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par
François Jacob

Nous proposons à la sagacité de nos lecteurs ce petit essai, dû à la plume de notre conservateur et intitulé « Rêver la ville ». Quoi de plus normal ? La commémoration du centenaire de la société Jean-Jacques Rousseau de Genève, le 13 juin dernier, a permis, grâce à la conférence de Michel Serres, de rappeler que la recherche d’une forme particulière d’urbanité était au cœur des préoccupations actuelles, et qu’elle n’était déjà pas étrangère au Citoyen de Genève. Ce petit texte se veut dès lors une incitation à lire, ou relire, les Rêveries du promeneur solitaire…

Considérer le problème de la ville dans les Rêveries du promeneur solitaire, c’est s’exposer à un double risque : celui, d’une part, de ne faire de la ville que le lieu d’une errance géographique faite de tours, de détours et de contours (très nombreux dans le texte) et d’oublier qu’elle est aussi, ou d’abord, souci d’urbanité ; celui, enfin, de chercher à voir dans le dernier des écrits de Rousseau la résolution d’un conflit démultiplié dans toute l’œuvre, et qui tendait à opposer la ville à la campagne, la capitale à la grande ville, la grande ville au village, etc... Ce danger est d’autant plus réel que le régime mis en place à l’issue du parcours anthropologique et politique des deux Discours, d’Emile et du Contrat social est effectivement perturbé dès les premières pages des Rêveries.

Régime qui, pourtant, avait la peau si dure qu’il en a perturbé, à son tour, bien des lectures et troublé nombre de lecteurs. Il n’est que de songer à Charly Guyot qui, voici trente ans, à l’instar du célèbre comparatiste François Jost pour l’ensemble de la Suisse, tentait d’identifier ce qui, chez l’ex-citoyen de Genève, pouvait avoir provoqué, en 1765, l’assentiment ou le ressentiment de ses concitoyens neuchâtelois. Le critique reformulait d’abord, pour ce faire, le jugement porté par Rousseau sur les habitants de Neuchâtel : « Chez nos Neuchâtelois -et j’y insiste : ceux du Bas, ceux de la petite capitale, ceux aussi que l’écrivain pouvait rencontrer au Bled, ou encore dans quelques-unes de ces « montagnes » du Val-de-Travers, qui accueillaient pour l’été quelques propriétaires citadins (ainsi, à Monlézy, le colonel Pury et sa famille) -chez nos Neuchâtelois, Rousseau prétend voir s’accuser davantage encore ce « contraste du naturel et de l’imitation » (1) ...

Les « Neuchâtelois du bas » font singulièrement songer aux enfants du quartier de Saint-Gervais, évoqués dès le premier livre des Confessions, et dont Rousseau est précisément issu. C’est qu’ils s’inscrivent comme eux dans une typologie, dans une orchestration de la ville qui préfère à la simple juxtaposition de catégories socio-professionnelles, destinées à l’origine à concourir au bien de la Cité, le classement des citoyens en catégories qui rappellent, peu ou prou, la stricte hiérarchisation de la bourgeoisie genevoise. Le roman du XIXe siècle exploitera largement ce régime d’oppositions à l’intérieur même de la ville. Quand le jeune de Rubempré arrivera sous les arbres de Beaulieu, Balzac n’omettra pas de rappeler « les barrières morales autrement difficiles que les remparts par où descendait Lucien (2) » qui séparent le bourg de l’Houmeau de la Ville Haute : il est vrai que l’Houmeau, « ville industrieuse et riche (3) », oppose à l’aristocratie du haut Angoulême la force du commerce et de l’argent. Rien encore de tel en ce XVIIIe siècle où les pas du promeneur peuvent, sans grand effort, mener directement de la ville à la campagne.

