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par
Hervé Baudry-Kruger
Dans sa jeunesse, Gérald Hervé eut une idole : Paul
Valéry. Plusieurs de ses poèmes les plus achevés
sont purement valéryens. Et du maître, le jeune Hervé
a lu le discours sur Voltaire du 10 décembre 1944, au sortir
de la Libération (l’exemplaire imprimé figure
dans la septième vitrine de l’exposition). Voltaire
et Valéry : deux penseurs qui le marqueront à jamais.
Faut-il s’en étonner, pour l’ancien, de la
part d’un élève de la communale ? Et qui revendiquera,
toute sa vie durant, l’héritage laïc et républicain
comme une marque d’origine. De la part de celui qui, en
tête de sa dernière œuvre, fait sienne la phrase
de Jean Daniel : « Mes maîtres m’ont appris
qu’il y avait deux France, les héritiers de l’Ancien
Régime et ceux de la Révolution. » Parmi les
maîtres de leurs héritiers communs, il y a Voltaire.
Mais dans l’œuvre de Gérald Hervé, la
pensée de Voltaire ne constitue pas un simple jalon, une
référence de potache, quelque lieu de mémoire
dont il suffit, à dates et à écrits solennisés,
de rappeler qu’ils eurent lieu car souvenir vaut allégeance.
L’art de la célébration, ce rite de soulagement
si souvent transformé en étouffoir, n’est
pas dans ses cordes. Voltaire, l’un des quatre de ce qu’il
nomme le « quadripole majeur » de ce siècle,
avec Diderot, d’Alembert et Condorcet, est l’homme
des Lumières, le défenseur de la liberté
d’expression et de la justice. « Il convient de citer
Voltaire : “Je ne suis pas d’accord avec ce que vous
dites, mais je me battrai de toutes mes forces pour que vous ayez
le droit de le dire” (Traité sur la tolérance,
1763). Ni le Bill of Rights anglais de 1689, ni la Déclaration
américaine de 1776 n’ont jamais réellement
fait école en France où, seule, a toujours prévalu
la logorrhée rituelle de certains robins de (17)(19)89.»
(Carnet de mémoire et d’oubli. La France 1990,
Soignies, Talus d’approche, 2004, 19/7.) La célèbre
phrase de Voltaire n’est pas un mot en l’air, elle
implique un engagement consenti au prix le plus élevé,
l’éclipse de ses propres convictions. Il invite au
défi à l’égard de soi-même, puisqu’il
s’agit de faire place à l’opinion de l’autre,
de consentir à l’expression de l’inconciliable.
Adopter ce voltairianisme, le faire sien, ne revient pas tant
à suivre la parole d’un maître qu’à
se faire violence au nom d’un principe où le choix
individuel débouche sur l’universel de la liberté
— plus une nécessité, la polémique.
Cette attitude est, de nos jours encore, hautement problématique,
remise en cause par ceux qui la faisant leur en toute légitimité
peuvent être soupçonnés de détournement
de tolérance. Autrement dit, Gérald Hervé
a adopté d’emblée le présupposé
voltairien de la contrariété, que la pensée
la suscite ou la sollicite — d’aucuns diraient : contre
la « pensée unique ».
Cet idéal des Lumières aux sources de la modernité
démocratique et de ses chantiers est donc l’héritage
à sauvegarder, à fructifier, de guerre jamais lasse.
Il ne souffre aucune position de défensive : toute offense,
car elles se déclarent sans crier gare, suscite riposte.
La rationalité à l’œuvre se reconnaît
à cet autre principe de la lutte contre « cette ignorance,
cet obscurantisme entretenu, contre quoi luttaient nos Encyclopédistes
– sources de tous les maux...» (Carnet, 31/8.)
Actualité de ce cheval de bataille voltairien, mais aussi
d’une génération, puis d’une tradition
qui est victoire (fragile, menacée) et gain pour l’humanité
: les pages du Carnet de mémoire où se
lit, s’entend l’indignation mêlée de
dégoût, d’une tristesse philosophique, de l’auteur
face au « bourrage de crâne » médiatique
et à la stupéfiante « puissance des psychotropes
politiques » (Carnet, 28/9) qui eurent cours en
cette année de l’avant-première guerre du
Golfe.
L’attaque est essentielle. On écrit contre. Voltaire
avait à former des esprits, luttant pour cette nouveauté
démocratique qui montait et dont on n’avait point
eu encore l’idée. Aujourd’hui son message se
vit en regain d’importance non par ce qu’il propose
mais parce qu’il indique une posture, le refus du dilapidage
et d’un retour à une barbarie savamment formée
aux écoles démocratiques du siècle. Au siècle
de Voltaire tout semblait barbare mais commençait d’être
démocratique ; au nôtre, tout semble démocratique
mais s’apprête à devenir barbare.
