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Le mot est
ici bienvenu, lorsqu’on se souvient que l’auteur
satirique allemand Rabener songeait à une oeuvre « ...uniquement
constituée de notes à un texte absent (37) ».
Il est toutefois manifeste que la plupart des notes de la Lettre
sur la musique française, loin de participer d’une
stratégie discursive qui serait, osons le mot, pour le
moins bouffonne, ont été vraisemblablement
ajoutées après la rédaction du texte définitif,
qu’elles ont pour fonction d’illustrer. Tel n’est
certes pas le cas des notes du second Discours ou de
celles du Contrat, d’emblée plus abondantes,
et qui se chargent, dans la plupart des cas, d’étayer
l’argumentation. Notes assimilables, ou réductibles, à de
simples digressions.
Digressions,
et non pas agressions. C’est dans cette différence, dans cet interstice
que se glisse justement le plus virulent des antirousseauismes. Accuser Rousseau
de s’adonner à des « notes philosophiques »,
c’est lui reprocher de faire de la musique l’objet d’un débat
qui lui est étranger. Mais c’est aussi l’accuser de faire
de la note, dont l’inféodation au texte qui la justifie ne serait
plus qu’artifice, le moyen d’un combat où la simple rhétorique
le dispute à l’objet même du discours, devenu secondaire.
Quoi de
moins surprenant, dès lors, que les attaques les plus vigoureuses adressées,
sur le plan musical, au citoyen de Genève, soient précisément
contenues dans des notes ? Celles-ci, loin d’appuyer d’une
référence ou d’une information complémentaires le
texte auquel elles se rattachent, sont exclusivement destinées à réfuter
l’auteur du Devin, lui-même souvent absent du groupe de
destinataires -désignés ou non- de l’oeuvre prise dans
sa globalité.
Le cas le
plus patent de cet essaimage de remarques ponctuelles, dont l’unique
destinataire devient, du même coup, le seul objet du discours infrapaginal,
reste la traduction, par Chastellux, de l’Essai sur l’Opéra du
comte Algarotti. Ce dernier n’est présenté au lecteur que
comme un contradicteur possible de Jean-Jacques. Quant à Chastellux,
il laisse libre cours à sa colère dans une impressionnante série
de notes. La seizième d’entre elles examine ainsi si la danse,
art d’imitation par excellence, peut « entrer...dans l’Opéra,
comme partie constitutive (38). » Après
avoir exposé toutes les raisons qui, selon Rousseau, plaident contre
cet amalgame, Chastellux avoue, en une formule des plus éloquentes,
ce nécessaire morcellement de toute réfutation des principes
de Jean-Jacques : « Nous croyons apercevoir tant de sophismes dans
ce passage qu’il faudrait un traité complet pour les réfuter ;
et nous ne pouvons faire que de très courtes observations.(39) »
La
note a donc le double avantage, pour le contradicteur, de la
brièveté et de son caractère nécessairement
référentiel. Brève, elle force à la
concision, voire à la concentration des arguments mis
en jeu ; référentielle, sa naturelle dépendance
d’un texte porteur interdit toute extension de la réflexion,
toute dérive. Le contradicteur semble comme freiné.
Les formules qu’il produit se veulent la synthèse
d’une pensée plus élaborée, dont il
s’agit seulement d’apprécier les contours.
La nature accessoire de la note (elle n’est jamais indispensable à la
lecture du texte porteur) lui confère enfin une force
particulière. Elle est ce qu’on retient, et, logiquement,
ce qu’on réprouve. Rousseau lui-même s’en
est souvenu, dans les Dialogues. Le Français,
incapable d’identifier avec précision les « passages
horribles (40) » qu’il
assimile au « venin (41) » de
leur auteur, se justifie du moins par un souvenir précis
: « Je me rappelle seulement qu’on cite une
note de l’Emile où il enseigne ouvertement
l’assassinat.(42) »
Assassine
est bien le mot, s’agissant de la note. Loin de permettre au débat
de tendre, par le jeu de recoupements ou d’exemples appropriés,
vers un début d’exhaustivité, elle n’est qu’une
occasion supplémentaire de jeter l’anathème sur le malheureux
genevois. Cette agressivité redoublée, et insufflée à un
système d’écriture apparemment apte à sa nouvelle
fonction, est évidemment plus sensible lors de la Querelle des Bouffons.
