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par
François Jacob
Nous proposons à la sagacité de nos lecteurs ce
petit essai, dû à la plume de notre conservateur
et intitulé « Rêver la ville ».
Quoi de plus normal ? La commémoration du centenaire de
la société Jean-Jacques Rousseau de Genève,
le 13 juin dernier, a permis, grâce à la conférence
de Michel Serres, de rappeler que la recherche d’une forme
particulière d’urbanité était au cœur
des préoccupations actuelles, et qu’elle n’était
déjà pas étrangère au Citoyen de Genève.
Ce petit texte se veut dès lors une incitation à
lire, ou relire, les Rêveries du promeneur solitaire…
Considérer le problème
de la ville dans les Rêveries du promeneur solitaire,
c’est s’exposer à un double risque : celui,
d’une part, de ne faire de la ville que le lieu d’une
errance géographique faite de tours, de détours
et de contours (très nombreux dans le texte) et d’oublier
qu’elle est aussi, ou d’abord, souci d’urbanité
; celui, enfin, de chercher à voir dans le dernier des
écrits de Rousseau la résolution d’un conflit
démultiplié dans toute l’œuvre, et qui
tendait à opposer la ville à la campagne, la capitale
à la grande ville, la grande ville au village, etc... Ce
danger est d’autant plus réel que le régime
mis en place à l’issue du parcours anthropologique
et politique des deux Discours, d’Emile
et du Contrat social est effectivement perturbé
dès les premières pages des Rêveries.
Régime qui, pourtant,
avait la peau si dure qu’il en a perturbé, à
son tour, bien des lectures et troublé nombre de lecteurs.
Il n’est que de songer à Charly Guyot qui, voici
trente ans, à l’instar du célèbre comparatiste
François Jost pour l’ensemble de la Suisse, tentait
d’identifier ce qui, chez l’ex-citoyen de Genève,
pouvait avoir provoqué, en 1765, l’assentiment ou
le ressentiment de ses concitoyens neuchâtelois. Le critique
reformulait d’abord, pour ce faire, le jugement porté
par Rousseau sur les habitants de Neuchâtel : « Chez
nos Neuchâtelois -et j’y insiste : ceux du Bas, ceux
de la petite capitale, ceux aussi que l’écrivain
pouvait rencontrer au Bled, ou encore dans quelques-unes de ces
« montagnes » du Val-de-Travers, qui accueillaient
pour l’été quelques propriétaires citadins
(ainsi, à Monlézy, le colonel Pury et sa famille)
-chez nos Neuchâtelois, Rousseau prétend voir s’accuser
davantage encore ce « contraste du naturel et de l’imitation
» (1) ...
Les « Neuchâtelois
du bas » font singulièrement songer aux enfants du
quartier de Saint-Gervais, évoqués dès le
premier livre des Confessions, et dont Rousseau est précisément
issu. C’est qu’ils s’inscrivent comme eux dans
une typologie, dans une orchestration de la ville qui préfère
à la simple juxtaposition de catégories socio-professionnelles,
destinées à l’origine à concourir au
bien de la Cité, le classement des citoyens en catégories
qui rappellent, peu ou prou, la stricte hiérarchisation
de la bourgeoisie genevoise. Le roman du XIXe siècle exploitera
largement ce régime d’oppositions à l’intérieur
même de la ville. Quand le jeune de Rubempré arrivera
sous les arbres de Beaulieu, Balzac n’omettra pas de rappeler
« les barrières morales autrement difficiles que
les remparts par où descendait Lucien (2) » qui séparent
le bourg de l’Houmeau de la Ville Haute : il est vrai que
l’Houmeau, « ville industrieuse et riche (3) »,
oppose à l’aristocratie du haut Angoulême la
force du commerce et de l’argent. Rien encore de tel en
ce XVIIIe siècle où les pas du promeneur peuvent,
sans grand effort, mener directement de la ville à la campagne.
C’est dans la septième
Promenade, bien avant la mention du refuge de la Robaila, qu’est
le plus clairement signifié le caractère faux, voire
insensé d’un contraste qui n’opère plus
que par le truchement d’un contexte littéraire défini.
