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Le présent article est dû à la plume de M. François Jacob, conservateur de l’Institut. Il fait suite à une conférence prononcée voici une dizaine d’années dans le cadre du séminaire de M. Tanguy L’Aminot sur les « antirousseauismes » : un volume sur ce sujet est prévu dans les prochains mois.

S’il est un domaine qui a donné naissance au plus virulent des antirousseauismes, c’est bien le domaine musical. Rousseau, d’ailleurs, est-il véritablement compositeur ? On en doute encore. Accusé tour à tour d’incompétence ou de plagiat, relégué dans la foule de ces musiciens de second ordre voués à l’Opéra comique, le Citoyen de Genève fait toujours l’objet d’interrogations, voire d’interpellations véhémentes. Il demeure, deux siècles et demi après le passage des Bouffons, au centre d’une querelle permanente. 
Ses contradicteurs, dont les plus célèbres, outre Rameau, ont pour nom Caux de Cappeval, Chabanon ou Chastellux, n’ont certes pas pour ambition de réfuter la totalité d’un système dont chacun s’accorde à penser qu’il dépasse, et de loin, le seul domaine artistique : ils semblent au contraire vouloir procéder par d’infinis morcellements. Incapables de rivaliser en théorie avec l’auteur de l’Essai sur l’origine des langues, ils le dépouillent peu à peu de toute prétention musicale et le rejettent, avec sa notation chiffrée, son Devin et sa bile, dans le coin -à leur goût trop bruyant- des seuls philosophes.
Trois accusations semblent d’ailleurs marquer, pour ne pas dire rythmer, toute la vie de Rousseau. La première est celle de l’imposture, et couvre les premiers essais du musicien : le temps fort en reste la réception du jeune compositeur chez La Pouplinière, en 1745. La seconde est celle de l’indécence : indécence des propos tenus par « un petit homme sans talents décidés (1) » et qui s’oppose non seulement à Rameau, mais à la nation tout entière, ainsi qu’à sa musique. La troisième est enfin celle de l’inconséquence d’un homme dont on comprend mal qu’il apprécie tant les partitions de Gluck, vingt ans seulement après avoir si âprement défendu les miaulements (2) ultramontains.

Dans une lettre du 29 juin 1732, le jeune Jean-Jacques, arrivé à Besançon, fait part à madame de Warens, non sans enthousiasme, de sa rencontre avec l’abbé Blanchard. Il est vrai que les projets d’avenir de l’abbé s’accompagnent de promesses de service qui ne laissent pas indifférent le jeune néophyte :

«Il m’a dit qu’il partirait dans un mois pour Paris, où il va remplir le quartier de M. Campra, qui est malade, et comme il est fort âgé, M. Blanchard se flatte de lui succéder en la charge d’Intendant premier Maître de Quartier de la Musique de Chambre du Roi, et Conseiller de S.M. en ses Conseils ; il m’a donné sa parole d’honneur, qu’au cas que ce projet lui réussisse, il me procurera un appointement dans la Chapelle, ou dans la Chambre du Roi, au bout du terme de deux ans le plus tard; ce sont là des postes brillants et lucratifs, qu’on ne peut assez ménager : aussi l’ai-je très fort remercié, avec assurance que je n’épargnerai rien pour m’avancer de plus en plus dans la composition, pour laquelle il m’a trouvé un talent merveilleux.(3) »

« Appointement », « postes brillants et lucratifs » : le goût de la musique et la sincérité dont se prévaudra, vingt ans plus tard, le pourfendeur de la musique française, le cèdent en tout point au désir de faire carrière. Le brio de l’exécution sous-tend et soutient la magie d’une composition appelée à charmer, dans l’esprit du jeune concertant, tout ou partie de la Cour. Première imposture, si l’on veut, puisque c’est bien à Besançon qu’il commence à « faire le petit Venture (4) » et qu’il ne s’agit que de se pousser dans le monde, de parvenir, par la musique, à une vaine notoriété. Si Jean-Jacques veut avancer, l’état de musicien n’est d’ailleurs pas le meilleur moyen : Madame de Warens le lui rappelle avec force, en un refrain que vient fixer, trente ans après l’événement, le texte des Confessions :