Le « maître d’escrime » est ici Pierre de
Morand, dont les notes, abondantes à l’excès, sont autant
de charges contre l’auteur du Devin, oeuvre elle-même
digne d’une pointe : « Acte d’opéra du sieur
Rousseau, qui n’a réussi que par les airs de Pont-Neuf qu’il
a imités, et surtout par le mérite que lui a prêté le
sieur Jélyotte.(43) »
Accusation
de plagiat, constat d’incompétence, interrogation,
par le biais d’une brève modalisation, sur la nature
du Devin : il ne manquait plus à Rousseau que
d’être attaqué sur sa qualité de citoyen
de Genève. Aussi est-ce chose faite, dans le texte principal,
quelques lignes plus loin : « [la France]...fera
même gloire de préférer une jolie chanson à un
mauvais sophisme aussi raboteux et aussi sec que les rocs escarpés
qui ont vu naître un orgueilleux Auteur qui ose aussi témérairement
s’arroger le titre de Philosophe que celui de Citoyen d’une
Nation qu’il cherche sans cesse à dégrader
et à avilir ; mais qui, lui rendant justice, ne doit
le regarder que comme un serpent perfide qu’elle a réchauffé dans
son sein. (44) »
Il n’était
plus possible de renchérir sur cette cascade de relatives. Une note
vient à point nommé pour, à l’instar de Travenol,
mettre en relief le manque d’opportunité du pronom « nous » fait
sien par Rousseau : « Peut-être le sieur Rousseau a-t-il acquis
depuis peu des lettres de naturalité, puisqu’il ne se qualifie
plus de citoyen de Genève, et qu’il dit nous et notre,
en parlant des Français et de leur Nation. (45) »
Pierre de
Morand fait ensuite allusion au comte Algarotti, décidément lancé dans
la bataille, et cite un extrait du Newtonianisme des dames : « J’aime
mieux, dit la Marquise, la Musique Française que la Musique Italienne,
parce que, avec des notes simples et unies, elle touche le coeur, et met les
passions en mouvement ; au lieu que l’Italienne, avec ses tons découpés,
les fugues, les tremblements continuels et tout son art nous laisse la plupart
du temps dans une tranquillité pleine d’esprit. (46) »
Le débat
de fond semble ici rejoindre la question de la forme. Si le choix rousseauiste
de la mélodie au dépens de l’harmonie se retrouve dans
bon nombre d’écrits ayant pour cible le citoyen de Genève,
ceux-ci se perdent rapidement dans des considérations éparses
sur la qualité de la musique ultramontaine. On oppose très vite
la simplicité de la note française à tout ce fatras de
notes italiennes, rapidement indiscernables les unes des autres, et dont l’ajustement,
loin de conférer à l’oeuvre une quelconque unité mélodique,
la rend proprement inaudible. La portée se voit, dans cette exégèse
critique, impitoyablement tronquée. Les notes, étudiées
pour elles-mêmes et non en fonction de leur place ou de leur rôle
dans la partition, sont observées, appréciées, jugées
l’une après l’autre. Nouvel essaimage, ou plutôt réel
examen, qui permet à Pierre de Morand de rejeter, en une formule heureuse,
cette musique étrangère dont les notes, écrit-il, sont « sous-entendues. (47) »
Même
constat chez Patu et Portelance qui donnent, le 13 février 1754, une
comédie intitulée Les Adieux du Goût.