C’est dans la septième Promenade, bien avant la mention du refuge de la Robaila, qu’est le plus clairement signifié le caractère faux, voire insensé d’un contraste qui n’opère plus que par le truchement d’un contexte littéraire défini. L’activité humaine symbolisée par « des carrières, des gouffres, des fourneaux, un appareil d’enclumes, de marteaux, de fumée ou de feu (4) », c’est-à-dire par tout ce qui est issu du « sein de la terre (5) » et, au milieu des « infectes vapeurs des mines (6) », y retourne, s’oppose aux « douces images des travaux champêtres (7) » et à celles de « bergers amoureux (8) » ou autres « laboureurs robustes (9) ». Seule une lecture exclusivement politique du texte des Rêveries, comme le fut celle de Jacques Proust, pourrait reconnaître dans cet extrait quelqu’une des « conséquences de l’aliénation sociale (10) » et, par là même, l’un des motifs par lesquels Jean-Jacques, au sein d’une activité délibérément artistique, peut « retrouver une vie authentique (11) ». Le début de la septième Promenade est bien plutôt le lieu d’un divorce entre la ville et le travail qu’elle génère. Tandis que les œuvres précédentes -et notamment les écrits dits politiques- montraient que la ville, en accroissant des besoins superflus, dénaturait l’idée-même de travail, une dissociation s’opère dans le texte des Rêveries du promeneur solitaire, qui permet aux victimes passées de la ville d’être réintégrées dans un réseau d’images fécondées par l’imagination -recréées, en d’autres termes, par le rêve. Tel est par exemple le sens de l’épisode de la petite marchande de pommes, dans la neuvième Promenade : « ...je laissai là la bonne compagnie et je fus me promener seul dans la foire. La variété des objets m’amusa longtemps. J’aperçus entre autres cinq ou six Savoyards autour d’une petite fille qui avait encore sur son inventaire une douzaine de chétives pommes dont elle aurait bien voulu se débarrasser. Les savoyards de leur côté auraient bien voulu l’en débarrasser mais ils n’avaient que deux ou trois liards à eux tous et ce n’était pas de quoi faire une grande brèche aux pommes. Cet inventaire était pour eux le jardin des Hespérides, et la petite fille était le dragon qui le gardait. Cette comédie m’amusa longtemps ; j’en fis enfin le dénouement en payant les pommes à la petite fille et les lui faisant distribuer aux petits garçons (12). »

Le rappel de la chasse aux pommes relatée dès le premier livre des Confessions est ici trop évident pour qu’il soit permis d’insister : de chaque côté un « jardin des Hespérides » gardé par un « dragon » ; de chaque côté un obstacle matériel à vaincre (la distance de la remise dans un cas, le manque d’argent de l’autre) : la seule différence réside dans le statut du narrateur dont la position surplombante, dans le texte des Rêveries, lui permet de faire le « dénouement » de ce spectacle et de voir ainsi « la joie unie avec l’innocence de l’âge se répandre autour de [lui] (13) ». Statut qui confirme de manière active le retrait du monde dont Jean-Jacques, à plusieurs reprises, fait le fondement-même de sa narration. Ainsi dans la sixième Promenade : « Je vais trop loin sans doute, puisque j’évite les occasions d’agir, même où je ne vois que du bien à faire (14) ». Nulle contradiction en cela avec l’épisode des petits Savoyards, que la fin de la sixième Promenade semble d’ailleurs justifier a priori : « Ils ne me sont même indifférents qu’en ce qui se rapporte à moi ; car dans leurs rapports entre eux ils peuvent encore m’intéresser et m’émouvoir comme les personnages d’un drame que je verrais représenter. Il faudrait que mon être moral fût anéanti pour que la justice me devînt indifférente (15). »

Les savoyards restent cependant les victimes les plus exemplaires de la corruption citadine, et leur apparition dans la neuvième Promenade permet au rêveur de lier goût de l’enfance et dégoût des instances ou des individus qui, au sein de la Cité, organisent l’exploitation des plus faibles. Le thème, on le sait, sera repris à la veille de la Révolution par Louis-Sébastien Mercier, lequel consacre un chapitre entier de ses Tableaux de Paris à la description des activités des petits savoyards : « Ils sont ramoneurs, commissionnaires, et forment dans Paris une espèce de confédération qui a ses lois (16) ». La pauvreté est leur lot : « Ils épargnent sur le simple nécessaire, pour envoyer chaque année à leurs pauvres parents (17) ». Quant à leur gagne-pain, il leur donne l’occasion d’entamer un concert de rue des plus inattendus : « leur cri est long, plaintif, et lugubre (18) ».

