|
Actualités
de l'IMV
Deux salles rendues au public
Voltaire
nous écrit
Histoire d’un bon bramin
Clin
d'oeil
Voltaire debout, et lisant de Lucas de Montigny
A propos
de ...
Hippolyte Buffenoir, promeneur solitaire
Nouvelles
du XVIIIème siècle
Publications
Liens
Jean-Jacques Rousseau sur la toile (suite et fin)
Tout
le numéro en pdf
inscrivez-vous
� la
Gazette des D�lices |
|
Le
texte que nous présentons aujourd’hui à la
sagacité du lecteur a été écrit par
Voltaire aux Délices en 1759, et envoyé le 13 octobre
de la même année à Mme du Deffand, avec ce
commentaire quelque peu désabusé : « Je vous
exhorte à jouir, autant que vous pourrez, de la vie qui
est si peu de chose, sans craindre la mort, qui n’est rien.
»
Il est en effet question du divorce entre bonheur et raison :
faut-il, pour être heureux, être privé d’entendement
? Et que vaudrait un bonheur comparable à celui de la vieille
du conte, qui s’estime heureuse « pourvu qu’elle
pût avoir quelquefois de l’eau du Gange pour se laver
» ?
Ce texte suit Candide de quelques mois, et s’inscrit
dans la dynamique inaugurée, quelques années plus
tôt, avec le Poème sur le désastre de
Lisbonne. Une lecture publique en a été proposée
à l’Athénée le jeudi 17 mars dernier
par Philippe Jeanloz, à l’occasion de l’assemblée
générale annuelle de la Société d’Histoire
et d’Archéologie de Genève.
Histoire d’un bon bramin
Je rencontrai dans
mes voyages un bon bramin, homme fort sage, plein d’esprit
et très savant ; de plus il était riche, et partant
il en était plus sage encore : car ne manquant de rien,
il n’avait besoin de tromper personne. Sa famille était
très bien gouvernée par trois belles femmes qui
s’étudiaient à lui plaire ; et quand il ne
s’amusait pas avec ses femmes, il s’occupait à
philosopher.
Près de sa maison, qui était belle, ornée
et accompagnée de jardins charmants, demeurait une vieille
indienne bigote, imbécile et assez pauvre.
Le bramin me dit un jour : « Je voudrais n’être
jamais né. » Je lui demandai
pourquoi. Il me répondit
:
« J’étudie depuis quarante ans, ce sont quarante
années de perdues : j’enseigne les autres, et j’ignore
tout ; cet état porte dans mon âme tant d’humiliation
et de dégoût que la vie m’est insupportable.
Je suis né, je vis dans le temps, et je ne sais pas ce
que c’est que le temps ; je me trouve dans un point entre
deux éternités, comme disent nos sages, et je n’ai
nulle idée de l’éternité. Je suis composé
de matière ; je pense, je n’ai jamais pu m’instruire
de ce qui produit la pensée ; j’ignore si mon entendement
est en moi une simple faculté, comme celle de marcher,
de digérer, et si je pense avec ma tête comme je
prends avec mes mains. Non seulement le principe de ma pensée
m’est inconnu, mais le principe de mes mouvements m’est
également caché : je ne sais pourquoi j’existe.
Cependant on me fait chaque jour des questions sur tous ces points
; il faut répondre ; je n’ai rien de bon à
dire ; je parle beaucoup, et je demeure confus et honteux de moi-même
après avoir parlé.
« C’est bien pis quand on me demande si Brahma a été
produit par Vitsnou, ou s’ils sont tous deux éternels.
Dieu m’est témoin que je n’en sais pas un mot,
et il y paraît bien à mes réponses. ‘Ah
! mon révérend père, me dit-on, apprenez-nous
comment le mal inonde toute la terre.’ Je suis aussi en
peine que ceux qui me font cette question. Je leur dis quelquefois
que tout est le mieux du monde ; mais ceux qui ont la gravelle,
ceux qui ont été ruinés et mutilés
à la guerre n’en croient rien, ni moi non plus :
je me retire chez moi accablé de ma curiosité et
de mon ignorance. Je lis nos anciens livres, et ils redoublent
mes ténèbres. Je parle à mes compagnons :
les uns me répondent qu’il faut jouir de la vie et
se moquer des hommes ; les autres croient savoir quelque chose,
et se perdent dans des idées extravagantes ; tout augmente
le sentiment douloureux que j’éprouve. Je suis prêt
quelquefois de tomber dans le désespoir, quand je songe
qu’après toutes mes recherches, je ne sais ni d’où
je viens, ni ce que je suis, ni où j’irai, ni ce
que je deviendrai. »
L’état de ce bon homme me fit une vraie peine : personne
n’était ni plus raisonnable ni de meilleure foi que
lui. Je conçus que plus il avait de lumières dans
son entendement et de sensibilité dans son cœur, plus
il était malheureux.
Je vis le même jour la vieille femme qui demeurait dans
son voisinage : je lui demandai si elle avait jamais été
affligée de ne pas savoir comment son âme était
faite. Elle ne comprit seulement pas ma question : elle n’avait
jamais réfléchi un seul moment de sa vie sur un
seul des points qui tourmentaient le bramin ; elle croyait aux
métamorphoses de Vitsnou de tout son cœur, et pourvu
qu’elle pût avoir quelquefois de l’eau du Gange
pour se laver, elle se croyait la plus heureuse des femmes.
Frappé du bonheur de cette pauvre créature, je revins
à mon philosophe, et je lui dis : « N’êtes-vous
pas honteux d’être malheureux dans le temps qu’à
votre porte il y a un vieil automate qui ne pense à rien,
et qui vit content ? –Vous avez raison, me répondit-il,
je me suis dit cent fois que je serais heureux si j’étais
aussi sot que ma voisine, et cependant je ne voudrais pas d’un
tel bonheur. »
Cette réponse de mon bramin me fit une plus grande impression
que tout le reste ; je m’examinai moi-même et je vis
qu’en effet je n’aurais pas voulu être heureux
à condition d’être imbécile.
Je proposai la chose à des philosophes, et ils furent de
mon avis. « Il y a pourtant, disais-je, une furieuse contradiction
dans cette façon de penser. » Car enfin de quoi s’agit-il
? d’être heureux. Qu’importe d’avoir de
l’esprit ou d’être sot ? Il y a bien plus :
ceux qui sont contents de leur être sont bien sûrs
d’être contents ; ceux qui raisonnent ne sont pas
si sûrs de bien raisonner. « Il est donc clair, disais-je,
qu’il faudrait choisir de n’avoir pas le sens commun,
pour peu que ce sens commun contribue à notre mal-être.
» Tout le monde fut de mon avis, et cependant je ne trouvai
personne qui voulût accepter le marché de devenir
imbécile pour devenir content. De là je conclus
que, si nous faisons cas du bonheur, nous faisons encore plus
cas de la raison.
Mais après y avoir réfléchi, il paraît
que de préférer la raison à la félicité,
c’est être très insensé. Comment donc
cette contradiction peut-elle s’expliquer ? Comme toutes
les autres. Il y a là de quoi parler beaucoup.
|
|