève ici que les allusions explicites au critique. D’autres vers, tels les vers 101-102 ne manquent pas d’évoquer le personnage de Frêlon-Fréron caricaturé par Voltaire dans sa comédie L’Ecossaise. Quoi de plus normal, toutefois, que de voir un ennemi intime de Voltaire apparaître à plusieurs reprises dans un poème qui se présente comme un ultime hommage au philosophe et comme une violente diatribe contre les mauvais critiques ennemis du Génie ? D’autant qu’il n’y eut pas un mais deux Fréron : le fils reprit en effet l’Année Littéraire à la mort du père. Il convient cependant de s’interroger : de la même façon que Horace peut apparaître comme un modèle pour le poète jurassien, Fréron ne constitue-t-il pas l’archétype même du contre-modèle aux yeux du poète franc-comtois ? S’il avait suivi les conseils de l’abbé Sabatier qui voulait l’enrôler dans son armée anti-philosophique, Guyétand aurait pu connaître le même parcours que Fréron-père. Le journaliste commence en effet sa carrière sous la protection de l’abbé Desfontaines, c’est lui qui lui met le pied à l’étrier et lui montre la voie. Si Fréron revient de façon aussi récurrente dans le Génie Vengé, n’est-ce pas précisément parce qu’il symbolise, aux yeux de Guyétand, la tentation de basculer du « côté obscur », celui des critiques acerbes ? Guyétand fut confronté au même choix que Fréron, mais il a choisi une autre voie.


Conclusion

Guyétand peut, à juste titre, être considéré comme un épigone de Voltaire. Toutefois, s’il demeure imprégné de l’œuvre du patriarche, il ne se contente pas de l’imiter mécaniquement et se réclame également d’autres auteurs comme Horace ou Boileau. Sans oublier l’influence du courant physiocratique.
Mais la part d’originalité la plus importante est à déceler dans les passages où la satire, à proprement parler, demeure plus en retrait : le poète intègre, avec adresse, des passages au ton plus bucolique, et peut-être plus personnel. Ces pauses bien marquées, mais parfaitement intégrées dans l’articulation générale du poème, confèrent au Génie Vengé un charme singulier. L’épigone est d’abord véritable poète.


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© IMV Genève | 01.10.2004