Leur apparition à la fin de la neuvième Promenade permet en tout cas d’amorcer, sinon d’annoncer, le retour, par le truchement du souvenir, à cet état, à la fois lieu et qualité d’être, de la dixième Promenade : la Savoie. Lieu archétypal, la Savoie permet la résolution des conflits qui faisaient de l’espace des Rêveries un espace déchiré, tiraillé par des forces antagonistes, malmené par les efforts des méchants. Chambéry, lieu d’aboutissement d’un parcours onirique et de la quête ontologique qu’il soutient, s’oppose alors directement à Paris, lieu du dernier séjour, lieu où viennent aussi se cristalliser, se figer toutes les oppositions passées. Paule-Monique Vernes, au début de son étude, rappelait que « l’opposition massivement quantitative et démographique de la grande ville (Paris, Londres, Turin, Lyon) et de la petite ville (Genève, Neuchâtel, Vevai, Chambéry) » était elle-même « traversée » par « l’opposition politique, sociale, économique, et idéologique de la Capitale et de la Province (19) ». Ce schéma, effectivement valable dès lors qu’il s’agit de retrouver dans les écrits du Citoyen de Genève la logique d’un discours construit, à dominante rationnelle, n’a plus cours dans le texte des Rêveries, où la Promenade, incontournable moment de transition, permet en fait de passer d’un absolu à un autre. Paris est le point de départ : à la fois origine d’une errance géographique qui s’assimile à bien des égards à une descente aux Enfers (« petite mort » de la deuxième Promenade, « anéantissement (20) » de l’être moral, signalé à plusieurs reprises, traversée de lieux aux noms significatifs -ainsi la « Barrière d’Enfer », au début de la sixième Promenade), la Capitale ne stigmatise plus, comme c’était encore le cas dans le texte des Confessions, tous les maux ou tous les vices de l’humanité, mais elle permet, par son caractère globalisant, par son étendue aussi, de convoquer a posteriori les motifs qui faisaient de la ville un lieu nécessairement dégradé, continuelle source d’opprobre et d’avilissement.

C’est ainsi que les « corps collectifs », les plus redoutables persécuteurs de Jean-Jacques, puisqu’ils ne « laisseront pas plus de paix à [sa] mémoire après [sa] mort qu’ils n’en laissent à [sa] personne de [son] vivant (21) », se concentrent à Paris : c’est à Paris que le petit mendiant de la sixième Promenade est rapidement inclus dans le lot de « ceux qui l’avaient instruit (22) » ; c’est de Paris qu’est issue la « mouche (23) » de la neuvième Promenade, dont l’intervention est d’autant plus grave qu’elle dénature instantanément un lieu encore vierge -le village de Clignancourt- lieu sur lequel il faudra revenir ; c’est à Paris qu’un mythe se construit, s’élabore -celui, précisément, de la mort de Jean-Jacques. Le fait n’est pas innocent. Pour renaître, il faudra d’abord mourir à la ville, mourir à Paris avant, dans un deuxième temps, de retrouver, par la métaphore ou le souvenir, la sensation première d’une autre ville, sorte d’urbaine nature où la socialité, d’aucuns diraient l’urbanité, ne sera plus un vain mot.