L’activité humaine symbolisée par «
des carrières, des gouffres, des fourneaux, un appareil
d’enclumes, de marteaux, de fumée ou de feu (4) »,
c’est-à-dire par tout ce qui est issu du «
sein de la terre (5) » et, au milieu des « infectes
vapeurs des mines (6) », y retourne, s’oppose aux
« douces images des travaux champêtres (7) »
et à celles de « bergers amoureux (8) » ou
autres « laboureurs robustes (9) ». Seule une lecture
exclusivement politique du texte des Rêveries,
comme le fut celle de Jacques Proust, pourrait reconnaître
dans cet extrait quelqu’une des « conséquences
de l’aliénation sociale (10) » et, par là
même, l’un des motifs par lesquels Jean-Jacques, au
sein d’une activité délibérément
artistique, peut « retrouver une vie authentique (11)
». Le début de la septième Promenade est bien
plutôt le lieu d’un divorce entre la ville et le travail
qu’elle génère. Tandis que les œuvres
précédentes -et notamment les écrits dits
politiques- montraient que la ville, en accroissant des besoins
superflus, dénaturait l’idée-même de
travail, une dissociation s’opère dans le texte des
Rêveries du promeneur solitaire, qui permet aux
victimes passées de la ville d’être réintégrées
dans un réseau d’images fécondées par
l’imagination -recréées, en d’autres
termes, par le rêve. Tel est par exemple le sens de l’épisode
de la petite marchande de pommes, dans la neuvième Promenade
: « ...je laissai là la bonne compagnie et je fus
me promener seul dans la foire. La variété des objets
m’amusa longtemps. J’aperçus entre autres cinq
ou six Savoyards autour d’une petite fille qui avait encore
sur son inventaire une douzaine de chétives pommes dont
elle aurait bien voulu se débarrasser. Les savoyards de
leur côté auraient bien voulu l’en débarrasser
mais ils n’avaient que deux ou trois liards à eux
tous et ce n’était pas de quoi faire une grande brèche
aux pommes. Cet inventaire était pour eux le jardin des
Hespérides, et la petite fille était le dragon qui
le gardait. Cette comédie m’amusa longtemps ; j’en
fis enfin le dénouement en payant les pommes à la
petite fille et les lui faisant distribuer aux petits garçons
(12). »
Le rappel de la chasse aux
pommes relatée dès le premier livre des Confessions
est ici trop évident pour qu’il soit permis d’insister
: de chaque côté un « jardin des Hespérides
» gardé par un « dragon » ; de chaque
côté un obstacle matériel à vaincre
(la distance de la remise dans un cas, le manque d’argent
de l’autre) : la seule différence réside dans
le statut du narrateur dont la position surplombante, dans le
texte des Rêveries, lui permet de faire le «
dénouement » de ce spectacle et de voir ainsi «
la joie unie avec l’innocence de l’âge se répandre
autour de [lui] (13) ». Statut qui confirme de manière
active le retrait du monde dont Jean-Jacques, à plusieurs
reprises, fait le fondement-même de sa narration. Ainsi
dans la sixième Promenade : « Je vais trop loin sans
doute, puisque j’évite les occasions d’agir,
même où je ne vois que du bien à faire (14)
». Nulle contradiction en cela avec l’épisode
des petits Savoyards, que la fin de la sixième Promenade
semble d’ailleurs justifier a priori : «
Ils ne me sont même indifférents qu’en ce qui
se rapporte à moi ; car dans leurs rapports entre eux ils
peuvent encore m’intéresser et m’émouvoir
comme les personnages d’un drame que je verrais représenter.
Il faudrait que mon être moral fût anéanti
pour que la justice me devînt indifférente (15).
»
Les savoyards restent cependant
les victimes les plus exemplaires de la corruption citadine, et
leur apparition dans la neuvième Promenade permet au rêveur
de lier goût de l’enfance et dégoût des
instances ou des individus qui, au sein de la Cité, organisent
l’exploitation des plus faibles. Le thème, on le
sait, sera repris à la veille de la Révolution par
Louis-Sébastien Mercier, lequel consacre un chapitre entier
de ses Tableaux de Paris à la description des
activités des petits savoyards : « Ils sont ramoneurs,
commissionnaires, et forment dans Paris une espèce de confédération
qui a ses lois (16) ». La pauvreté est leur lot :
« Ils épargnent sur le simple nécessaire,
pour envoyer chaque année à leurs pauvres parents
(17) ». Quant à leur gagne-pain, il leur donne l’occasion
d’entamer un concert de rue des plus inattendus : «
leur cri est long, plaintif, et lugubre (18) ».
