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Le mot est ici bienvenu, lorsqu’on se souvient que l’auteur satirique allemand Rabener songeait à une oeuvre « ...uniquement constituée de notes à un texte absent (37) ». Il est toutefois manifeste que la plupart des notes de la Lettre sur la musique française, loin de participer d’une stratégie discursive qui serait, osons le mot, pour le moins bouffonne, ont été vraisemblablement ajoutées après la rédaction du texte définitif, qu’elles ont pour fonction d’illustrer. Tel n’est certes pas le cas des notes du second Discours ou de celles du Contrat, d’emblée plus abondantes, et qui se chargent, dans la plupart des cas, d’étayer l’argumentation. Notes assimilables, ou réductibles, à de simples digressions.
Digressions, et non pas agressions. C’est dans cette différence, dans cet interstice que se glisse justement le plus virulent des antirousseauismes. Accuser Rousseau de s’adonner à des « notes philosophiques », c’est lui reprocher de faire de la musique l’objet d’un débat qui lui est étranger. Mais c’est aussi l’accuser de faire de la note, dont l’inféodation au texte qui la justifie ne serait plus qu’artifice, le moyen d’un combat où la simple rhétorique le dispute à l’objet même du discours, devenu secondaire.
Quoi de moins surprenant, dès lors, que les attaques les plus vigoureuses adressées, sur le plan musical, au citoyen de Genève, soient précisément contenues dans des notes ? Celles-ci, loin d’appuyer d’une référence ou d’une information complémentaires le texte auquel elles se rattachent, sont exclusivement destinées à réfuter l’auteur du Devin, lui-même souvent absent du groupe de destinataires -désignés ou non- de l’oeuvre prise dans sa globalité.
Le cas le plus patent de cet essaimage de remarques ponctuelles, dont l’unique destinataire devient, du même coup, le seul objet du discours infrapaginal, reste la traduction, par Chastellux, de l’Essai sur l’Opéra du comte Algarotti. Ce dernier n’est présenté au lecteur que comme un contradicteur possible de Jean-Jacques. Quant à Chastellux, il laisse libre cours à sa colère dans une impressionnante série de notes. La seizième d’entre elles examine ainsi si la danse, art d’imitation par excellence, peut « entrer...dans l’Opéra, comme partie constitutive (38). » Après avoir exposé toutes les raisons qui, selon Rousseau, plaident contre cet amalgame, Chastellux avoue, en une formule des plus éloquentes, ce nécessaire morcellement de toute réfutation des principes de Jean-Jacques : « Nous croyons apercevoir tant de sophismes dans ce passage qu’il faudrait un traité complet pour les réfuter ; et nous ne pouvons faire que de très courtes observations.(39) »

La note a donc le double avantage, pour le contradicteur, de la brièveté et de son caractère nécessairement référentiel. Brève, elle force à la concision, voire à la concentration des arguments mis en jeu ; référentielle, sa naturelle dépendance d’un texte porteur interdit toute extension de la réflexion, toute dérive. Le contradicteur semble comme freiné. Les formules qu’il produit se veulent la synthèse d’une pensée plus élaborée, dont il s’agit seulement d’apprécier les contours. La nature accessoire de la note (elle n’est jamais indispensable à la lecture du texte porteur) lui confère enfin une force particulière. Elle est ce qu’on retient, et, logiquement, ce qu’on réprouve. Rousseau lui-même s’en est souvenu, dans les Dialogues. Le Français, incapable d’identifier avec précision les « passages horribles (40)  » qu’il assimile au « venin (41) » de leur auteur, se justifie du moins par un souvenir précis : « Je me rappelle seulement qu’on cite une note de l’Emile où il enseigne ouvertement l’assassinat.(42) »
Assassine est bien le mot, s’agissant de la note. Loin de permettre au débat de tendre, par le jeu de recoupements ou d’exemples appropriés, vers un début d’exhaustivité, elle n’est qu’une occasion supplémentaire de jeter l’anathème sur le malheureux genevois. Cette agressivité redoublée, et insufflée à un système d’écriture apparemment apte à sa nouvelle fonction, est évidemment plus sensible lors de la Querelle des Bouffons. Le « maître d’escrime » est ici Pierre de Morand, dont les notes, abondantes à l’excès, sont autant de charges contre l’auteur du Devin, oeuvre elle-même digne d’une pointe : « Acte d’opéra du sieur Rousseau, qui n’a réussi que par les airs de Pont-Neuf qu’il a imités, et surtout par le mérite que lui a prêté le sieur Jélyotte.(43) »