«Quitter un poste honnête et d’un revenu fixe pour courir après des écoliers incertains était un parti trop peu sensé pour plaire à Maman. Même en supposant mes progrès futurs aussi grands que je me les figurais, c’était borner bien modestement mon ambition que de me réduire pour la vie à l’état de Musicien. Elle qui ne formait que des projets magnifiques (…) me voyait avec peine occupé sérieusement d’un talent qu’elle trouvait si frivole, et me répétait souvent ce proverbe de province, un peu moins juste à Paris, que qui bien chante et bien danse fait un métier qui peu avance(5). »

C’est à Lausanne, on le sait, que l’imposture prend fin. L’intervention du symphoniste Lutold, à la fois « bon homme(6) » (il recueille l’entière confession du malheureux compositeur) et parjure (« Dès le même soir tout Lausanne sut qui j’étais(7) ») clôt cette période de doutes, de subterfuges, voire de substitutions d’identité. Les sentiments du jeune homme s’éclaircissent dès lors que s’éloigne le rêve de sa possible élévation. Le narrateur des Confessions signale ainsi, à l’issue de l’épisode lausannois, qu’il désirait retrouver madame de Warens « ...non seulement pour le besoin de [sa] subsistance, mais bien plus pour le besoin de [son] coeur (8). »
Les circonstances de l’échec de Rousseau chez les La Pouplinière sont bien connues, tant par le récit du septième livre des Confessions que par les propres conclusions de Rameau, telles qu’elles apparaissent dans ses Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie. Or, si la réception de 1745 rend pour la première fois explicite la dénonciation, récurrente par la suite, de plagiat, elle offre du même coup au musicien en devenir une identité véritable. Vaussore de Villeneuve n’était, on le sait, que le pâle fantôme de son frère aventurier : l’auteur des Muses galantes sera, quant à lui, l’adversaire désigné d’un système dont la faille est de s’incarner en un seul homme. Faille, et bientôt faillite. Mais nous n’en sommes pas encore là. Rousseau, en 1745, est accusé, et non accusateur.
Selon le chef d’orchestre suisse Samuel Baud-Bovy, la présentation des Muses galantes chez les La Pouplinière a précisément coïncidé, dans l’esprit de Rameau, avec la prescience d’un danger : « Il faut être bien ignorant des engouements qui peuvent fausser l’échelle des valeurs dans un milieu d’amateurs mondains qui ne doivent leur influence qu’à leur position sociale, pour ne pas concevoir que (…) Rameau ait pu craindre de se voir supplanté dans les faveurs des La Pouplinière par ce jeune musicien, au regard si vif, auquel un jésuite mathématicien et esthète, le Père Castel, avait conseillé de voir s’il ne réussirait pas mieux du côté des femmes que de celui des musiciens(9) ... »
Rousseau, ainsi nié une première fois en sa qualité de musicien, voit, le 22 décembre de la même année, son nom effacé du programme des Fêtes de Ramire, auxquelles il avait pourtant collaboré(10). Nom qui reparaîtra, trois ans plus tard, en 1748, lorsqu’on lui demande, après le refus de Rameau, de participer à l’Encyclopédie. Il s’agit, cette fois, non plus de se produire, mais de produire, en deçà même du travail de composition, les linéaments d’une théorie qu’on retrouve aujourd’hui, en fragments épars, dans le Dictionnaire de musique et l’Essai sur l’origine des langues.