Les mentions infrapaginales de Pierre de Morand laissent place à une série
d’exclamations pour le moins significatives. Euterpe vient en effet d’offrir
au Goût une partition italienne :
« Dieux! que de notes entassées ;
Croches, triples croches pressées
Diezes et Bemols soit graves, soit aigus,
Du joyeux au plaintif des sauts inattendus;
Je m’y perds : quel amas confus !
Quel indéchiffrable grimoire ! (48) »
Chabanon,
trente ans plus tard, conclut logiquement au peu de musicalité des
airs italiens. Les notes « entassées » de
Portelance, faute de pouvoir s’étendre sur la portée (49),
couvrent les paroles du chant qui, dès lors, peut fort
bien se passer d’une langue spécifiquement musicale : « C’est
principalement dans la Musique Italienne que l’on peut
observer le dommage que le chant cause aux paroles. Parcourez
un grand nombre d’airs italiens, vous y verrez les paroles
jetées çà et là dans la suite de
l’air, sans ordre, sans syntaxe, sans signification. Vous
y verrez les phrases coupées par le chant, avant que le
sens en ait été expliqué. Que dis-je ?
Vous y verrez les mots tronqués et mutilés par
les notes ; et en considérant ces ruines de la langue,
vous vous demanderez de quoi lui sert d’être mélodique
par excellence (comme on l’assure), si elle n’en
est qu’un peu plus maltraitée par la mélodie. (50) »
Le dernier
pronom indéfini dévoile d’autant mieux l’identité de
l’accusé que les parenthèses, censées le dérober à la
phrase, révèlent le contraste opéré entre les reprises
anaphoriques et cet ajout, cette note, pourrait-on dire, quelque peu
anachroniques (Rousseau est mort sept ans avant le traité de Chabanon).
Il est vrai que le présent a une valeur généralisante :
le Dictionnaire de musique, achevé en décembre 1764,
a fini de consacrer l’unité de mélodie comme base d’un
système cohérent, référence obligée des
futurs musicographes.
Qu’est-il
resté, aujourd’hui, de l’héritage du citoyen de Genève ?
Les générations postérieures auront-elles été réellement
marquées par la réflexion musicale amorcée dès
les années 1740-50 ? N’auront-elles pas plutôt subi
l’influence, à quelques décennies de distance, des contradicteurs
de Jean-Jacques ? Volonté d’un côté de donner à l’étude
de la musique une cohérence réelle qui dépasse les seules
compétences théoriques ; de l’autre, une stratégie
de l’éparpillement, de cette dislocation qui, au gré de
remarques ponctuelles, obère peu à peu, au nom de l’exactitude
des faits, la problématique de fond.
Dès
le 09 mai 1770, Mlle Ferron chante sans succès, devant le public de
l’Académie des Beaux-Arts de Lyon, un motet de l’auteur
du Devin. L’incident, relaté dans le deuxième Dialogue,
permet à Rousseau d’exprimer son renoncement à « courir
de poste en poste (51) » pour « faire
partout le cajoleur et le complaisant (52) ».
Les choses iront, après sa mort, de mal en pis. Mal reçu des
musicographes du XIXe siècle, Julien Tiersot lui consacre, en 1912,
un volume de la collection « Les maîtres de la musique » chez
Félix Alcan. Encore pose-t-il clairement la question : le citoyen
de Genève méritait-il à lui tout seul de « figurer
dans la galerie des Maîtres de la Musique (53) »?