Accusation de plagiat, constat d’incompétence, interrogation, par le biais d’une brève modalisation, sur la nature du Devin : il ne manquait plus à Rousseau que d’être attaqué sur sa qualité de citoyen de Genève. Aussi est-ce chose faite, dans le texte principal, quelques lignes plus loin : « [la France]...fera même gloire de préférer une jolie chanson à un mauvais sophisme aussi raboteux et aussi sec que les rocs escarpés qui ont vu naître un orgueilleux Auteur qui ose aussi témérairement s’arroger le titre de Philosophe que celui de Citoyen d’une Nation qu’il cherche sans cesse à dégrader et à avilir ; mais qui, lui rendant justice, ne doit le regarder que comme un serpent perfide qu’elle a réchauffé dans son sein. (44) »
Il n’était plus possible de renchérir sur cette cascade de relatives. Une note vient à point nommé pour, à l’instar de Travenol, mettre en relief le manque d’opportunité du pronom « nous » fait sien par Rousseau : « Peut-être le sieur Rousseau a-t-il acquis depuis peu des lettres de naturalité, puisqu’il ne se qualifie plus de citoyen de Genève, et qu’il dit nous et notre, en parlant des Français et de leur Nation. (45) »
Pierre de Morand fait ensuite allusion au comte Algarotti, décidément lancé dans la bataille, et cite un extrait du Newtonianisme des dames : « J’aime mieux, dit la Marquise, la Musique Française que la Musique Italienne, parce que, avec des notes simples et unies, elle touche le coeur, et met les passions en mouvement ; au lieu que l’Italienne, avec ses tons découpés, les fugues, les tremblements continuels et tout son art nous laisse la plupart du temps dans une tranquillité pleine d’esprit. (46) »
Le débat de fond semble ici rejoindre la question de la forme. Si le choix rousseauiste de la mélodie au dépens de l’harmonie se retrouve dans bon nombre d’écrits ayant pour cible le citoyen de Genève, ceux-ci se perdent rapidement dans des considérations éparses sur la qualité de la musique ultramontaine. On oppose très vite la simplicité de la note française à tout ce fatras de notes italiennes, rapidement indiscernables les unes des autres, et dont l’ajustement, loin de conférer à l’oeuvre une quelconque unité mélodique, la rend proprement inaudible. La portée se voit, dans cette exégèse critique, impitoyablement tronquée. Les notes, étudiées pour elles-mêmes et non en fonction de leur place ou de leur rôle dans la partition, sont observées, appréciées, jugées l’une après l’autre. Nouvel essaimage, ou plutôt réel examen, qui permet à Pierre de Morand de rejeter, en une formule heureuse, cette musique étrangère dont les notes, écrit-il, sont « sous-entendues. (47) »

Même constat chez Patu et Portelance qui donnent, le 13 février 1754, une comédie intitulée Les Adieux du Goût. Les mentions infrapaginales de Pierre de Morand laissent place à une série d’exclamations pour le moins significatives. Euterpe vient en effet d’offrir au Goût une partition italienne :
« Dieux! que de notes entassées ;
Croches, triples croches pressées
Diezes et Bemols soit graves, soit aigus,
Du joyeux au plaintif des sauts inattendus;
Je m’y perds : quel amas confus !
Quel indéchiffrable grimoire ! (48) »