Commence alors le temps de l’indécence : le terme est emprunté à Robinot qui se demande, dans sa Lettre d’un Parisien... si Rousseau n’a pas voulu « ...copier l’indécence des anciens bourgeois de Rome.(11) » Que Jean-Jacques ait songé à rédiger ses premiers articles peu avant le troisième passage des Bouffons en France ne serait qu’anecdotique s’il n’y avait là conjonction d’une interrogation de fond (les rapports étroits de la musique et de la langue) et d’une particularité formelle (la violence des débats). Par ailleurs, de même qu’au temps de l’imposture le petit monde des La Pouplinière -et, au-delà, l’univers mondain décrit par Samuel Baud-Bovy- gravitait autour de Rameau, c’est désormais autour du seul genevois, ou plutôt contre lui, qu’on fait flèche de tout bois.
On lui reproche d’abord son éclectisme. Comment un vulgaire copiste de musique pourrait-il s’improviser compositeur ? Comment pourrait-il, au même moment, écrire une Lettre sur la musique française dont la violence, la plupart des observateurs le notent, n’a d’égale que l’ineptie ? Caveirac associe ainsi le copiste, dont on ne fait que rire, au plagiaire, que d’aucuns dénoncent. La formule, enveloppée dans une ample consécutive, reste pourtant quelque peu ambiguë : « il s’enferma dans un cinquième étage, où il s’exerçait à copier de la musique. Il en possède le talent à un degré si éminent, que l’on peut dire pour plus d’une raison qu’il est excellent copiste (12)… »
Elle devient nettement plus claire quelques lignes plus loin. Un chiasme achève en effet de lever les derniers doutes, et le remplacement du terme « copiste » par ses variantes isolexicales confère à la copie un sens à la fois plus restrictif et plus agressif : « Il faut convenir qu’à force de copier les grands modèles, il s’est rendu un original sans copie. (13) »
Rousseau se défendra, dans les Dialogues, de ce type d’accusation. Loin de se disperser en préférant à une activité unique une somme d’occupations diverses, fussent-elles centrées sur le même objet, le musicien acquiert par cette multiplicité d’intérêts l’expérience qui garantit le sérieux de ses observations et leur offre du même coup une plus grande cohérence : « Il passa une grande partie de sa vie parmi les artistes et les amateurs, tantôt composant de la musique dans tous les genres en diverses occasions, tantôt écrivant sur cet art, proposant des vues nouvelles, donnant des leçons de composition, constatant par des épreuves l’avantage des méthodes qu’il proposait, et toujours se montrant instruit dans toutes les parties de l’art plus que la plupart de ses contemporains, dont plusieurs étaient à la vérité plus versés que lui dans quelque partie, mais dont aucun n’en avait si bien saisi l’ensemble et suivi la liaison. (14) »

C’est à Chabanon que reviendra cependant le dernier mot. Si la grande diversité de vue et d’idées imposée au musicien par Rousseau peut se concevoir sur le strict plan théorique, elle est en revanche inaccessible à l’artiste, qu’il s’agisse du simple exécutant, d’abord astreint aux contraintes rigoureuses de son art, ou du compositeur. C’est sur l’étude de la langue que Chabanon appuie sa démonstration : « M. Rousseau recommande à l’artiste musicien d’étudier l’accent grammatical, l’accent oratoire ou passionné, l’accent dialectique, et d’y joindre ensuite l’accent musical. Je crains bien que l’artiste qui se dévouerait à ces études préliminaires, n’eût pas le temps d’arriver jusqu’à celle de son art. Quel est le musicien qui s’est rendu grammairien, orateur, acteur tragique et comique, avant d’adapter ses chants à des paroles? (15) »
Disparition de toute allusion perfide à un possible plagiat, décentrage du discours, où le personnage de Rousseau n’est plus que le défenseur d’une idée particulière, affinement du propos et modalisation plus sensible de la critique : les trente ans qui séparent la période de la Querelle de la publication de l’ouvrage de Chabanon ont évidemment dissipé, malgré la flambée gluckiste, les épaisses fumées de la discorde.