Rien n’est moins certain : « Placé, chronologiquement,
entre Rameau et Gluck, bien qu’en somme on ne voie guère quel
autre représenterait mieux que lui l’activité de l’art
musical en France pendant l’interrègne qui sépare ces deux
génies, il est évidemment, en tant que producteur musical, si
loin de l’un et de l’autre que l’on craindrait de l’exposer
aux risques de la comparaison, et qu’ainsi une lacune subsisterait dans
l’histoire. (54) »
Distinguer
de manière aussi abrupte la seule production musicale
de la rédaction d’ouvrages théoriques qui
posent les fondements d’une nouvelle esthétique
relève de ce même principe qui, du vivant de Rousseau,
a fondé l’antirousseauisme. Loin de se référer à la Lettre
sur la musique française ou au Dictionnaire de
musique, Tiersot se justifie en citant l’Emile,
les Confessions et le Contrat social, fragments
d’une « pensée audacieuse (55) » qui,
dit-il, a « révolutionné le monde. »(56)
Tiersot,
toutefois, n’est pas un antirousseauiste. Membre du comité actif
de l’organisation des fêtes du bicentenaire de la naissance du
citoyen de Genève, il se situe au contraire dans la mouvance de ceux
qui, au début du siècle, défendent l’image de Jean-Jacques. (57) Tel
est l’un des résultats de l’essaimage des remarques -et
des notes- visant à critiquer Rousseau musicien : les
données les plus essentielles, sur le plan musicologique, manquent à la
critique de 1900, obligée de faire appel à l’oeuvre littéraire
pour justifier un mode de composition qu’elle n’entend plus.
Le système
de notation chiffrée proposé par Rousseau à l’Académie
des Sciences en 1742 pose un problème du même ordre : s’y
sont immédiatement greffées des accusations de plagiat, récurrentes à partir
de la Querelle, et qui ne visent qu’à déposséder
Jean-Jacques d’une invention pour le moins originale. C’est ainsi
que Pierre de Morand, intarissable dès lors qu’il s’agit
de nuire au citoyen de Genève, l’avait, un des premiers, soupçonné d’une
telle forfaiture. L’accusation porte d’autant mieux qu’elle
paraît anodine, voire superflue, reléguée, encore une fois,
dans le coin d’une note : « Le sieur Rousseau emplit autrefois
les Mercures de mauvais vers, et qu’on a trouvés tels. Il a proposé une
nouvelle façon de noter la musique, qu’il donnait comme de lui,
quoique 40 ans auparavant M. Sauveur l’eût insérée
dans les Mémoires de l’Académie des Sciences.(58) »
C’est
toutefois au système de Souhaitty que l’on compare surtout celui
de Rousseau : comparaison dénuée de sens, selon Sidney Kleinman,
puisque les chiffres de Rousseau sont transposants et ceux de Souhaitty absolument
fixes. Cette simple observation le mène, dans l’introduction de
son édition du Projet concernant de nouveaux signes pour la musique,
à la conclusion qui s’impose : « Les deux systèmes
sont donc diamétralement opposés. Ce fait, passé sous
silence jusqu’à présent, est d’une importance capitale
car, vu cette différence fondamentale, il n’était pas possible
que le système de Rousseau eût été copié sur
celui de Souhaitty. (59) »
Depuis
l’Essai sur la musique de La Borde en 1780 jusqu’à Lange
et son article « Zur Geschichte der Solmisation » (1900) (60),
la quasi-totalité des musicologues du XIXe siècle
et, à leur suite, ceux du XXe, accordent un crédit
des plus restreints à la notation de Rousseau qu’on
lie, outre Souhaitty, à Himestrosa ou Cabezon. C’est
seulement aujourd’hui, à l’heure de l’atonalité,
qu’on redécouvre l’univers musical du citoyen
de Genève -fait pour le moins « paradoxique »,
et que les dernières années ont néanmoins
confirmé.