Chabanon, trente ans plus tard, conclut logiquement au peu de musicalité des airs italiens. Les notes « entassées » de Portelance, faute de pouvoir s’étendre sur la portée (49), couvrent les paroles du chant qui, dès lors, peut fort bien se passer d’une langue spécifiquement musicale : « C’est principalement dans la Musique Italienne que l’on peut observer le dommage que le chant cause aux paroles. Parcourez un grand nombre d’airs italiens, vous y verrez les paroles jetées çà et là dans la suite de l’air, sans ordre, sans syntaxe, sans signification. Vous y verrez les phrases coupées par le chant, avant que le sens en ait été expliqué. Que dis-je ? Vous y verrez les mots tronqués et mutilés par les notes ; et en considérant ces ruines de la langue, vous vous demanderez de quoi lui sert d’être mélodique par excellence (comme on l’assure), si elle n’en est qu’un peu plus maltraitée par la mélodie. (50) »
Le dernier pronom indéfini dévoile d’autant mieux l’identité de l’accusé que les parenthèses, censées le dérober à la phrase, révèlent le contraste opéré entre les reprises anaphoriques et cet ajout, cette note, pourrait-on dire, quelque peu anachroniques (Rousseau est mort sept ans avant le traité de Chabanon). Il est vrai que le présent a une valeur généralisante : le Dictionnaire de musique, achevé en décembre 1764, a fini de consacrer l’unité de mélodie comme base d’un système cohérent, référence obligée des futurs musicographes.
           
Qu’est-il resté, aujourd’hui, de l’héritage du citoyen de Genève ? Les générations postérieures auront-elles été réellement marquées par la réflexion musicale amorcée dès les années 1740-50 ? N’auront-elles pas plutôt subi l’influence, à quelques décennies de distance, des contradicteurs de Jean-Jacques ? Volonté d’un côté de donner à l’étude de la musique une cohérence réelle qui dépasse les seules compétences théoriques ; de l’autre, une stratégie de l’éparpillement, de cette dislocation qui, au gré de remarques ponctuelles, obère peu à peu, au nom de l’exactitude des faits, la problématique de fond.
Dès le 09 mai 1770, Mlle Ferron chante sans succès, devant le public de l’Académie des Beaux-Arts de Lyon, un motet de l’auteur du Devin. L’incident, relaté dans le deuxième Dialogue, permet à Rousseau d’exprimer son renoncement à « courir de poste en poste (51) » pour « faire partout le cajoleur et le complaisant (52) ». Les choses iront, après sa mort, de mal en pis. Mal reçu des musicographes du XIXe siècle, Julien Tiersot lui consacre, en 1912, un volume de la collection « Les maîtres de la musique » chez Félix Alcan. Encore pose-t-il clairement la question : le citoyen de Genève méritait-il à lui tout seul de « figurer dans la galerie des Maîtres de la Musique (53)  »? Rien n’est moins certain : « Placé, chronologiquement, entre Rameau et Gluck, bien qu’en somme on ne voie guère quel autre représenterait mieux que lui l’activité de l’art musical en France pendant l’interrègne qui sépare ces deux génies, il est évidemment, en tant que producteur musical, si loin de l’un et de l’autre que l’on craindrait de l’exposer aux risques de la comparaison, et qu’ainsi une lacune subsisterait dans l’histoire. (54) »

Distinguer de manière aussi abrupte la seule production musicale de la rédaction d’ouvrages théoriques qui posent les fondements d’une nouvelle esthétique relève de ce même principe qui, du vivant de Rousseau, a fondé l’antirousseauisme. Loin de se référer à la Lettre sur la musique française ou au Dictionnaire de musique, Tiersot se justifie en citant l’Emile, les Confessions et le Contrat social, fragments d’une « pensée audacieuse (55) » qui, dit-il, a « révolutionné le monde. »(56
Tiersot, toutefois, n’est pas un antirousseauiste. Membre du comité actif de l’organisation des fêtes du bicentenaire de la naissance du citoyen de Genève, il se situe au contraire dans la mouvance de ceux qui, au début du siècle, défendent l’image de Jean-Jacques. (57) Tel est l’un des résultats de l’essaimage des remarques -et des notes- visant à critiquer Rousseau musicien : les données les plus essentielles, sur le plan musicologique, manquent à la critique de 1900, obligée de faire appel à l’oeuvre littéraire pour justifier un mode de composition qu’elle n’entend plus.
Le système de notation chiffrée proposé par Rousseau à l’Académie des Sciences en 1742 pose un problème du même ordre : s’y sont immédiatement greffées des accusations de plagiat, récurrentes à partir de la Querelle, et qui ne visent qu’à déposséder Jean-Jacques d’une invention pour le moins originale. C’est ainsi que Pierre de Morand, intarissable dès lors qu’il s’agit de nuire au citoyen de Genève, l’avait, un des premiers, soupçonné d’une telle forfaiture. L’accusation porte d’autant mieux qu’elle paraît anodine, voire superflue, reléguée, encore une fois, dans le coin d’une note : « Le sieur Rousseau emplit autrefois les Mercures de mauvais vers, et qu’on a trouvés tels. Il a proposé une nouvelle façon de noter la musique, qu’il donnait comme de lui, quoique 40 ans auparavant M. Sauveur l’eût insérée dans les Mémoires de l’Académie des Sciences.(58) »
C’est toutefois au système de Souhaitty que l’on compare surtout celui de Rousseau : comparaison dénuée de sens, selon Sidney Kleinman, puisque les chiffres de Rousseau sont transposants et ceux de Souhaitty  absolument fixes. Cette simple observation le mène, dans l’introduction de son édition du Projet concernant de nouveaux signes pour la musique, à la conclusion qui s’impose : « Les deux systèmes sont donc diamétralement opposés. Ce fait, passé sous silence jusqu’à présent, est d’une importance capitale car, vu cette différence fondamentale, il n’était pas possible que le système de Rousseau eût été copié sur celui de Souhaitty. (59) »