C’est avant d’envisager, dans le vaste mouvement rétrospectif qui ouvre la troisième Promenade, « le terme de [ses] efforts pour parvenir et celui de [ses] prétentions en tout genre (24) » que Rousseau oppose la « douce inquiétude » qui saisit le « solitaire » exclusivement occupé par « la méditation dans la retraite, l’étude de la nature » et « la contemplation de l’univers » au « dégoût » qui saisit l’homme versé dans « le torrent du monde (25) ». Opposition des plus catégoriques, encore une fois, et qui va favoriser, au cours de chacune des Promenades, cette étonnante velléité d’abandon de la matérialité de la ville, évidemment corrompue. Ce que Rousseau recherche, c’est une position surplombante qui lui permît de ne plus frayer avec ses semblables, afin de ne plus souffrir de leurs pièges, et qui préservât un rapport étroit avec une réalité sensitive, dont la nature est la seule source. L’Etat de nature, qui était, au sein des écrits politiques, une pure abstraction, un moment imaginé, antérieur à toute société et donc forcément virtuel, devient, dans le texte des Rêveries, le seul Etat viable pour le Promeneur, appelé à fuir la société urbaine (de laquelle l’ont exclu les hommes du complot) et à composer, dans un nouveau tissu textuel, le rêve improbable d’un nouveau départ.

Encore ce terme « d’Etat de nature » n’apparaît-il évidemment pas tel quel dans le texte des Rêveries. Mais il y est question de la création, ou du repérage, d’une zone intermédiaire, à mi-chemin de la ville et de la campagne, de Paris et de ce monde de « verdure » qui sera celui, notamment, des cinquième et septième Promenades. Zone qui pourrait permettre, selon l’expression de Lévi-Strauss, de « vivre entre soi (26) », c’est-à-dire de mettre fin à la quête ontologique qui anime le parcours des Rêveries et de résoudre du même coup, fût-ce en fuyant de manière définitive toute réalité événementielle, la question du divorce de Jean-Jacques et de ses semblables.

Or cette zone intermédiaire, qui s’apparente, notamment à partir de la cinquième Promenade, à la Suisse, était déjà en germe dans les deux lettres écrites par Rousseau au maréchal de Luxembourg, les 20 et 28 janvier 1763. Frédéric Eigeldinger s’étonne avec raison de l’absence de ces deux lettres dans les cinq volumes des Œuvres complètes de la Bibliothèque de la Pléiade. Ces lettres ne sont en effet que des œuvres de commande : comme telles, elles perdent ce qui fait le propre d’une correspondance (la spontanéité, l’absence de programmation véritable du discours) et mériteraient d’être insérées au sein d’un corpus plus vaste, lequel comprendrait, dans la lignée des études critiques de François Jost, les œuvres délibérément « suisses » du Citoyen de Genève. Les lettres à Malesherbes sont en général annexées, dans de très nombreuses éditions, au texte des Rêveries du promeneur solitaire. Pourquoi ne pas imaginer alors une édition regroupant les textes de la période du Val-de-Travers, ou décrivant une nature si particulière qu’elle correspond, peu ou prou, à la situation de l’âme du scripteur ? C’est que la plupart des commentateurs pensent encore la dernière des œuvres de Rousseau en termes d’opposition, là où il conviendrait de la relire en termes de conciliation, ou de synthèse. Paule-Monique Vernes s’était précisément essayée à cette lecture, et avait cru reconnaître dans la Suisse des lettres au maréchal de Luxembourg et des Rêveries une sorte « d’Etat-jardin », ou, mieux, de « ville-jardin (27) » censés permettre non plus la confusion, mais bien la construction d’un univers où le sentiment, parce qu’il est rendu à la sensation qui le fonde, n’est plus « dénaturé (28) ».