L’accusation
de plagiat a en effet perduré, et s’est même renforcée,
durant tout le XIXe siècle. L’avocat lyonnais Castil-Blaze reprend à son
compte, en 1842, certains des termes de Caux de Cappeval pour qui Rousseau
n’était que le père « putatif » du Devin
du village. (61) A la fin
du XXe siècle, un musicologue suisse se demande encore qui a composé l’intermède.(62) Catherine
Gas se livre enfin, dans un long article, à une comparaison des partitions
du Devin et d’Apollon, Berger d’Admète, oeuvre
de François-Lupien Grenet, musicien lyonnais. Ses conclusions restent
sans équivoque. Après avoir souhaité « lever
l’incertitude (63) » de
la paternité supposée de Jean-Jacques -celle, pour le moment,
du seul Devin- et noté d’emblée « l’honnêteté intellectuelle (64) » du
citoyen de Genève, elle en vient, au terme d’une longue analyse
stylistique, à parler de « points de rencontre au sein d’oeuvres
nettement différenciées (65) ».
Encore ces points communs sont-ils explicables : « Ces similitudes
(…) restent conformes à la tradition musicale de cette époque
de transition au cours de laquelle la musique française se trouvait
déchirée entre plusieurs tendances...(66) »
Catherine
Gas rejoint, à plus de deux cents ans de distance, l’opinion de
Robinot. Pour l’auteur de la Lettre d’un Parisien...,
Rousseau a su en effet cristalliser bon nombre des aspirations de son époque.
Bien plus, sa réelle implication dans la théorie musicale lui
confère sinon un droit particulier, du moins une position nouvelle : « sa
partie dans le travail encyclopédique me fait le considérer comme
le Pilote général de l’Océan Lyrique Français.(67) »
Là réside
le dernier écueil, le dernier piège. Mettre en
valeur les fondements théoriques d’une pensée
qui embrasse tout le champ de l’expérimentation
musicale, depuis les principes mêmes de la solmisation
jusqu’aux méandres de l’exécution,
peut certes aider à la pleine reconnaissance des compétences
artistiques du citoyen de Genève. Lui-même, dans
le deuxième Dialogue, semble établir sur
ces bases sa postérité musicale : « J.J. était
né pour la Musique ; non pour y payer de sa personne
dans l’exécution, mais pour en hâter les progrès
et y faire des découvertes. Ses idées dans l’art
et sur l’art sont fécondes, intarissables. Il a
trouvé des méthodes plus claires, plus commodes,
plus simples qui facilitent les unes la composition, les autres
l’exécution et auxquelles il ne manque pour être
admises que d’être proposées par un autre
que lui.(68) »
Mais le
risque est double : il est d’abord celui d’un oubli relatif,
voire d’un effacement de l’oeuvre musicale : la majeure partie
des Muses galantes est perdue. On ne doit qu’à un
rigoureux travail d’exégèse de Samuel Baud-Bovy l’enregistrement,
en 1957, de la première entrée des Muses et celui, cinq
ans plus tard, d’un Salve Regina, motet pour soprano et orchestre
composé en 1753.
Autre risque :
celui d’une dissémination de l’idée de composition
musicale dans l’oeuvre littéraire. Il est vrai que Rousseau lui-même,
dans les Dialogues, semble orienter le lecteur dans cette voie. On
se souvient en effet du parallèle du Devin et de La Nouvelle
Héloïse : « Si connaissant déjà J.J.