Leur apparition à
la fin de la neuvième Promenade permet en tout cas d’amorcer,
sinon d’annoncer, le retour, par le truchement du souvenir,
à cet état, à la fois lieu et qualité
d’être, de la dixième Promenade : la Savoie.
Lieu archétypal, la Savoie permet la résolution
des conflits qui faisaient de l’espace des Rêveries
un espace déchiré, tiraillé par des forces
antagonistes, malmené par les efforts des méchants.
Chambéry, lieu d’aboutissement d’un parcours
onirique et de la quête ontologique qu’il soutient,
s’oppose alors directement à Paris, lieu du dernier
séjour, lieu où viennent aussi se cristalliser,
se figer toutes les oppositions passées. Paule-Monique
Vernes, au début de son étude, rappelait que «
l’opposition massivement quantitative et démographique
de la grande ville (Paris, Londres, Turin, Lyon) et de
la petite ville (Genève, Neuchâtel, Vevai, Chambéry)
» était elle-même « traversée
» par « l’opposition politique, sociale,
économique, et idéologique de la Capitale
et de la Province (19) ». Ce schéma, effectivement
valable dès lors qu’il s’agit de retrouver
dans les écrits du Citoyen de Genève la logique
d’un discours construit, à dominante rationnelle,
n’a plus cours dans le texte des Rêveries,
où la Promenade, incontournable moment de transition, permet
en fait de passer d’un absolu à un autre.
Paris est le point de départ : à la fois origine
d’une errance géographique qui s’assimile à
bien des égards à une descente aux Enfers («
petite mort » de la deuxième Promenade, « anéantissement
(20) » de l’être moral, signalé à
plusieurs reprises, traversée de lieux aux noms significatifs
-ainsi la « Barrière d’Enfer », au début
de la sixième Promenade), la Capitale ne stigmatise plus,
comme c’était encore le cas dans le texte des Confessions,
tous les maux ou tous les vices de l’humanité, mais
elle permet, par son caractère globalisant, par son étendue
aussi, de convoquer a posteriori les motifs qui faisaient
de la ville un lieu nécessairement dégradé,
continuelle source d’opprobre et d’avilissement.
C’est ainsi que les
« corps collectifs », les plus redoutables persécuteurs
de Jean-Jacques, puisqu’ils ne « laisseront pas plus
de paix à [sa] mémoire après [sa] mort
qu’ils n’en laissent à [sa] personne de [son]
vivant (21) », se concentrent à Paris : c’est
à Paris que le petit mendiant de la sixième Promenade
est rapidement inclus dans le lot de « ceux qui l’avaient
instruit (22) » ; c’est de Paris qu’est issue
la « mouche (23) » de la neuvième Promenade,
dont l’intervention est d’autant plus grave qu’elle
dénature instantanément un lieu encore vierge -le
village de Clignancourt- lieu sur lequel il faudra revenir ; c’est
à Paris qu’un mythe se construit, s’élabore
-celui, précisément, de la mort de Jean-Jacques.
Le fait n’est pas innocent. Pour renaître, il faudra
d’abord mourir à la ville, mourir à Paris
avant, dans un deuxième temps, de retrouver, par la métaphore
ou le souvenir, la sensation première d’une autre
ville, sorte d’urbaine nature où la socialité,
d’aucuns diraient l’urbanité, ne sera plus
un vain mot.