Celle-ci tendait d’ailleurs, dès 1753, à s’embourber dans une argumentation ad hominem des plus acerbes. Il suffit, pour s’en convaincre, de noter l’ardeur avec laquelle bon nombre de commentateurs s’attardent sur la nationalité de Rousseau. Certes, l’isolement ainsi réalisé met doublement en valeur le citoyen de Genève. C’est ce que comprend peut-être Pierre de Morand lorsqu’il rapporte, dans sa Justification de la musique française... le mot d’un « Bel Esprit » selon lequel « ...on ne tue pas les insectes à coups de canon. » (16)
Yzo, anagramme et pseudonyme du comte Ozy, ouvre néanmoins sa Lettre... par une attaque des plus sévères, mais où la fulmination, voire la rage, dissimulent assez mal la vanité des arguments. L’intérêt d’un tel écrit réside moins dans le débat qu’il vivifie que dans l’acidité du ton qu’il impose, dès le départ. Le retour obsessionnel du pronom « nous » y crée, d’abord implicitement, un sentiment d’appartenance nationale, un front commun, si l’on veut, où puissent se reconnaître les gens pourvus d’une même qualité (le goût) et décidés, ou destinés, à pourfendre l’étranger : « Un citoyen d’une République voisine, aussi zélé pour nous que s’il fût né sous le même gouvernement, nous tire d’une erreur, où sans lui nous aurions peut-être été plongés toujours : il nous apprend que nous avons cru trouver du chant où il n’y avait que des cris, et que nous avons réellement bâillé d’ennui, tandis que nous pensions être transportés d’admiration.(17) »
On voit aisément se profiler, sous l’appréciation esthétique, la perception, moins de quarante ans avant la révolution, d’un réel danger politique. Rousseau, à son corps défendant, en est le catalyseur: la république de Genève, aussi éloignée des principes du Royaume qu’elle est géographiquement proche de lui, ne peut qu’éveiller les soupçons. Que l’un de ses représentants remette en question l’un des domaines où se forge, de manière privilégiée, avant de se figer, l’image-même de la France, et l’on assiste -c’est le cas en 1753- à toutes sortes de débordements. Travenol, dans une accumulation de groupes possessifs, radicalise d’ailleurs le front unitaire dessiné par le comte Ozy : « comment ose-t-il débiter publiquement de pareilles singularités, et s’associer à notre Nation pour l’insulter? Il dit pourtant notre Nation, notre Musique, notre Langue. Depuis quand se croit-il naturalisé parmi nous, et à quel titre aurait-il mérité de l’être? (18) »

Grimm n’est évidemment guère mieux traité que son allié du moment. Pierre de Morand les unit tous deux pour, à la faveur d’un tour paronomastique, les exclure à la fois des débats et du pays. La menace est cette fois religieuse, et l’ombre de quelque bûcher risque fort d’obscurcir, si l’on en croit l’auteur de la Justification de la musique française..., certain rêve germanique : « mais à présent que la prédication suit la prédiction, et que Jean-Jacques se déclare le ministre de ce nouvel Evangile: je sors de ma retraite pour lui rappeler que depuis la révocation de l’Edit de Nantes, les Prédicants de son pays sont mal reçus en France.(19) » La formule adoptée dès 1752 par Jean-Baptiste Jourdan, dans son Correcteur des Bouffons..., pourrait, à elle seule, résumer toute cette partie de la Querelle : « Quoiqu’il en soit, Messieurs les Allemands et Messieurs les Suisses, vous ne parviendrez point à nous dépouiller de notre Musique vocale, que nous aimons parce que c’est la nôtre, et qu’une autre Musique ne ferait que grimacer sur nos paroles. (20) »

La Lettre sur la musique française est donc doublement inopportune : d’abord, elle vient déranger l’ordre d’une nation dont on pouvait penser qu’elle serait ménagée, au nom de la simple reconnaissance, par le Citoyen de Genève ; mais elle tranche surtout par son ton agressif et pamphlétaire, c’est-à-dire, pour reprendre l’expression de Cazotte, par son indécence : « Il y a dans tout l’ouvrage que vient de donner M. Rousseau du style, de la méthode, et des choses pensées. Il y en a de vraies, qui avaient été aperçues par les gens instruits : mais le tout est déshonoré par un ton cynique, par des dérisions fausses, outrées, et indécentes. (21) »