La Suisse n’est en effet rien moins qu’une « grande ville divisée en treize quartiers, dont les uns sont sur les vallées, d’autres sur les coteaux, d’autres sur les montagnes (29) ». Les pérégrinations de Saint-Preux dans le Valais avaient déjà permis, fût-ce par la voix d’un être de papier, cette transcription citadine du paysage. A une première réduction sur le plan physique (la Suisse, petite unité géographique entourée de montagnes, est considérée indépendamment de ses voisins, et réduite, bon gré mal gré, à une certaine autarcie) correspond une réduction sur les plans métaphorique et poétique : seule une imagerie citadine peut rendre compte des fluctuations internes du microcosme ainsi constitué. Cette leçon de la seconde partie de la Julie et des Rêveries ne sera certes pas oubliée par les écrivains de la fin du siècle, en tête desquels Bernardin de Saint-Pierre, un des derniers amis de Rousseau. L’Ile de France offre en effet, par sa configuration spéciale (insularité, présence de montagnes quasiment infranchissables) un cadre tout à fait propice à la convocation d’une plastique de la ville. C’est le narrateur qui, dès les premières pages du roman, se fait le chantre d’une telle association : « Je connaissais Marguerite, et quoique je demeure à une lieue et demie d’ici, dans les bois, derrière la Montagne-Longue, je me regardais comme son voisin. Dans les villes d’Europe une rue, un simple mur, empêchent les membres d’une même famille de se réunir pendant des années entières ; mais dans les colonies nouvelles on considère comme ses voisins ceux dont on n’est séparé que par des bois et des montagnes (30). »

Montagnes qui recèlent, chez Rousseau, des surprises inattendues. L’activité humaine s’y reconstitue par touches éparses, elle s’y recrée dans une sorte d’éparpillement continuel qui fait attribuer au scripteur, dans la première lettre au maréchal de Luxembourg, une zone d’activités à chacun des nouveaux « quartiers » de la ville-nature : « On ne croit plus parcourir des déserts quand on trouve des clochers parmi les sapins, des troupeaux sur des rochers, des manufactures dans des précipices, des ateliers sur des torrents (31). »

L’intérêt de ce passage réside peut-être moins dans l’énumération quasi exhaustive des paysages rencontrés que dans la distance opérée par l’épistolier entre une réalité physique incontournable (la Suisse serait effectivement un désert, et seul un effort de l’imagination peut pallier cette carence d’urbanité) et sa transcription, par le biais de la modalisation, sur le plan poétique : « On ne croit plus parcourir ».

Le même paysage recevra, quelque huit ou neuf ans plus tard, un traitement équivalent. Encore sa réécriture ne se contentera-t-elle plus de l’apport d’un simple modalisateur, mais fera appel à la convocation d’un (probable) intertexte. Le passage se trouve, on s’en souvient, dans la septième Promenade, et a fait l’objet de nombreuses études. Le promeneur égaré croit s’être perdu, et jouit de ce sentiment de solitude absolue : « Mais insensiblement dominé par la forte impression des objets, j’oubliai la botanique et les plantes, je m’assis sur des oreillers de lycopodium et de mousses, et je me mis à rêver plus à mon aise en pensant que j’étais là dans un refuge ignoré de tout l’univers où les persécuteurs ne me déterreraient pas. Un mouvement d’orgueil se mêla bientôt à cette rêverie. Je me comparais à ces grands voyageurs qui découvrent une île déserte, et je me disais avec complaisance : sans doute je suis le premier mortel qui ait pénétré jusqu’ici ; je me regardais presque comme un autre Colomb. Tandis que je me pavanais dans cette idée, j’entendis peu loin de moi un certain cliquetis que je crus reconnaître ; j’écoute : le même bruit se répète et se multiplie. Surpris et curieux je me lève, je perce à travers un fourré de broussailles du côté d’où venait le bruit, et dans une combe à vingt pas du lieu même où je croyais être parvenu le premier j’aperçois une manufacture de bas (32). »