C’est avant d’envisager,
dans le vaste mouvement rétrospectif qui ouvre la troisième
Promenade, « le terme de [ses] efforts pour parvenir et
celui de [ses] prétentions en tout genre (24) » que
Rousseau oppose la « douce inquiétude » qui
saisit le « solitaire » exclusivement occupé
par « la méditation dans la retraite, l’étude
de la nature » et « la contemplation de l’univers
» au « dégoût » qui saisit l’homme
versé dans « le torrent du monde (25) ». Opposition
des plus catégoriques, encore une fois, et qui va favoriser,
au cours de chacune des Promenades, cette étonnante velléité
d’abandon de la matérialité de la ville, évidemment
corrompue. Ce que Rousseau recherche, c’est une position
surplombante qui lui permît de ne plus frayer avec ses semblables,
afin de ne plus souffrir de leurs pièges, et qui préservât
un rapport étroit avec une réalité sensitive,
dont la nature est la seule source. L’Etat de nature, qui
était, au sein des écrits politiques, une pure abstraction,
un moment imaginé, antérieur à toute société
et donc forcément virtuel, devient, dans le texte des Rêveries,
le seul Etat viable pour le Promeneur, appelé à
fuir la société urbaine (de laquelle l’ont
exclu les hommes du complot) et à composer, dans un nouveau
tissu textuel, le rêve improbable d’un nouveau départ.
Encore ce terme « d’Etat
de nature » n’apparaît-il évidemment
pas tel quel dans le texte des Rêveries. Mais il
y est question de la création, ou du repérage, d’une
zone intermédiaire, à mi-chemin de la ville et de
la campagne, de Paris et de ce monde de « verdure »
qui sera celui, notamment, des cinquième et septième
Promenades. Zone qui pourrait permettre, selon l’expression
de Lévi-Strauss, de « vivre entre soi (26) »,
c’est-à-dire de mettre fin à la quête
ontologique qui anime le parcours des Rêveries
et de résoudre du même coup, fût-ce en fuyant
de manière définitive toute réalité
événementielle, la question du divorce de Jean-Jacques
et de ses semblables.
Or cette zone intermédiaire,
qui s’apparente, notamment à partir de la cinquième
Promenade, à la Suisse, était déjà
en germe dans les deux lettres écrites par Rousseau au
maréchal de Luxembourg, les 20 et 28 janvier 1763. Frédéric
Eigeldinger s’étonne avec raison de l’absence
de ces deux lettres dans les cinq volumes des Œuvres
complètes de la Bibliothèque de la Pléiade.
Ces lettres ne sont en effet que des œuvres de commande :
comme telles, elles perdent ce qui fait le propre d’une
correspondance (la spontanéité, l’absence
de programmation véritable du discours) et mériteraient
d’être insérées au sein d’un corpus
plus vaste, lequel comprendrait, dans la lignée des études
critiques de François Jost, les œuvres délibérément
« suisses » du Citoyen de Genève. Les lettres
à Malesherbes sont en général annexées,
dans de très nombreuses éditions, au texte des Rêveries
du promeneur solitaire. Pourquoi ne pas imaginer alors une
édition regroupant les textes de la période du Val-de-Travers,
ou décrivant une nature si particulière qu’elle
correspond, peu ou prou, à la situation de l’âme
du scripteur ? C’est que la plupart des commentateurs pensent
encore la dernière des œuvres de Rousseau en termes
d’opposition, là où il conviendrait de la
relire en termes de conciliation, ou de synthèse. Paule-Monique
Vernes s’était précisément essayée
à cette lecture, et avait cru reconnaître dans la
Suisse des lettres au maréchal de Luxembourg et des Rêveries
une sorte « d’Etat-jardin », ou, mieux, de « ville-jardin
(27) » censés permettre non plus la confusion, mais
bien la construction d’un univers où le sentiment,
parce qu’il est rendu à la sensation qui le fonde,
n’est plus « dénaturé (28) ».