La violence de la Lettre sur la musique française et la passion manifestée par son auteur pour la musique italienne auraient pour seule origine, si l’on en croit l’abbé Laugier, « l’amour de la singularité (22) ». Il s’agirait de rechercher, voire de revendiquer un certain isolement, de se placer, fût-ce pour une mauvaise cause, en pleine lumière. Hypothèse qui viendrait mettre un point final à la quête d’un succès magnifié, quelque vingt ans plus tôt, par le jeune protégé de madame de Warens. Mais hypothèse qui laisserait dans l’ombre le seul être auquel Rousseau se soit réellement opposé.
Opposé, ou plutôt imposé: l’ardeur du philosophe genevois, lors de la Querelle des Bouffons, n’a d’égale en effet que la déception du jeune musicien chez les La Pouplinière, quelques années plus tôt. Les Muses galantes, évidemment très proches, dans le temps et le titre, des Indes galantes de 1735, n’avaient pas permis au jeune compositeur d’être apprécié de Rameau, destinataire réel de son oeuvre. Est-il dès lors interdit de penser que la Lettre sur la musique française n’est qu’une réponse ordonnée au Traité de l’harmonie de 1722 ? Rousseau n’a-t-il pas d’ailleurs commencé, dès 1749, dans les premiers articles destinés à l’Encyclopédie, à réfuter l’auteur de Dardanus ? Tous les écrits, tous les libelles, toutes les manoeuvres qui mènent à la sédition de 1753 (date de publication de la Lettre d’un symphoniste) ne sont, en fait, qu’une tentative de séduction. L’idée, très explicitement formulée par, entre autres, Samuel Baud-Bovy, n’est pas nouvelle. Il avait d’ailleurs fallu peu de temps à quelques-uns des contemporains de Rousseau pour analyser chez lui ce que Bachaumont définit, il est vrai à propos d’Emile, comme un art du paradoxe : « On lui reproche de soutenir des paradoxes ; c’est en partie à l’art séduisant qu’il y emploie, qu’il doit peut-être sa grande célébrité ; il ne s’est fait connaître avec distinction que depuis qu’il a pris cette voie. (23) »
Tout autre est l’explication donnée, en 1773, par Chastellux. C’est dans une des notes liminaires de sa traduction de l’Essai sur l’Opéra d’Algarotti qu’il s’étonne de la disparité de goût du comte italien et du philosophe genevois. La musique française, selon ce dernier, ne serait plus réservée, vingt ans après le passage des Bouffons, qu’aux « imbéciles (24) » et aux « esprits lourds et gothiques (25) » -musique que Jean-Jacques avait pourtant prisée, avant de connaître l’italienne. Chastellux peut alors conclure : non seulement Rousseau ne se distingue pas de ses semblables, mais il est tout au contraire mêlé à la foule, et même à la foule d’un soir, une foule d’ignorants, bien sûr, très peu apte à masquer sa honte : « M. Rousseau, étranger dans l’Italie, malgré le long séjour qu’il y a fait, a très bien pu se laisser entraîner par l’enthousiasme du Vulgaire, qui dans ce pays comme partout ailleurs, trouve admirable ce qu’on fait chez soi ; d’ailleurs, il avoue lui-même qu’il avait été passionné pour la musique française jusqu’au moment où il entendit l’italienne. Or, il est assez ordinaire que lorsqu’on vient à changer d’opinion, la honte et le dépit qu’on éprouve d’avoir embrassé chaudement une erreur, inspire des transports encore plus violents de zèle et d’enthousiasme pour la vérité qu’on croit avoir découverte ; et tel est le cas où se trouve M. Rousseau, qui critique avec tant d’aigreur la Musique et la Poésie françaises, et qui les voit toutes deux si parfaites chez les Italiens (26). »