Cet épisode dit « du refuge de la Robaila », et qui a , entre autres, donné lieu à une célèbre étude de Jean Oudart (33), se construit à première vue selon le même schéma que les autres promenades « concrètes » du recueil : à une solitude de fait qui plonge le Promeneur dans une extase grandissante, succède un accident (ici, la découverte de la manufacture de bas) qui en abrège à la fois le cours et le récit. En effet, une fois la gêne de cette découverte évacuée ou exorcisée par le rire salvateur qui marque la fin de l’anecdote, suit une réflexion plus générale sur la nature physique de la Suisse, sur le paysage en général (on connaît aujourd’hui l’influence exercée sur Rousseau par le marquis de Girardin, qui lui aurait présenté ses premiers travaux dès 1774), et sur la vanité de la solitude. Vanité qui s’accorde bien avec l’intertexte inscrit en filigrane dans l’évocation de la Robaila, et qui n’est autre, semble-t-il, que la fin du chapitre XX de la première partie du Don Quichotte de Cervantès. Après la rencontre d’Alonso Lopez, le héros et son écuyer, tandis que l’aube point, se retrouvent « au milieu de grands châtaigniers, dont les ombrages épais avaient rendu la nuit plus obscure (34) ». Des bruits inquiétants provenant du torrent voisin, Don Quichotte s’apprête à la bataille : « Sancho le suivait à pied, tirant par le licou son âne, inséparable compagnon de sa bonne et mauvaise fortune. Après un assez long chemin au milieu de ces châtaigniers, ils arrivèrent dans un petit vallon entouré de rochers élevés, d’où se précipitait le torrent. Au pied des rochers, on voyait de loin quelques misérables maisons, qui ressemblaient à des ruines ; c’étaient de là que sortaient les épouvantables coups. Rossinante eut peur, et fit un écart ; mais notre héros le ramène, s’approche des maisons, en se recommandant à sa dame. Son écuyer, toujours derrière lui, allongeait souvent la tête et le cou entre les jambes de Rossinante pour chercher à découvrir ce qui lui faisait tant de peur. Au bout de cent pas, au détour d’une petite colline, ils découvrirent enfin la cause de leur terreur et de cet effroyable bruit. C’étaient, il faut le dire, il faut bien l’avouer malgré nous, six énormes marteaux de moulins à foulon, qui n’avaient pas cessé de battre depuis le jour précédent (35) ».

Au-delà du caractère ponctuel, voire anecdotique, d’un tel rapprochement, se dessine ce qui fait l’identité de la « zone intermédiaire » envisagée. A mi-chemin de la ville et d’une campagne synonyme de solitude (mais d’une solitude choisie, et non plus subie) la ville-jardin de la Robaila, comme avant elle la « campagne » de la deuxième Promenade, choisit comme lieu-même de sa représentation l’espace, intermédiaire lui aussi, d’un souvenir esthétique, d’une œuvre particulière, d’une impression ineffaçable. Une étude détaillée montrerait sans peine que la découverte du refuge n’est pas sans entretenir un rapport étroit avec le parcours du héros picaresque. La découverte de la campagne, avant l’accident de Ménilmontant, s’organisait de même selon les critères qui président, à la même époque, au tableau de l’hiver, dans certains poèmes descriptifs. Partout où il est question de faire un tableau d’une zone appelée à être dépassée, parce que déjà hors de la ville mais non encore loin de la ville, la description s’assimile à une transcription, ou à une relecture de textes significatifs. La Promenade devient alors rapidement rêverie littéraire que seul l’accident propre à chaque déplacement vient interrompre : le chien danois dans la deuxième Promenade, l’appel du dîner sur l’île de Saint-Pierre, la découverte de la manufacture de bas dans la septième Promenade... Seule la neuvième Promenade semble échapper à cette double constante d’une échappée de l’imagination et d’un retour assez brusque à la réalité du cadre de départ. Il est vrai que le Promeneur ne sort de Paris que pour atteindre Clignancourt, et que la Promenade s’achève par l’opposition stricte de la Capitale et de la Province : mais l’essentiel est ailleurs. Si les anecdotes relatées dans la neuvième Promenade ne permettent pas à l’imagination d’atteindre cette « zone intermédiaire » faite d’un retour, ou d’un recours, à l’illusion littéraire, c’est, pour reprendre les termes-mêmes de Rousseau, qu’il y a eu dénaturation. Et, ce qui paraîtrait aux contempteurs de Jean-Jacques le plus insoutenable des paradoxes, c’est le Promeneur lui-même qui s’interdit la fuite ultime. La rencontre de l’enfant de Clignancourt est perturbée dès lors que Jean-Jacques lui « donne de quoi acheter des petits pains de Nanterre dont le marchand passait là par hasard (36) ». Mêmes circonstances, et même violence faite au hasard dans l’épisode des oublies : « Durant leurs jeux vint à passer un oublieur avec son tambour et son tourniquet, qui cherchait pratique... Tandis que la gouvernante hésitait et disputait j’appelai l’oublieur et je lui dis : faites tirer toutes ces demoiselles chacune à leur tour et je vous paierai le tout […] afin de rendre la fête encore plus gaie, je dis en secret à l’oublieur d’user de son adresse ordinaire en sens contraire en faisant tomber autant de bons lots qu’il pourrait, et que je lui en tiendrais compte (37) ».