j’avais vu pour la première fois le Devin du Village sans
qu’on m’en nommât l’auteur, j’aurais dit sans
balancer, c’est celui de La Nouvelle Héloïse, c’est
J.J., et ce ne peut être que lui. Colette intéresse et touche
comme Julie sans magie de situations, sans apprêt d’événements
romanesques, même naturel, même douceur, même accent, elles
sont sœurs ou je serais bien trompé.(69) »
Outre
le fait que le parallèle instauré dans les Dialogues n’a
qu’une valeur argumentative (il s’agit de montrer
que Jean-Jacques est bien l’auteur du Devin),
il peut difficilement servir de prétexte à un élargissement
du champ musical à l’oeuvre entière. Inutile
par exemple de vouloir à toute force faire de la prose,
certes rythmée, de La Nouvelle Héloïse,
le lieu d’une redécouverte de vers -naturellement
musicaux- emboîtés les uns dans les autres. Le Rousseau
des Dialogues le rappelle avec force: c’est le caractère des
productions de Jean-Jacques qui leur donne leur tonalité particulière : « Maintenant
on m’assure au contraire que J.J. se donne faussement pour
l’auteur de cette pièce [le Devin] et qu’elle
est d’un autre: qu’on me le montre donc, cet autre-là,
que je voie comment il est fait. Si ce n’est pas J.J.,
il doit du moins lui ressembler beaucoup, puisque leurs productions
si originales, si caractérisées, se ressemblent
si fort. Il est vrai que je ne puis avoir vu des productions
de J.J. en musique, puisqu’il n’en sait pas faire ;
mais je suis sûr que s’il en savait faire, elles
auraient un caractère très approchant de celui-là.(70) »
Si
l’oeuvre littéraire peut se dire, ou se lire, musicale,
c’est donc au prix non de l’agencement d’une
prose apte à instituer telle ou telle cadence, mais bien
dans l’optique d’une quête ontologique qu’on
retrouve, sous des aspects divers, dans toutes les productions
de Jean-Jacques. La « musicalité de la langue »,
déchirée, démembrée par nombre de
lecteurs (et ce morcellement, on l’a vu, est l’un
des principes mêmes de l’antirousseauisme) prend
dès lors une autre signification : celle que lui donne
Olivier Pot, par exemple, en une formule des plus heureuses : « c’est
désormais le travail de l’écriture et l’impossible
recherche de la musicalité de la langue qui -les références
romanesques à la musique dans La Nouvelle Héloïse le
confirmeront- permettront à Rousseau de parler et de revivre
par procuration l’accent originel du chant dans son lieu
même qui est la littérature.(71) »
Que
l’oeuvre littéraire du citoyen de Genève
soit parcourue de motifs ou d’impératifs musicaux
n’est certes pas pour surprendre. Plus étonnante
en revanche est la tendance qui consiste, chez certains des adversaires
de Rousseau, à copier, au moins dans la formulation,
celui qu’ils dénoncent.
C’est
ainsi que Chabanon, en 1785, construit l’un des chapitres de son traité De
la musique considérée en elle-même... sur le modèle
des Dialogues. Un contradicteur entre en scène et accuse le
narrateur d’avoir voulu justifier les théories musicales de Jean-Jacques,
alors que celles-ci, dans les chapitres précédents, font précisément
l’objet d’une réfutation. Ce chapitre, intitulé « Corollaire
important du chapitre précédent », s’intègre,
par un jeu d’échos, à l’ensemble du discours : « Un
Inconnu vint à moi l’autre jour, et m’attaquant sur le chapitre
qu’on vient de lire, il me reprocha d’avoir perdu bien du temps, bien
de la raison, disait-il, à combattre une opinion qui n’existe
plus, celle qui asservit les inflexions du chant aux inflexions de la parole.
Je m’étonnais de ce qu’un homme qui paraissait avoir lu
mon ouvrage, n’y avait pas vu que le sentiment contre lequel je m’étais élevé était
celui de plusieurs philosophes, et particulièrement de M. Rousseau.(72) »
Saint-Ange
publie, dix ans plus tard, soit trois ans après la mort
de l’auteur, une brève confession de Chabanon intitulée Tableau
de quelques circonstances de ma vie. Une étude approfondie
mettrait-elle en évidence une possible influence, sur
le plan de la composition, du citoyen de Genève ?
Chabanon demeure en tout cas le seul de ses contradicteurs à être
allé, sans s’attarder sur la tonalité des
débats, au coeur-même du problème esthétique.
Plus à même de comprendre les données de
l’évolution rousseauiste, sa profonde connaissance
des théories ramistes et un certain recul dans le temps
lui auront permis de ne pas limiter sa réfutation à une
série de remarques ponctuelles. La pratique de la note -aimable
paradoxe- lui est d’ailleurs inconnue.