La Suisse n’est en
effet rien moins qu’une « grande ville divisée
en treize quartiers, dont les uns sont sur les vallées,
d’autres sur les coteaux, d’autres sur les montagnes
(29) ». Les pérégrinations de Saint-Preux
dans le Valais avaient déjà permis, fût-ce
par la voix d’un être de papier, cette transcription
citadine du paysage. A une première réduction sur
le plan physique (la Suisse, petite unité géographique
entourée de montagnes, est considérée indépendamment
de ses voisins, et réduite, bon gré mal gré,
à une certaine autarcie) correspond une réduction
sur les plans métaphorique et poétique : seule une
imagerie citadine peut rendre compte des fluctuations internes
du microcosme ainsi constitué. Cette leçon de la
seconde partie de la Julie et des Rêveries
ne sera certes pas oubliée par les écrivains de
la fin du siècle, en tête desquels Bernardin de Saint-Pierre,
un des derniers amis de Rousseau. L’Ile de France offre
en effet, par sa configuration spéciale (insularité,
présence de montagnes quasiment infranchissables) un cadre
tout à fait propice à la convocation d’une
plastique de la ville. C’est le narrateur qui, dès
les premières pages du roman, se fait le chantre d’une
telle association : « Je connaissais Marguerite, et quoique
je demeure à une lieue et demie d’ici, dans les bois,
derrière la Montagne-Longue, je me regardais comme son
voisin. Dans les villes d’Europe une rue, un simple mur,
empêchent les membres d’une même famille de
se réunir pendant des années entières ; mais
dans les colonies nouvelles on considère comme ses voisins
ceux dont on n’est séparé que par des bois
et des montagnes (30). »
Montagnes qui recèlent,
chez Rousseau, des surprises inattendues. L’activité
humaine s’y reconstitue par touches éparses, elle
s’y recrée dans une sorte d’éparpillement
continuel qui fait attribuer au scripteur, dans la première
lettre au maréchal de Luxembourg, une zone d’activités
à chacun des nouveaux « quartiers »
de la ville-nature : « On ne croit plus parcourir des déserts
quand on trouve des clochers parmi les sapins, des troupeaux sur
des rochers, des manufactures dans des précipices, des
ateliers sur des torrents (31). »
L’intérêt
de ce passage réside peut-être moins dans l’énumération
quasi exhaustive des paysages rencontrés que dans la distance
opérée par l’épistolier entre une réalité
physique incontournable (la Suisse serait effectivement un désert,
et seul un effort de l’imagination peut pallier cette carence
d’urbanité) et sa transcription, par le
biais de la modalisation, sur le plan poétique : «
On ne croit plus parcourir ».
Le même paysage recevra, quelque huit ou neuf ans plus tard,
un traitement équivalent. Encore sa réécriture
ne se contentera-t-elle plus de l’apport d’un simple
modalisateur, mais fera appel à la convocation d’un
(probable) intertexte. Le passage se trouve, on s’en souvient,
dans la septième Promenade, et a fait l’objet de
nombreuses études. Le promeneur égaré croit
s’être perdu, et jouit de ce sentiment de solitude
absolue : « Mais insensiblement dominé par la
forte impression des objets, j’oubliai la botanique et les
plantes, je m’assis sur des oreillers de lycopodium
et de mousses, et je me mis à rêver plus à
mon aise en pensant que j’étais là dans un
refuge ignoré de tout l’univers où les persécuteurs
ne me déterreraient pas. Un mouvement d’orgueil se
mêla bientôt à cette rêverie. Je me comparais
à ces grands voyageurs qui découvrent une île
déserte, et je me disais avec complaisance : sans doute
je suis le premier mortel qui ait pénétré
jusqu’ici ; je me regardais presque comme un autre Colomb.
Tandis que je me pavanais dans cette idée, j’entendis
peu loin de moi un certain cliquetis que je crus reconnaître
; j’écoute : le même bruit se répète
et se multiplie. Surpris et curieux je me lève, je perce
à travers un fourré de broussailles du côté
d’où venait le bruit, et dans une combe à
vingt pas du lieu même où je croyais être parvenu
le premier j’aperçois une manufacture de bas (32).
»
Cet épisode dit «
du refuge de la Robaila », et qui a , entre autres, donné
lieu à une célèbre étude de Jean Oudart
(33), se construit à première vue selon le même
schéma que les autres promenades « concrètes
» du recueil : à une solitude de fait qui plonge
le Promeneur dans une extase grandissante, succède un accident
(ici, la découverte de la manufacture de bas) qui en abrège
à la fois le cours et le récit. En effet, une fois
la gêne de cette découverte évacuée
ou exorcisée par le rire salvateur qui marque la fin de
l’anecdote, suit une réflexion plus générale
sur la nature physique de la Suisse, sur le paysage en général
(on connaît aujourd’hui l’influence exercée
sur Rousseau par le marquis de Girardin, qui lui aurait présenté
ses premiers travaux dès 1774), et sur la vanité
de la solitude. Vanité qui s’accorde bien avec l’intertexte
inscrit en filigrane dans l’évocation de la Robaila,
et qui n’est autre, semble-t-il, que la fin du chapitre
XX de la première partie du Don Quichotte de Cervantès.