Voltaire, Valéry : deux grands esprits. Or l’esprit
se sait, se veut léger — sans pour autant abdiquer
de son devoir d’esprit, le penser. Les pères de Candide
et de Monsieur Teste accueillent sans peine Gérald
Hervé : chez eux tous, l’humour ne perd pas ses droits.
Bien au contraire, il occupe une place centrale, qui est distance
à soi, celle qui lui revient dans toute pensée véritable,
la pensée qui se pense elle-même. Ainsi trouve-t-on
à plusieurs reprises dans son œuvre de ces clins d’œil
qu’interdit la pose de l’Ermitage, le cadet devant
l’aîné ; mais les sourires, l’un de marbre,
l’autre de chair, sont de connivence. Gérald Hervé
rejoint, très significativement, le philosophe dans un
jardin : « Inauguration, à Cergy-Pontoise, par
le président de la République, des jardins des
droits de l'Homme. Oh ! Candide ! » (Carnet,
18-21/10.) Signalons encore cette galéjade marseillaise
: la Margoule — longue nouvelle (ou court roman)
qui s’achève sur une pure pirouette voltairienne.
Mathieu, l’éternel rond-de-cuir laissé-pour-compte
des manigances d’un patron véreux, exhale en ces
termes la triste sagesse du vaincu : « aux temps où
nous sommes, il vaut mieux cultiver le jardin municipal…»
(La Margoule in Marseilles, Soignies, Talus
d’approche, 2003, p. 87.)
Gérald Hervé, qui avait bien des raisons de goûter
la férocité d’un Jules Renard, ne fut jamais
magistrat en un tel jardin. Seul celui des lettres importait,
qu’il ne cultivait point à la française, au
mieux, à la Voltaire car comme lui il avait la passion
de la justice, ayant été brisé dans sa jeunesse
par une injustice digne de la France d’ancien régime.
La leçon est qu’il faut se méfier des jardins
où l’ordre règne. C’est aussi le nom
que l’on donne à la Touraine, jardin de la France,
et patrie de Descartes.
Dès la fin des années
quatre-vingt, Gérald Hervé a relu les classiques
de philosophie. Chantier d’où surgira le monumental
essai anticartésien la Nuit des Olympica. Essai sur
le national-cartésianisme (Paris, l’Harmattan,
1999, 4 vol.). À côté de Hegel, Heidegger
ou Spinoza, Voltaire et, en particulier, son Dictionnaire
philosophique. On ne compte pas moins de cinquante renvois
à cet auteur ; du dictionnaire, Gérald Hervé
a relu notamment les articles Athéisme, Secte, Sensation,
Songes, Torture. Jamais, depuis ses premiers écrits publiés
en 1948, dans une revue audacieusement intitulée Imprudences,
la présence de Voltaire n’est apparue si nécessaire
sous la plume de Gérald Hervé. La parenté
éclate, c’est presque un dialogue qui s’instaure
entre ces deux penseurs que réunit, quoique sur des bases
différentes, leur anticartésianisme (sur cet anticartésianisme
de Voltaire, outre la réflexion philosophique de la
Nuit des Olympica, il y a les analyses de l’historien
François Azouvi dans son Descartes et la France
publié chez Fayard en 2002).
On serait même tenté de pointer un voltairianisme
hervéien, pour ne pas parler d’un Hervé Voltaire,
tant la pensée du maître se voit prolongée
avec pertinence et dans un esprit aussi vigoureux et stimulant
que le sien : cela aboutit au Petit vade-mecum de la spiritualité
ou le Dictionnaire de Voltaire, revisité et tempéré
(La Nuit des Olympica, tome 4, p. 351-9). La reprise de la
forme du dictionnaire, arme des Lumières au service de
la vulgarisation militante grâce à sa simplicité
de manipulation, répond avec la même efficacité
qu’en 1769 à l’urgence de l’heure : en
1990, il s’agit de «reprendre le combat de Voltaire
contre la Bêtise lorsque celle-ci devient institution et
la source de tous les crimes commis en Son nom. Et les fariboles,
objets de dogme.»
Les choses sont claires : il y a le Voltaire des historiens et
le Voltaire des philosophes. Il n’est pas un jalon dans
l’histoire de l’esprit ni, en tant que symbole d’un
engagement historique, la bannière des combattants de la
liberté. Bien que panthéonisé, il tient toujours
la route. Sa parole demeure actuelle. Elle nous parle. C’est
l’activisme voltairien, forme et fond, qui est mis en œuvre
dans la Nuit des Olympica. D’où ce pronom
pluriel où Gérald Hervé s’inclut sans
hésitation : « nous, les compatriotes de Voltaire
» (Pierre Fontanié cité dans le tome 3, p.
302).