Depuis l’Essai sur la musique de La Borde en 1780 jusqu’à Lange et son article « Zur Geschichte der Solmisation » (1900) (60), la quasi-totalité des musicologues du XIXe siècle et, à leur suite, ceux du XXe, accordent un crédit des plus restreints à la notation de Rousseau qu’on lie, outre Souhaitty, à Himestrosa ou Cabezon. C’est seulement aujourd’hui, à l’heure de l’atonalité, qu’on redécouvre l’univers musical du citoyen de Genève -fait pour le moins « paradoxique », et que les dernières années ont néanmoins confirmé.
L’accusation de plagiat a en effet perduré, et s’est même renforcée, durant tout le XIXe siècle. L’avocat lyonnais Castil-Blaze reprend à son compte, en 1842, certains des termes de Caux de Cappeval pour qui Rousseau n’était que le père « putatif » du Devin du village. (61) A la fin du XXe siècle, un musicologue suisse se demande encore qui a composé l’intermède.(62) Catherine Gas se livre enfin, dans un long article, à une comparaison des partitions du Devin et d’Apollon, Berger d’Admète, oeuvre de François-Lupien Grenet, musicien lyonnais. Ses conclusions restent sans équivoque. Après avoir souhaité « lever l’incertitude (63) » de la paternité supposée de Jean-Jacques -celle, pour le moment, du seul Devin- et noté d’emblée « l’honnêteté intellectuelle (64) » du citoyen de Genève, elle en vient, au terme d’une longue analyse stylistique, à parler de « points de rencontre au sein d’oeuvres nettement différenciées (65) ». Encore ces points communs sont-ils explicables : « Ces similitudes (…) restent conformes à la tradition musicale de cette époque de transition au cours de laquelle la musique française se trouvait déchirée entre plusieurs tendances...(66) »
Catherine Gas rejoint, à plus de deux cents ans de distance, l’opinion de Robinot. Pour l’auteur de la Lettre d’un Parisien..., Rousseau a su en effet cristalliser bon nombre des aspirations de son époque. Bien plus, sa réelle implication dans la théorie musicale lui confère sinon un droit particulier, du moins une position nouvelle : « sa partie dans le travail encyclopédique me fait le considérer comme le Pilote général de l’Océan Lyrique Français.(67) »