Après la rencontre d’Alonso Lopez, le héros
et son écuyer, tandis que l’aube point, se retrouvent
« au milieu de grands châtaigniers, dont les ombrages
épais avaient rendu la nuit plus obscure (34) ».
Des bruits inquiétants provenant du torrent voisin, Don
Quichotte s’apprête à la bataille : «
Sancho le suivait à pied, tirant par le licou son âne,
inséparable compagnon de sa bonne et mauvaise fortune.
Après un assez long chemin au milieu de ces châtaigniers,
ils arrivèrent dans un petit vallon entouré de rochers
élevés, d’où se précipitait
le torrent. Au pied des rochers, on voyait de loin quelques misérables
maisons, qui ressemblaient à des ruines ; c’étaient
de là que sortaient les épouvantables coups. Rossinante
eut peur, et fit un écart ; mais notre héros le
ramène, s’approche des maisons, en se recommandant
à sa dame. Son écuyer, toujours derrière
lui, allongeait souvent la tête et le cou entre les jambes
de Rossinante pour chercher à découvrir ce qui lui
faisait tant de peur. Au bout de cent pas, au détour d’une
petite colline, ils découvrirent enfin la cause de leur
terreur et de cet effroyable bruit. C’étaient, il
faut le dire, il faut bien l’avouer malgré nous,
six énormes marteaux de moulins à foulon, qui n’avaient
pas cessé de battre depuis le jour précédent
(35) ».
Au-delà du caractère
ponctuel, voire anecdotique, d’un tel rapprochement, se
dessine ce qui fait l’identité de la « zone
intermédiaire » envisagée. A mi-chemin de
la ville et d’une campagne synonyme de solitude (mais d’une
solitude choisie, et non plus subie) la ville-jardin
de la Robaila, comme avant elle la « campagne » de
la deuxième Promenade, choisit comme lieu-même de
sa représentation l’espace, intermédiaire
lui aussi, d’un souvenir esthétique, d’une
œuvre particulière, d’une impression ineffaçable.
Une étude détaillée montrerait sans peine
que la découverte du refuge n’est pas sans entretenir
un rapport étroit avec le parcours du héros picaresque.
La découverte de la campagne, avant l’accident de
Ménilmontant, s’organisait de même selon les
critères qui président, à la même époque,
au tableau de l’hiver, dans certains poèmes descriptifs.
Partout où il est question de faire un tableau d’une
zone appelée à être dépassée,
parce que déjà hors de la ville mais non
encore loin de la ville, la description s’assimile
à une transcription, ou à une relecture de textes
significatifs. La Promenade devient alors rapidement rêverie
littéraire que seul l’accident propre à chaque
déplacement vient interrompre : le chien danois dans la
deuxième Promenade, l’appel du dîner sur l’île
de Saint-Pierre, la découverte de la manufacture de bas
dans la septième Promenade... Seule la neuvième
Promenade semble échapper à cette double constante
d’une échappée de l’imagination et d’un
retour assez brusque à la réalité du cadre
de départ. Il est vrai que le Promeneur ne sort de Paris
que pour atteindre Clignancourt, et que la Promenade s’achève
par l’opposition stricte de la Capitale et de la Province
: mais l’essentiel est ailleurs. Si les anecdotes relatées
dans la neuvième Promenade ne permettent pas à l’imagination
d’atteindre cette « zone intermédiaire »
faite d’un retour, ou d’un recours, à l’illusion
littéraire, c’est, pour reprendre les termes-mêmes
de Rousseau, qu’il y a eu dénaturation.