Berlioz
se situe, quant à lui, à la pointe des écrits antirousseauistes.
Dès la préface de ses Mémoires, après
avoir présenté les raisons qui le poussaient à prendre
la plume (volonté d’en finir avec certaines notices biographiques, évidemment
inexactes, et sensation d’un devoir pédagogique), il tente de
se démarquer de son illustre -et encombrant- prédécesseur : « Je
n’ai pas la moindre velléité non plus de me présenter
devant Dieu mon livre à la main en me déclarant
le meilleur des hommes, ni d’écrire des confessions. Je
ne dirai que ce qu’il me plaira de dire ; et si le lecteur me refuse
son absolution, il faudra qu’il soit d’une sévérité peu
orthodoxe, car je n’avouerai que les péchés véniels.(73) »
Cette profession
de (mauvaise) foi ouvre la voie à un grand nombre d’attaques,
toutes singulièrement violentes. Si Cherubini est certes le plus atteint,
Jean-Jacques ne laisse pas, dans le quinzième chapitre, d’être
agressé à son tour. Les retours anaphoriques de l’adjectif « petit » et
du pronom personnel, la récurrence des relatives, l’apparent détachement
du narrateur, dont la compassion feinte accentue la perfidie, tout, dans ce
texte, signe, ou signale, outre une qualité d’écriture
qui n’a d’égale que la force de la satire, la fin d’un
monde :
« Pauvre Rousseau,
qui attachait autant d’importance à sa
partition du Devin du village, qu’aux chefs d’oeuvre
d’éloquence qui ont immortalisé son nom,lui
qui croyait fermement avoir écrasé Rameau tout
entier, voire le trio des Parques, avec les petites
chansons, les petits flonflons, les petits rondeaux,les petits
solos, les petites bergeries, les petites drôleries de
toute espèce dont se compose son petit intermède ;
lui qu’on a tant tourmenté ; lui que la secte
des Holbachiens a tant envié pour son oeuvre musicale ;
lui qu’on a accusé de n’en être pas
l’auteur ; lui qui a été chanté par
toute la France, depuis Jéliotte et Mlle Fel jusqu’au
roi Louis XV, qui ne pouvait se lasser de répéter :« J’ai
perdu mon serviteur », avec la voix la plus fausse
de son royaume ; lui enfin dont l’oeuvre favorite
obtint à son
apparition tous les genres de succès ; pauvre Rousseau !
qu’eût-il dit de nos blasphèmes, s’il
eût pu les entendre ? Et pouvait-il prévoir
que son cher opéra, qui excita tant d’applaudissements,
tomberait un jour pour ne plus se relever, sous le coup d’une énorme
perruque poudrée à blanc, jetée aux pieds
de Colette par un insolent railleur ? (74) »
Tel
est peut-être le dernier des paradoxes qui ont jalonné la
carrière de Rousseau musicien : après avoir
dénoncé le côté intellectuel, et donc
artificiel, de l’esthétique musicale classique,
il est rejeté d’un siècle où éclôt
ce que d’aucuns nommeraient une « esthétique
de la spiritualité » (75).
Il est, jusqu’à la fin du vingtième siècle,
accusé d’incompétence, d’insolence,
de plagiat. Les mêmes doutes, les mêmes questions,
aggravés par des pertes conséquentes (la partition,
par exemple, des Muses galantes), semblent, encore aujourd’hui,
nier l’existence d’un Jean-Jacques Rousseau compositeur.
Questions posées, dès 1753, par Caux de Cappeval,
Cazotte ou Pierre de Morand. Questions dont les notes, véritables
notifications d’imposture, s’assimilent, de près
ou de loin, à une lapidation.
(37)
Yannick SEITE, « La note infrapaginale est-elle
une forme brève? Le cas de Rousseau « éditeur » de Julie »,
dans La Forme brève, Actes du colloque franco-polonais
de Lyon, 19-21 septembre 1994, Paris, Champion, p. 180.