Réapparition de l’argent, position surplombante du Promeneur, temps pris a contrario : autant d’éléments qui, loin de concilier les mondes antagonistes de « l’urbaine nature » appelée de ses vœux par le promeneur et la ville, forcément corrompue, dont il est issu, altèrent de manière irréversible la « zone intermédiaire » que la plupart des déambulations précédentes avaient su recréer. La géographie particulière qui s’était établie au plus fort de chacun de ces lieux absolus (ville d’un côté, et campagne de l’autre) tend, dans la neuvième Promenade, à se corrompre à son tour. Les « détours » qui marquaient la déambulation dans la ville (dans les deuxième et sixième Promenades notamment) et auxquels pouvait correspondre, s’agissant de l’évolution dans un espace double, à la fois réel et métaphorique, la « dérive » sur le lac, dans la cinquième Promenade, se trouvent ainsi réduits à néant en ce qu’ils ne permettent plus de contourner l’obstacle social, issu de la ville, et matérialisé par l’argent. La prise de conscience de la neuvième Promenade reste ainsi bien tardive : « Cette fois, après avoir quitté mon vieux invalide je me consolai bientôt en pensant que j’aurais pour ainsi dire agi contre mes propres principes en mêlant aux choses honnêtes un prix d’argent qui dégrade leur noblesse et souille leur désintéressement. Il faut s’empresser de secourir ceux qui en ont besoin, mais dans le commerce ordinaire de la vie laissons la bienveillance naturelle et l’urbanité faire chacune leur œuvre, sans que jamais rien de vénal et de mercantile ose approcher d’une si pure source pour le corrompre ou pour l’altérer (38) ».

S’il est donc clair que les trajets urbains qui sont ceux du Promeneur dans le texte des Rêveries aident à matérialiser « des angoisses, des espoirs, des ambitions, des désirs (39) », il est en revanche peu probable que parvienne à s’y dessiner une véritable « poétique de la ville (40) ». C’était là, on s’en souvient, le vœu de Jean Biou, qui voyait « un imaginaire quotidien (41) » se révéler dans la ville, imaginaire « lié à la qualité de certains lieux maléfiques ou heureux (42) ». La ville est bien plutôt, est toujours, devrait-on dire, le lieu d’une politique évidemment hostile à Jean-Jacques. Celui-ci doit donc, au sein d’un parcours géographique bien déterminé, retrouver les termes qui traduisent son mal-être et font de chaque Promenade le lieu, perpétuellement mouvant, d’une quête ontologique. Tel est peut-être l’ultime paradoxe du Rêveur : si la ville peut encore être ce lieu magique où les hommes se retrouvent, c’est au prix d’un dernier départ. Car, pour rêver la ville, il faut d’abord la fuir.

 

(1) Charly GUYOT, « Jean-Jacques Rousseau juge des Neuchâtelois », De Rousseau à Marcel Proust, Ides et Calendes, Neuchâtel, 1968, p. 58.
(2) BALZAC, Illusions perdues, Préface et notes de Roland Chollet, éd. Cercle du Bibliophile, Lausanne, p. 60.