Et, ce qui paraîtrait aux contempteurs de Jean-Jacques le
plus insoutenable des paradoxes, c’est le Promeneur lui-même
qui s’interdit la fuite ultime. La rencontre de l’enfant
de Clignancourt est perturbée dès lors que Jean-Jacques
lui « donne de quoi acheter des petits pains de Nanterre
dont le marchand passait là par hasard (36) ». Mêmes
circonstances, et même violence faite au hasard dans l’épisode
des oublies : « Durant leurs jeux vint à passer un
oublieur avec son tambour et son tourniquet, qui cherchait pratique...
Tandis que la gouvernante hésitait et disputait j’appelai
l’oublieur et je lui dis : faites tirer toutes ces demoiselles
chacune à leur tour et je vous paierai le tout […]
afin de rendre la fête encore plus gaie, je dis en secret
à l’oublieur d’user de son adresse ordinaire
en sens contraire en faisant tomber autant de bons lots qu’il
pourrait, et que je lui en tiendrais compte (37) ».
Réapparition de l’argent, position surplombante du
Promeneur, temps pris a contrario : autant d’éléments
qui, loin de concilier les mondes antagonistes de « l’urbaine
nature » appelée de ses vœux par le promeneur
et la ville, forcément corrompue, dont il est issu, altèrent
de manière irréversible la « zone intermédiaire
» que la plupart des déambulations précédentes
avaient su recréer. La géographie particulière
qui s’était établie au plus fort de chacun
de ces lieux absolus (ville d’un côté, et campagne
de l’autre) tend, dans la neuvième Promenade, à
se corrompre à son tour. Les « détours »
qui marquaient la déambulation dans la ville (dans les
deuxième et sixième Promenades notamment) et auxquels
pouvait correspondre, s’agissant de l’évolution
dans un espace double, à la fois réel et métaphorique,
la « dérive » sur le lac, dans la cinquième
Promenade, se trouvent ainsi réduits à néant
en ce qu’ils ne permettent plus de contourner l’obstacle
social, issu de la ville, et matérialisé par l’argent.
La prise de conscience de la neuvième Promenade reste ainsi
bien tardive : « Cette fois, après avoir quitté
mon vieux invalide je me consolai bientôt en pensant que
j’aurais pour ainsi dire agi contre mes propres principes
en mêlant aux choses honnêtes un prix d’argent
qui dégrade leur noblesse et souille leur désintéressement.
Il faut s’empresser de secourir ceux qui en ont besoin,
mais dans le commerce ordinaire de la vie laissons la bienveillance
naturelle et l’urbanité faire chacune leur œuvre,
sans que jamais rien de vénal et de mercantile ose approcher
d’une si pure source pour le corrompre ou pour l’altérer
(38) ».
S’il est donc
clair que les trajets urbains qui sont ceux du Promeneur dans
le texte des Rêveries aident à matérialiser
« des angoisses, des espoirs, des ambitions, des désirs
(39) », il est en revanche peu probable que parvienne à
s’y dessiner une véritable « poétique
de la ville (40) ». C’était là, on s’en
souvient, le vœu de Jean Biou, qui voyait « un imaginaire
quotidien (41) » se révéler dans la ville,
imaginaire « lié à la qualité de certains
lieux maléfiques ou heureux (42) ». La ville est
bien plutôt, est toujours, devrait-on dire, le lieu d’une
politique évidemment hostile à Jean-Jacques.
Celui-ci doit donc, au sein d’un parcours géographique
bien déterminé, retrouver les termes qui traduisent
son mal-être et font de chaque Promenade le lieu, perpétuellement
mouvant, d’une quête ontologique. Tel est peut-être
l’ultime paradoxe du Rêveur : si la ville peut encore
être ce lieu magique où les hommes se retrouvent,
c’est au prix d’un dernier départ. Car, pour
rêver la ville, il faut d’abord la fuir.
(1) Charly GUYOT, «
Jean-Jacques Rousseau juge des Neuchâtelois », De
Rousseau à Marcel Proust, Ides et Calendes, Neuchâtel,
1968, p. 58.
(2) BALZAC, Illusions perdues, Préface et notes
de Roland Chollet, éd. Cercle du Bibliophile, Lausanne,
p. 60.
(3) Ibid., p. 61.