Là réside le dernier écueil, le dernier piège. Mettre en valeur les fondements théoriques d’une pensée qui embrasse tout le champ de l’expérimentation musicale, depuis les principes mêmes de la solmisation jusqu’aux méandres de l’exécution, peut certes aider à la pleine reconnaissance des compétences artistiques du citoyen de Genève. Lui-même, dans le deuxième Dialogue, semble établir sur ces bases sa postérité musicale : « J.J. était né pour la Musique ; non pour y payer de sa personne dans l’exécution, mais pour en hâter les progrès et y faire des découvertes. Ses idées dans l’art et sur l’art sont fécondes, intarissables. Il a trouvé des méthodes plus claires, plus commodes, plus simples qui facilitent les unes la composition, les autres l’exécution et auxquelles il ne manque pour être admises que d’être proposées par un autre que lui.(68) »
Mais le risque est double : il est d’abord celui d’un oubli relatif, voire d’un effacement de l’oeuvre musicale : la majeure partie des Muses galantes est perdue. On ne doit qu’à un rigoureux travail d’exégèse de Samuel Baud-Bovy l’enregistrement, en 1957, de la première entrée des Muses et celui, cinq ans plus tard, d’un Salve Regina, motet pour soprano et orchestre composé en 1753.
Autre risque : celui d’une dissémination de l’idée de composition musicale dans l’oeuvre littéraire. Il est vrai que Rousseau lui-même, dans les Dialogues, semble orienter le lecteur dans cette voie. On se souvient en effet du parallèle du Devin et de La Nouvelle Héloïse : « Si connaissant déjà J.J. j’avais vu pour la première fois le Devin du Village sans qu’on m’en nommât l’auteur, j’aurais dit sans balancer, c’est celui de La Nouvelle Héloïse, c’est J.J., et ce ne peut être que lui. Colette intéresse et touche comme Julie sans magie de situations, sans apprêt d’événements romanesques, même naturel, même douceur, même accent, elles sont sœurs ou je serais bien trompé.(69) »

Outre le fait que le parallèle instauré dans les Dialogues n’a qu’une valeur argumentative (il s’agit de montrer que Jean-Jacques est bien l’auteur du Devin), il peut difficilement servir de prétexte à un élargissement du champ musical à l’oeuvre entière. Inutile par exemple de vouloir à toute force faire de la prose, certes rythmée, de La Nouvelle Héloïse, le lieu d’une redécouverte de vers -naturellement musicaux- emboîtés les uns dans les autres. Le Rousseau des Dialogues le rappelle avec force: c’est le caractère des productions de Jean-Jacques qui leur donne leur tonalité particulière : « Maintenant on m’assure au contraire que J.J. se donne faussement pour l’auteur de cette pièce [le Devin] et qu’elle est d’un autre: qu’on me le montre donc, cet autre-là, que je voie comment il est fait. Si ce n’est pas J.J., il doit du moins lui ressembler beaucoup, puisque leurs productions si originales, si caractérisées, se ressemblent si fort. Il est vrai que je ne puis avoir vu des productions de J.J. en musique, puisqu’il n’en sait pas faire ; mais je suis sûr que s’il en savait faire, elles auraient un caractère très approchant de celui-là.(70) »

Si l’oeuvre littéraire peut se dire, ou se lire, musicale, c’est donc au prix non de l’agencement d’une prose apte à instituer telle ou telle cadence, mais bien dans l’optique d’une quête ontologique qu’on retrouve, sous des aspects divers, dans toutes les productions de Jean-Jacques. La « musicalité de la langue », déchirée, démembrée par nombre de lecteurs (et ce morcellement, on l’a vu, est l’un des principes mêmes de l’antirousseauisme) prend dès lors une autre signification : celle que lui donne Olivier Pot, par exemple, en une formule des plus heureuses : « c’est désormais le travail de l’écriture et l’impossible recherche de la musicalité de la langue qui -les références romanesques à la musique dans La Nouvelle Héloïse le confirmeront- permettront à Rousseau de parler et de revivre par procuration l’accent originel du chant dans son lieu même qui est la littérature.(71) »

Que l’oeuvre littéraire du citoyen de Genève soit parcourue de motifs ou d’impératifs musicaux n’est certes pas pour surprendre. Plus étonnante en revanche est la tendance qui consiste, chez certains des adversaires de Rousseau, à copier, au moins dans la formulation, celui qu’ils dénoncent.
C’est ainsi que Chabanon, en 1785, construit l’un des chapitres de son traité De la musique considérée en elle-même... sur le modèle des Dialogues. Un contradicteur entre en scène et accuse le narrateur d’avoir voulu justifier les théories musicales de Jean-Jacques, alors que celles-ci, dans les chapitres précédents, font précisément l’objet d’une réfutation. Ce chapitre, intitulé « Corollaire important du chapitre précédent », s’intègre, par un jeu d’échos, à l’ensemble du discours : « Un Inconnu vint à moi l’autre jour, et m’attaquant sur le chapitre qu’on vient de lire, il me reprocha d’avoir perdu bien du temps, bien de la raison, disait-il, à combattre une opinion qui n’existe plus, celle qui asservit les inflexions du chant aux inflexions de la parole. Je m’étonnais de ce qu’un homme qui paraissait avoir lu mon ouvrage, n’y avait pas vu que le sentiment contre lequel je m’étais élevé était celui de plusieurs philosophes, et particulièrement de M. Rousseau.(72) »

