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Ce
petit texte sans doute tardif (on le trouve au tome XXXIV de l’édition
dite « encadrée » des Œuvres
de Voltaire, laquelle date de 1775) s’inscrit dans la longue
tradition des pamphlets contre l’ignorance. La charge ironique,
déjà très vigoureuse, se trouve renforcée
par l’alternance subtilement dosée des tons argumentatif
et jussif.
On ne pouvait évidemment pas s’empêcher, après
la lecture très suggestive du Mahomet de Voltaire
proposée par Hervé Loichemol au théâtre
de Carouge, de proposer ces quelques lignes à la sagacité
du visiteur. Bonne lecture !
Nous, Joussouf Chérébi, par la grâce
de Dieu, mouphti du St. Empire Ottoman, lumière des lumières,
élu entre les élus, à tous les fidèles
qui ces présentes verront, sottise et bénédiction.
Comme ainsi fait que Saïd
Effendi, ci-devant ambassadeur de la sublime Porte vers un
petit état nommé Frankrom, situé
entre l’Espagne et l’Italie, a rapporté parmi
nous le pernicieux usage de l’imprimerie, ayant consulté
sur cette nouveauté nos vénérables frères
les cadis & imans de la ville impériale de Stamboul,
& surtout les faquirs connus par leur zèle contre l’esprit,
il a semblé bon à Mahomet et à nous,
de condamner, proscrire, anathématiser ladite infernale
invention de l’imprimerie, pour les causes ci-dessous énoncées.
1° Cette facilité
de communiquer ses pensées tend évidemment à
dissiper l’ignorance, qui est la gardienne et la sauvegarde
des états bien policés.
2° Il est à craindre
que parmi les livres apportés d’Occident, il ne s’en
trouve quelques-uns sur l’agriculture et sur les moyens
de perfectionner les arts mécaniques, lesquels ouvrages
pourraient à la longue (ce qu’à Dieu ne plaise)
réveiller le génie de nos cultivateurs et de nos
manufacturiers, exciter leur industrie, augmenter leurs richesses,
et leur inspirer un jour quelque élévation d’âme,
quelque amour du bien public, sentiments absolument opposés
à la saine doctrine.
3° Il arriverait à
la fin que nous aurions des livres d’histoire dégagés
du merveilleux, qui entretient la nation dans une heureuse stupidité
; on aurait dans ces livres l’impudence de rendre justice
aux bonnes et aux mauvaises actions, et de recommander l’équité
et l’amour de la patrie, ce qui est visiblement contraire
aux droits de notre place.
4° Il se pourrait dans
la suite des temps que de misérables philosophes, sous
le prétexte spécieux, mais punissable, d’éclairer
les hommes et de les rendre meilleurs, viendraient nous enseigner
des vertus dangereuses, dont le peuple ne doit jamais avoir de
connaissance.
5° Ils pourraient, en
augmentant le respect qu’ils ont pour Dieu, et en imprimant
scandaleusement qu’il remplit tout de sa présence,
diminuer le nombre des pélerins de la Mecque, au grand
détriment du salut des âmes.
6° Il arriverait sans
doute qu’à force de lire les auteurs occidentaux
qui ont traité des maladies contagieuses, et de la manière
de les prévenir, nous serions assez malheureux pour nous
garantir de la peste, ce qui serait un attentat énorme
contre les ordres de la providence.
A ces causes et autres, pour
l’édification des fidèles, et pour le bien
de leurs âmes, nous leur défendons de jamais lire
aucun livre, sous peine de damnation éternelle. Et de peur
que la tentation diabolique ne leur prenne de s’instruire,
nous défendons aux pères et aux mères d’enseigner
à lire à leurs enfants. Et pour prévenir
toute contravention à notre ordonnance, nous leur défendons
expressément de penser, sous les mêmes peines ; enjoignons
à tous les vrais croyants de dénoncer à notre
officialité quiconque aurait prononcé quatre phrases
liées ensemble, desquelles on pourrait inférer un
sens clair et net. Ordonnons que dans toutes les conversations
on ait à se servir de termes qui ne signifient rien, selon
l’ancien usage de la sublime Porte.
Et pour empêcher qu’il
n’entre quelque pensée en contrebande dans la sacrée
ville impériale, commettons spécialement le premier
médecin de sa hautesse, né dans un marais de l’Occident
septentrional ; lequel médecin ayant déjà
tué quatre personnes augustes de la famille Ottomane, est
intéressé plus que personne à prévenir
toute introduction de connaissances dans le pays : lui donnons
pouvoir, par ces présentes, de faire saisir toute idée
qui se présenterait par écrit ou de bouche aux portes
de la ville, et nous amener ladite idée pieds et poings
liés, pour lui être infligé par nous tel châtiment
qu’il nous plaira.
Donné dans
notre palais de la Stupidité, le 7 de la lune de Muharem,
l’an 1143 de l’Egire.
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