(3) Ibid., p. 61.
(4) Rêveries du promeneur solitaire, septième Promenade, Œuvres complètes, sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Bibliothèque de la Pléïade, t.1, p. 1067. Nous nous référerons désormais à cette édition.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7) Ibid.
(8) Ibid.
(9) Ibid.
(10) L’expression est de Michel Coz, Rêveries sans fin, Paradigme, 1997, p. 20.
(11) Ibid.
(12) Neuvième Promenade, p. 1092.

(13) Ibid., p. 1093.
(14) Sixième Promenade, p. 1056.
(15) Sixième Promenade, p. 1057.
(16) Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, chapitre CCCXVIII, édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, tome I, p. 839.
(17) Ibid.
(18) Ibid. Rappelons que les Savoyards apparaissent déjà dans la lettre XXIII de la seconde partie de La Nouvelle Héloïse. Saint-Preux y décrit à Claire les mécanismes de l’Opéra : « Le théâtre est garni de petites trappes carrées qui s’ouvrant au besoin annoncent que les Démons vont sortir de la cave. Quand ils doivent s’élever dans les airs, on leur substitue adroitement de petits démons de toile brune empaillée, ou quelquefois de vrais ramoneurs qui branlent en l’air suspendus à des cordes, jusqu’à ce qu’ils se perdent majestueusement dans les guenilles dont j’ai parlé. » Naturellement, les cordes peuvent rompre : « ...alors les esprits infernaux et les Dieux immortels tombent, s’estropient, se tuent quelquefois », La Nouvelle Héloïse, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 284.
(19) Paule-Monique VERNES, La Ville, la Fête, la Démocratie, collection « Traces », Payot, 1978, p. 31.

(20) « Il faudrait que mon être moral fût anéanti pour que la justice me devînt indifférente », Rêveries, Sixième Promenade, p. 1057.
(21) Rêveries, Première Promenade, p. 998.
(22) Rêveries, Sixième Promenade, p. 1051.
(23) Rêveries, Neuvième Promenade, p. 1090.
(24) Rêveries, Troisième Promenade, p. 1014.
(25) Ibid.
(26) Citée par Paule-Monique Vernes, op. cit., « Avant-propos », p. 15.
(27) L’expression apparaît chez Paule-Monique Vernes comme premier sous-titre de son chapitre intitulé «L’expérience urbaine », op. cit., p. 41.
(28) La dénaturation est par exemple le fait des botanistes : « De là les haines, les jalousies, que la concurrence de célébrité excite chez les botanistes auteurs autant et plus que chez les autres savants. En dénaturant cette aimable étude, ils la transplantent au milieu des villes et des académies où elle ne dégénère pas moins que les plantes exotiques dans les jardins des curieux », Rêveries, Septième Promenade, p. 1070.
(29) « Première lettre à M. le Maréchal de Luxembourg », Lettres sur la Suisse, édition de Frédéric S. Eigeldinger, Fleuron, Slatkine, 1997, p. 30.
(30) BERNARDIN de SAINT-PIERRE, Paul et Virginie, édition de Pierre Trahard, Garnier, 1964, p. 83.
(31) Lettres sur la Suisse, op. cit., p. 30.
(32) Septième Promenade, p. 1071.
(33) Jean OUDART, « Tentative et échec de la construction d’un refuge exemplaire chez Rousseau, à propos de l’épisode de la Robaila », Le Refuge, Paris, Minard, 1970, t.1, pp. 281-291.
(34) CERVANTES, Don Quichotte, traduction de Florian, collection des grands Classiques français et étrangers, Paris, 1923, p. 94.
(35) Ibid.
(36) Neuvième Promenade, p. 1089.
(37) Neuvième Promenade, p. 1090.
(38) Neuvième Promenade, p. 1097.
(39) Jean BIOU, « le Citoyen aux champs », La Ville au XVIIIème siècle, Sud, Aix-en-Provence, 1973, p. 59. Cité dans Paule-Monique Vernes, op. cit., p. 56.
(40) Ibid.
(41) Ibid.
(42) Ibid.


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© IMV Genève | 06.04.2005