Il est possible de dater de cette traduction de Chastellux l’entrée dans l’ère de l’inconséquence. Inconséquence parce que l’intérêt manifesté par Rousseau à l’égard des partitions de Gluck semble aller à l’encontre de son goût immodéré pour l’Italie. Inconséquence aussi parce que cette décennie voit remettre en question la légitimité musicale du Devin du village (on s’interroge ainsi, en 1777, dans les colonnes du Journal de Paris, sur la nature exacte de l’oeuvre) et sa place dans le parcours esthétique et artistique du Citoyen de Genève.
Certes, cette affaire du Devin est de loin antérieure à l’arrivée de Gluck à Paris ou à la naissance du journal de Corancez. Les critiques, dès la première parisienne du 1er mars 1753, mettent en relief sinon l’inconséquence de Rousseau, du moins la « singularité » qui consiste chez lui, malgré ses fulminations, à vouloir écrire un opéra français. C’est ainsi qu’un certain « chevalier d’Oginville » (en qui Barbier croit reconnaître René de Bonneval) publie, dès 1753, une brochure de dix-neuf pages, violente à souhait, et qui pose, sous forme d’interrogations persistantes, le problème du Devin : « Plus on réfléchit sur le caractère du sieur Rousseau, plus on est surpris de sa singularité. Il trouve notre musique maussade. Il décide qu’il est impossible d’en faire de bonne dans notre langue. Il entreprend une Pastorale, il fait musique et paroles. On l’applaudit, sa Musique est-elle bonne ? A-t-il fait l’impossible ? Aura-t-il fait le médecin malgré lui ? (27) »

Pellegrin, dans sa Dissertation sur la musique française et italienne, ne dit pas autre chose. Après avoir remarqué que « le sieur Rousseau...s’est démenti, dans son Devin du village, pour y avoir suivi dans la grande partie le goût français (28) », il conclut, sur « l’ingénieux mais paradoxique ( 29) » genevois, d’une formule définitive : « il pratique le contraire de ce qu’il conseille. Aliter scribit aliter sensit. (30) »
Assertion évidemment erronée, si l’on considère que Rousseau, dans le Devin, a voulu appliquer le principe de l’unité de mélodie, clef de voûte de toute sa théorie musicale. Mais affirmation non dénuée d’intérêt, en ce qu’elle pose -ou relance- l’éternel problème de la vertu musicale de telle ou telle langue. Comment oublier que Rousseau, dans une lettre datée du 8 avril 1771, après avoir remercié Burney de son envoi d’une Passion de Jommelli, se montre peu enthousiaste quant à l’adaptation anglaise du Devin, « ...impossible à traduire avec succès dans une autre langue. (31) »
De nombreux observateurs n’ont garde d’oublier, à la même période, la présence de Rousseau, à la fois répétée et remarquée, aux opéras de Gluck. Depuis les deux premières représentations d’Iphigénie en Aulide, en avril 1774, jusqu’à la première d’Alceste en français, le 23 avril 1776, Jean-Jacques est un spectateur des plus assidus.  L’animosité passée du citoyen de Genève semble s’être évanouie, et « l’humeur » de ses anciens adversaires disparaît à son tour. François de Chambrier se fait l’écho de cette harmonie retrouvée : « [J.-J.]...est tout Gluck, vous le verriez dans un enthousiasme tonnant lorsqu’il parle de sa musique, aussi ne manque-t-il pas une représentation de l’opéra depuis que Gluck est sur le tapis, car on a rendu à J.-J. ses entrées, qu’on lui avait ôtées par humeur lors de ses écrits contre la musique française... (32) »