(38)
Comte ALGAROTTI, op.
cit., p. 185, note 16.
(40)
Dialogues, dans Oeuvres
complètes,Bibliothèque de la Pléiade,
tome I, p. 693.
(43)
Pierre de MORAND, op. cit., p. 7, note 14.
(44) Ibid,
p. 7. Cette image du serpent est récurrente chez les
adversaires de Rousseau. On la retrouve, si l’on en
croit Bachaumont, chez Hume (BACHAUMONT, Mémoires
secrets, 08 juillet 1766). Rousseau la réexploitera
dans les Dialogues (cf. Oeuvres complètes, Bibliothèque
de la Pléiade, tome I, p. 693.)
(45)
Pierre de MORAND, op. cit., p. 7, note 17.
(48)
Claude-Pierre PATU et François de PORTELANCE, Les
Adieux du Goût, comédie en un acte et en
vers, Paris, 1754, p. 25.
(49)
Momus déclare d’ailleurs la musique française « ...plus à [sa]
portée. » (Ibid.)
(50)
CHABANON, op.
cit., p. 212. Tout le débat sur l’unité de
mélodie reparaîtra vers 1820 et sera à l’origine
de l’opposition entre Boïeldieu et Berlioz.
(51) Dialogues, dans Oeuvres
complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
tome I, p. 844.
(53)
Julien TIERSOT, Jean-Jacques Rousseau, collection « Les
maîtres de la musique », Félix Alcan,
1912, p. 1.
(57)
Pour une plus ample information sur la réception de
Rousseau à cette époque,
voir Tanguy L’AMINOT, Images de Jean-Jacques Rousseau
de 1912 à 1978, Voltaire Foundation, Oxford,
1992.
(58)
Pierre de MORAND, op. cit., p. 26, note 1. Joseph
Sauveur (1653-1716) fut effectivement l’inventeur d’une
notation musicale. Rousseau le cite dans le Dictionnaire
de musique, à l’article « Caractères
de musique », aux côtés de Parran,
Souhaitty, Sauveur et Dumas.
(59)
Sidney KLEINMAN, Introduction au Projet concernant de
nouveaux signes pour la musique et à la Dissertation
sur la musique moderne, dans Oeuvres complètes, Bibliothèque
de la Pléiade, tome V, p. LV.
(60) LANGE, « Zur
Geschichte der Solmisation », dans Sammelbände
der Internationalen-Musikgesellschaft, Leipzig, 1900 ;
cité par Sidney Kleinman, op. cit., p. LXII.
(61)
CAUX DE CAPPEVAL, op. cit., p. 12.
(62)
Voir Will EISENMANN, « Wer komponierte den Devin
du village? », dans Revue musicale suisse,
juillet 1972.
(63)
Catherine GAS, « François-Lupien Grenet
musicien lyonnais est-il le compositeur du Devin du village ? »,
dans Aspects de la musique à Lyon, 1982,
p. 212. Nous devons cette référence à Mme
Montagnes, de la Bibliothèque d’études
rousseauistes de Montmorency. Qu’elle en soit chaleureusement
remerciée.
(67)
ROBINOT, op.
cit., p. 10.
(68) Dialogues, dans Oeuvres
complètes, op. cit., tome I, p. 872.
(71) Olivier
POT, Introduction à l’Examen de deux principes
avancés par M. Rameau, dans Oeuvres complètes, Bibliothèque
de la Pléiade, tome V, p. CLIV.
(72)
CHABANON, op.
cit., p. 79.
(73)
Hector BERLIOZ, Mémoires, Paris, 1870, rééd.
GF, tome 1, p. 39.
(75)
Catherine KINTZLER, article « Rousseau » du Dictionnaire
de la musique en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, sous
la direction de Marcelle Benoît, Paris, Fayard, 1992,
p. 622.
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