Saint-Ange publie, dix ans plus tard, soit trois ans après la mort de l’auteur, une brève confession de Chabanon intitulée Tableau de quelques circonstances de ma vie. Une étude approfondie mettrait-elle en évidence une possible influence, sur le plan de la composition, du citoyen de Genève ? Chabanon demeure en tout cas le seul de ses contradicteurs à être allé, sans s’attarder sur la tonalité des débats, au coeur-même du problème esthétique. Plus à même de comprendre les données de l’évolution rousseauiste, sa profonde connaissance des théories ramistes et un certain recul dans le temps lui auront permis de ne pas limiter sa réfutation à une série de remarques ponctuelles. La pratique de la note -aimable paradoxe- lui est d’ailleurs inconnue.
Berlioz se situe, quant à lui, à la pointe des écrits antirousseauistes. Dès la préface de ses Mémoires, après avoir présenté les raisons qui le poussaient à prendre la plume (volonté d’en finir avec certaines notices biographiques, évidemment inexactes, et sensation d’un devoir pédagogique), il tente de se démarquer de son illustre -et encombrant- prédécesseur : « Je n’ai pas la moindre velléité non plus de me présenter devant Dieu mon livre à la main en me déclarant le meilleur des hommes, ni d’écrire des confessions. Je ne dirai que ce qu’il me plaira de dire ; et si le lecteur me refuse son absolution, il faudra qu’il soit d’une sévérité peu orthodoxe, car je n’avouerai que les péchés véniels.(73) »
Cette profession de (mauvaise) foi ouvre la voie à un grand nombre d’attaques, toutes singulièrement violentes. Si Cherubini est certes le plus atteint, Jean-Jacques ne laisse pas, dans le quinzième chapitre, d’être agressé à son tour. Les retours anaphoriques de l’adjectif « petit » et du pronom personnel, la récurrence des relatives, l’apparent détachement du narrateur, dont la compassion feinte accentue la perfidie, tout, dans ce texte, signe, ou signale, outre une qualité d’écriture qui n’a d’égale que la force de la satire, la fin d’un monde :

« Pauvre Rousseau, qui attachait autant d’importance à sa partition du Devin du village, qu’aux chefs d’oeuvre d’éloquence qui ont immortalisé son nom,lui qui croyait fermement avoir écrasé Rameau tout entier, voire le trio des Parques, avec les petites chansons, les petits flonflons, les petits rondeaux,les petits solos, les petites bergeries, les petites drôleries de toute espèce dont se compose son petit intermède ; lui qu’on a tant tourmenté ; lui que la secte des Holbachiens a tant envié pour son oeuvre musicale ; lui qu’on a accusé de n’en être pas l’auteur ; lui qui a été chanté par toute la France, depuis Jéliotte et Mlle Fel jusqu’au roi Louis XV, qui ne pouvait se lasser de répéter :« J’ai perdu mon serviteur », avec la voix la plus fausse de son royaume ; lui enfin dont l’oeuvre favorite obtint à son apparition tous les genres de succès ; pauvre Rousseau ! qu’eût-il dit de nos blasphèmes, s’il eût pu les entendre ? Et pouvait-il prévoir que son cher opéra, qui excita tant d’applaudissements, tomberait un jour pour ne plus se relever, sous le coup d’une énorme perruque poudrée à blanc, jetée aux pieds de Colette par un insolent railleur ? (74) »

Tel est peut-être le dernier des paradoxes qui ont jalonné la carrière de Rousseau musicien : après avoir dénoncé le côté intellectuel, et donc artificiel, de l’esthétique musicale classique, il est rejeté d’un siècle où éclôt ce que d’aucuns nommeraient une « esthétique de la spiritualité » (75). Il est, jusqu’à la fin du vingtième siècle, accusé d’incompétence, d’insolence, de plagiat. Les mêmes doutes, les mêmes questions, aggravés par des pertes conséquentes (la partition, par exemple, des Muses galantes), semblent, encore aujourd’hui, nier l’existence d’un Jean-Jacques Rousseau compositeur. Questions posées, dès 1753, par Caux de Cappeval, Cazotte ou Pierre de Morand. Questions dont les notes, véritables notifications d’imposture, s’assimilent, de près ou de loin, à une lapidation.