Ainsi entraîné, souvent malgré lui, dans la querelle des Gluckistes et des Piccinistes, l’auteur du Devin est doublement inconséquent. Il semble d’abord, par la ferveur qui l’anime à l’écoute des opéras de Gluck, renier ses attaques passées contre la musique française : le maître allemand n’en est-il pas désormais, pour Du Roullet, le meilleur représentant ? (33) Mais il y a plus : à l’inconséquence liée au simple écoulement du temps (les Bouffons ne sont plus qu’un souvenir et Rameau est mort en 1764) se superpose ou s’adjoint l’ombre d’un doute. Rousseau, en effet, se montre, dans ses Fragments sur l’Alceste de Gluck, des plus réservés. Y a t-il, à ce nouveau paradoxe, un sens réel ? Faut-il y voir le signe d’une rivalité de fond entre l’auteur d’Orphée et Eurydice et celui de Pygmalion ?
C’est à propos de Pygmalion, justement, qu’Olivier Pot hasarde une tentative de réponse. La découverte des opéras de Gluck aurait permis à Rousseau, en quittant les seules sphères de la musique italienne, d’approcher de nouvelles formes, inexploitées jusqu’alors. La scène lyrique de Pygmalion apparaîtrait du coup comme « ...la mise en oeuvre allégorique du nouveau destin que Rousseau imaginerait à l’avenir pour l’opéra pensé en dehors du modèle italien. » (34)

Rousseau a donc été, durant sa vie, imposteur, indécent, inconséquent. Il est clair, dans ces conditions, que ses détracteurs aient eu quelque peine à le confondre. S’agissait-il de démasquer l’imposture ? Le citoyen de Genève pouvait se retrancher derrière un certain nombre d’impératifs théoriques, base à venir d’un système propre à embrasser tout le domaine musical, de la composition à l’exécution. S’avisait-on de dénoncer l’indécence, voire l’insolence de la Lettre sur la musique française ? On ne pouvait le faire qu’en des termes eux-mêmes vindicatifs. Voulait-on critiquer l’inconséquence de l’auteur du Devin, et son admiration des opéras de Gluck ? C’était s’enfermer dans un débat vieux de vingt ans, et ne pas tenir compte d’une évolution à laquelle le citoyen de Genève fût, lui seul, resté sensible.
S’il existe un antirousseauisme musical, il ne peut dès lors être que fragmentaire. Il répond, si l’on veut, à une nécessité de l’éparpillement, refuse de se constituer en système ordonné et préfère à l’examen méthodique l’allusion passagère ou l’opposition apparemment fortuite. Toute sa force est dans sa forme, qui est d’être à la fois brève et cadencée. Il se résume à l’art de la note, tel qu’il est défini par Caux de Cappeval, l’un des adversaires les plus acharnés de Rousseau, dans son Apologie du goût français relativement à l’opéra : « De petites notes philosophiques me paraissent encore indispensables, quand elles ne serviraient qu’à faire des sorties vives sur l’ennemi pour lui lancer des bons mots et des sarcasmes : ce qui répand une grâce infinie sur un ouvrage, et lui donne sa dernière perfection ; ce sont toujours des troupes légères qui viennent à l’appui de l’Armée : on ne saurait trop prendre de précaution pour faire passer un paradoxe révoltant. Citations fausses, historiettes fabriquées, mensonges hardis ; tout fait arme, tout porte coup. Souvent une petite note est la botte secrète : on ne s’attend point à cela. (35) »
Le citoyen de Genève, on le devine, est expressément visé : « C’est en quoi le Genevois me paraît un savant maître d’escrime. On a beau dire, de pareilles notes dans un ouvrage sur la Musique française font honneur à la Philosophie, et j’ai vu telle personne qui ne voulait lire de toute la Lettre que les notes : c’est avoir du goût, et n’avoir pas de temps à perdre. Comme tout change! Aujourd’hui les Poètes sont Philosophes, et les Philosophes font des Satires. (36) »

>>> suite


(1) [Louis TRAVENOL], Arrêt du Conseil d’Etat d’Apollon, rendu en faveur de l’Orchestre de l’Opéra, contre le nommé Jean-Jacques Rousseau, copiste de musique, auteur du Devin du village et de l’Ecrit intitulé Lettre d’un symphoniste..., Sur le Mont Parnasse, De l’Imprimerie Divine,1753, p.8, note 3. La plupart des textes publiés lors de la Querelle des Bouffons ont été reproduits par Denise Launay dans La Querelle des Bouffons, rééd. Minkoff, Genève, 1973, 2 tomes. Nous gardons la pagination des textes d’origine, qui figurent en reprint.