Il y a cependant une lecture hervéienne de Voltaire par-delà,
ou en deçà ?, l’engagement, le combat philosophique
contre l’intolérance, l’obscurantisme, etc.,
bref contre la « primitivité » (tome 4, p.
81) dont se riait le maître des Délices. En effet,
Gérald Hervé revient à plusieurs reprises
sur le plaisir de la pensée — ou du penser,
comme on peut le lire dans l’une des citations placardées
aux murs — chez lui. Faut-il y voir surtout une forme de
jubilation faite de cette légèreté que nous
avons rencontrée plus haut ? En tout cas, il ne s’agit
rien moins que de futilité ou de cet esprit mondain dont
on attend qu’il brille comme les chandelles illuminant un
repas fin. Ce plaisir du penser a une conséquence majeure
dans l’ordre de l’exercice de l’intelligence.
Il est la source de cet esprit d’« ouverture »
de la philosophie voltairienne qui refusant l’« absolutisation
» des termes évite, au contraire des pensées
sœurs en Lumières, de Rousseau et Condorcet notamment,
de tomber dans les pièges de la rationalité-croyance
et son aboutissement ultime, la Terreur. Ce plaisir encore est
signe de la liberté d’un esprit qui, dans son progressisme
pragmatique, sait qu’il ne peut proposer qu’une sagesse
à portée de l’humain. À ce propos,
le parallèle Voltaire/Condorcet (tome 3, p. 84) mérite
de joindre les pages des anthologies de la philosophie contemporaine
: il ne s’agit pas d’un exercice d’école,
façon Racine et Corneille, mais de l’analyse de deux
modalités d’une pensée de l’utile et
du vrai. Gérald Hervé délivre de la sorte
une forte leçon d’Aufklärung en en
signalant les « fourvoiements ».
Car la liberté de pensée — un penser en liberté
— passe par la limite. Gérald Hervé a
relevé une frontière du voltairianisme. Sur un point,
Voltaire a baissé les armes, voire est passé à
l’ennemi. Là où il le surprend en «
flagrant délit de cléricature », sur l’homosexualité,
problème clé de l’anthropologie contemporaine
et « lieu de la plus grande hypocrisie sociale » (tome
3, p. 91). Car Gérald Hervé pousse les principes
de vérité et de justice (la bastonnade, pour lui,
fut l’exclusion de la marine, la mort sociale pour cause
précisément d’homosexualité —
voir Gérald Hervé en prison) là où
Voltaire a cessé de le faire. Dans l’affaire d’Étienne
Benjamin Deschauffours, exécuté pour sodomie par
amalgame, dans ses propos sur ce sujet, il s’est montré
« pusillanime », hypocrite même. « Notre
Voltaire en bémol parmi les loups ! » se
désole-t-il. Et pourtant… Aurait-il oublié
sa jeunesse ? se demande le lecteur de Roger Peyrefitte. Le reproche,
bien que déjà grave, ne se limite pas à la
trahison des plaisirs de jadis mais à l’erreur de
perspective qui le mène, dans son anticléricalisme,
à dénoncer ce qu’il tient pour les « infamies
» du clergé : « l’arbre lui a caché
la forêt », conclut l’auteur de la Nuit
des Olympica. Erreur d’autant moins pardonnable que
Diderot ou Condorcet ne sont pas tombés dans le piège.
D’ailleurs, c’est de leur côté que viendra
le courant menant aux lois de décriminalisation sexuelle
de la Révolution — lesquelles seront abolies par
le gouvernement de Vichy en 1942.
Le voltairianisme de Gérald Hervé n’est pas,
on le voit, opportunisme philosophique ou suivi pour mémoire.
La dénonciation du fourvoiement voltairien signale que
cette pensée peut, doit être poussée plus
loin. Sa dynamique est donc demeurée intacte. Il va de
soi qu’il ne saurait être question pour lui de relativiser,
de concéder, sur le point incriminé, l’état
des mentalités de l’époque. La réflexion
philosophique, l’exercice véritable du penser interdit
que l’on prenne les gants de l’historien, qui lui
laissent les mains si blanches. Il s’agit aussi de comprendre
que si son combat avait commencé avec lui, il ne prenait
pas fin avec lui, comme aurait pu le croire Monsieur Homais. Le
meilleur hommage qu’on puisse lui rendre, c’est de
combattre ses fourvoiements avec ses armes, puisqu’elles
le permettent. Ainsi le procès instruit par Gérald
Hervé contre Voltaire aux marges de son engagement prouve-t-il
l’actualité de sa pensée, c’est-à-dire
sa puissance critique. Ce n’est pas un disciple de Voltaire
qui a posé ce jour d’août 1992 devant le patriarche
de marbre, c’est un philosophe du vingtième siècle,
quelques pas devant, dans le même chemin.
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