(37) Yannick SEITE, « La note infrapaginale est-elle une forme brève? Le cas de Rousseau « éditeur » de Julie », dans La Forme brève, Actes du colloque franco-polonais de Lyon, 19-21 septembre 1994, Paris, Champion, p. 180.

(38) Comte ALGAROTTI, op. cit., p. 185, note 16.

(39) Ibid.

(40) Dialogues, dans Oeuvres complètes,Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 693.

(41) Ibid.

(42) Ibid., p. 694.

(43) Pierre de MORAND, op. cit., p. 7, note 14.

(44) Ibid, p. 7. Cette image du serpent est récurrente chez les adversaires de Rousseau. On la retrouve, si l’on en croit Bachaumont, chez Hume (BACHAUMONT, Mémoires secrets, 08 juillet 1766). Rousseau la réexploitera dans les Dialogues (cf. Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 693.)

(45) Pierre de MORAND, op. cit., p. 7, note 17.

(46) Ibid., p. 9.

(47) Ibid., p. 11.

(48) Claude-Pierre PATU et François de PORTELANCE, Les Adieux du Goût, comédie en un acte et en vers, Paris, 1754, p. 25.

(49) Momus déclare d’ailleurs la musique française « ...plus à [sa] portée. » (Ibid.)

(50) CHABANON, op. cit., p. 212. Tout le débat sur l’unité de mélodie reparaîtra vers 1820 et sera à l’origine de l’opposition entre Boïeldieu et Berlioz.

(51) Dialogues, dans Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 844.

(52) Ibid., p. 845.

(53) Julien TIERSOT, Jean-Jacques Rousseau, collection « Les maîtres de la musique », Félix Alcan, 1912, p. 1.

(54) Ibid.

(55) Ibid, p. 2.

(56) Ibid.

(57) Pour une plus ample information sur la réception de Rousseau à cette époque, voir Tanguy L’AMINOT, Images de Jean-Jacques Rousseau de 1912 à 1978, Voltaire Foundation, Oxford, 1992.

(58) Pierre de MORAND, op. cit., p. 26, note 1. Joseph Sauveur (1653-1716) fut effectivement l’inventeur d’une notation musicale. Rousseau le cite dans le Dictionnaire de musique, à l’article « Caractères de musique », aux côtés de Parran, Souhaitty, Sauveur et Dumas.

(59) Sidney KLEINMAN, Introduction au Projet concernant de nouveaux signes pour la musique et à la Dissertation sur la musique moderne, dans Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome V, p. LV.

(60) LANGE, « Zur Geschichte der Solmisation », dans Sammelbände der Internationalen-Musikgesellschaft, Leipzig, 1900 ; cité par Sidney Kleinman, op. cit., p. LXII.

(61) CAUX DE CAPPEVAL, op. cit., p. 12.

(62) Voir Will EISENMANN, « Wer komponierte den Devin du village? », dans Revue musicale suisse, juillet 1972.

(63) Catherine GAS, « François-Lupien Grenet musicien lyonnais est-il le compositeur du Devin du village ? », dans Aspects de la musique à Lyon, 1982, p. 212. Nous devons cette référence à Mme Montagnes, de la Bibliothèque d’études rousseauistes de Montmorency. Qu’elle en soit chaleureusement remerciée.

(64) Ibid.

(65) Ibid., p. 221.

(66) Ibid.

(67) ROBINOT, op. cit., p. 10.

(68) Dialogues, dans Oeuvres complètes, op. cit., tome I, p. 872.

(69) Ibid., p. 867.

(70) Ibid.

(71) Olivier POT, Introduction à l’Examen de deux principes avancés par M. Rameau, dans Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome V, p. CLIV.

(72) CHABANON, op. cit., p. 79.

(73) Hector BERLIOZ, Mémoires, Paris, 1870, rééd. GF, tome 1, p. 39.

(74) Ibid.

(75) Catherine KINTZLER, article « Rousseau » du Dictionnaire de la musique en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, sous la direction de Marcelle Benoît, Paris, Fayard, 1992, p. 622.


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© IMV Genève | 01.07.2006