(4) Rêveries du promeneur solitaire, septième
Promenade, Œuvres complètes, sous la direction
de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Bibliothèque de
la Pléïade, t.1, p. 1067. Nous nous référerons
désormais à cette édition.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7) Ibid.
(8) Ibid.
(9) Ibid.
(10) L’expression est de Michel Coz, Rêveries
sans fin, Paradigme, 1997, p. 20.
(11) Ibid.
(12) Neuvième Promenade, p. 1092.
(13) Ibid., p. 1093.
(14) Sixième Promenade, p. 1056.
(15) Sixième Promenade, p. 1057.
(16) Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris,
chapitre CCCXVIII, édition établie sous la direction
de Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, tome I,
p. 839.
(17) Ibid.
(18) Ibid. Rappelons que les Savoyards apparaissent déjà
dans la lettre XXIII de la seconde partie de La Nouvelle Héloïse.
Saint-Preux y décrit à Claire les mécanismes
de l’Opéra : « Le théâtre est
garni de petites trappes carrées qui s’ouvrant au
besoin annoncent que les Démons vont sortir de la cave.
Quand ils doivent s’élever dans les airs, on leur
substitue adroitement de petits démons de toile brune empaillée,
ou quelquefois de vrais ramoneurs qui branlent en l’air
suspendus à des cordes, jusqu’à ce qu’ils
se perdent majestueusement dans les guenilles dont j’ai
parlé. » Naturellement, les cordes peuvent rompre
: « ...alors les esprits infernaux et les Dieux immortels
tombent, s’estropient, se tuent quelquefois », La
Nouvelle Héloïse, Œuvres complètes,
Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 284.
(19) Paule-Monique VERNES, La Ville, la Fête, la Démocratie,
collection « Traces », Payot, 1978, p. 31.
(20) « Il faudrait que mon être
moral fût anéanti pour que la justice me devînt
indifférente », Rêveries, Sixième
Promenade, p. 1057.
(21) Rêveries, Première Promenade, p. 998.
(22) Rêveries, Sixième Promenade, p. 1051.
(23) Rêveries, Neuvième Promenade, p. 1090.
(24) Rêveries, Troisième Promenade, p. 1014.
(25) Ibid.
(26) Citée par Paule-Monique Vernes, op. cit.,
« Avant-propos », p. 15.
(27) L’expression apparaît chez Paule-Monique Vernes
comme premier sous-titre de son chapitre intitulé «L’expérience
urbaine », op. cit., p. 41.
(28) La dénaturation est par exemple le fait des botanistes
: « De là les haines, les jalousies, que la concurrence
de célébrité excite chez les botanistes auteurs
autant et plus que chez les autres savants. En dénaturant
cette aimable étude, ils la transplantent au milieu des
villes et des académies où elle ne dégénère
pas moins que les plantes exotiques dans les jardins des curieux
», Rêveries, Septième Promenade, p.
1070.
(29) « Première lettre à M. le Maréchal
de Luxembourg », Lettres sur la Suisse, édition
de Frédéric S. Eigeldinger, Fleuron, Slatkine, 1997,
p. 30.
(30) BERNARDIN de SAINT-PIERRE, Paul et Virginie, édition
de Pierre Trahard, Garnier, 1964, p. 83.
(31) Lettres sur la Suisse, op. cit., p. 30.
(32) Septième Promenade, p. 1071.
(33) Jean OUDART, « Tentative et échec de la construction
d’un refuge exemplaire chez Rousseau, à propos de
l’épisode de la Robaila », Le Refuge,
Paris, Minard, 1970, t.1, pp. 281-291.
(34) CERVANTES, Don Quichotte, traduction de Florian,
collection des grands Classiques français et étrangers,
Paris, 1923, p. 94.
(35) Ibid.
(36) Neuvième Promenade, p. 1089.
(37) Neuvième Promenade, p. 1090.
(38) Neuvième Promenade, p. 1097.
(39) Jean BIOU, « le Citoyen aux champs », La
Ville au XVIIIème siècle, Sud, Aix-en-Provence,
1973, p. 59. Cité dans Paule-Monique Vernes, op. cit.,
p. 56.
(40) Ibid.
(41) Ibid.
(42) Ibid.
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