(2) La musique italienne est, dès la première heure, assimilée à un miaulement discordant. C’est ainsi que le père Castel parle de « miaulis diapasonné » (Lettres d’un académicien de Bordeaux sur le fonds de la musique, à l’occasion de la lettre de M. R*** sur la musique française, à Londres, 1754).

(3) Correspondance complète, éd. R.A.Leigh, n°6, 29 juin 1732.

(4) Confessions, livre quatrième, dans Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p.147.

(5) Ibid., livre cinquième, p. 187.

(6) Ibid., livre quatrième, p. 149.

(7) Ibid., p. 150.

(8) Ibid., p. 151.

(9) Samuel BAUD-BOVY,  « Rousseau musicien (II) », Jean-Jacques Rousseau et la musique, textes recueillis et présentés par Jean-Jacques Eigeldinger, à La Baconnière, Neuchâtel, 1988, p. 39.

(10) C’est à cette occasion, on s’en souvient, qu’il écrit à Voltaire pour la première fois.

(11) ROBINOT, Lettre d’un Parisien contenant quelques réflexions sur celle de M. Rousseau, chez Philanthrope, à l’Humanité, 1754, p. 13.

(12) Abbé Jean Novi de CAVEIRAC, Lettre d’un visigoth à M. Fréron sur sa dispute harmonique avec M. Rousseau, à Septimaniopolis, 1754, p.7.

(13) Ibid., p. 9.

(14) Dialogues, dans Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I,  p. 677.

(15) Michel Paul Guy de CHABANON, De la musique considérée en elle-même et dans ses rapports avec les paroles, la langue, la poésie et le théâtre, Paris, 1785, p. 75.

(16) Pierre de MORAND, Justification de la musique française, contre la Querelle qui lui a été faite par un Allemand et un Allobroge, La Haye [en fait Paris], 1754, p. 1.

(17) YZO [Comte OZY], Lettre sur celle de M. Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, sur la musique, Paris, 1754, p. 5.

(18) Louis TRAVENOL, op.cit., p. 12, note 5.

(19) Pierre de MORAND, op.cit., p. 23.

(20) Jean-Baptiste JOURDAN, le Correcteur des Bouffons à l’Ecolier de Prague, Paris, 1752, p. 18.

(21) Jacques CAZOTTE, Observations sur la lettre de J.J. Rousseau au sujet de la musique française, 1753, p. 4.

(22) [Abbé Marc-Antoine LAUGIER], Apologie de la musique française contre M. Rousseau, Paris, 1754, p.19.

(23) BACHAUMONT, Mémoires secrets, 22 mai 1762.

(24) Comte ALGAROTTI, Essai sur l’Opéra, traduit de l’italien par Chastellux, Paris, 1773, Préface, p. VII.

(25) Ibid., p. VIII.

(26) Ibid., p. 182, note 12.

(27) [René de BONNEVAL],  Apologie de la musique et des musiciens français contre les assertions peu mélodieuses, peu mesurées, et non fondées du sieur Jean-Jacques Rousseau, ci-devant citoyen de Genève, par le chevalier d’Oginville, 1754, pp. 10-11.

(28) Abbé Simon-Joseph PELLEGRIN, Dissertation sur la musique française et italienne, 1754, p. 10.

(29) Ibid., p. 36.

(30) Ibid., p. 33.

(31) Correspondance complète, éd. R.A. Leigh, n°6854, 8 avril 1771; cité par Olivier POT dans son introduction à la Lettre à M. Burney et aux Fragments d’observations sur l’Alceste de Gluck, dans Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. V, p. CCVII.

(32) Correspondance complète, éd. R.A. Leigh, n°7036, 06 mai 1774; cité par Olivier POT, op. cit., p. CCXII.

(33) Voir par exemple le Mercure d’octobre 1772.

(34) Olivier POT, op. cit., p. CCXXVI.

(35) Gilles Montdebert CAUX DE CAPPEVAL,  Apologie du goût français relativement à l’opéra, 1754, p.8.

(36) Ibid.


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© IMV Genève | 01.07.2006