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Rescrit de l’Empereur de la Chine à l’occasion du Projet de paix perpétuelle
(1761)                                        Cet article en pdf  

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Nous présentons à la sagacité de nos lecteurs un très amusant texte voltairien.
Rappelons d’abord que Jean-Jacques Rousseau avait fait paraître en 1761 son Extrait de projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre. Voltaire s’en étonne, dès le 19 mars, à son ami Damilaville : « Voilà donc Jean-Jacques politique. Nous verrons s’il gouvernera l’Europe, comme il a gouverné la maison Wolmar. C’est un étrange fou. » La « maison Wolmar » fait évidemment allusion à La Nouvelle Héloïse, également parue en 1761, et que Voltaire n’aimait guère. Les allusions du texte sont assez transparentes, jusqu’à celle de l’ingénieur du roi de Narsingue, qui désigne évidemment Maupertuis.
L’intérêt de ce Rescrit est double : il ouvre une période de la vie de Voltaire où se multiplient toutes sortes de « chinoiseries », et s’inscrit dans la longue querelle qui l’oppose à Rousseau. Cet épisode de leur longue inimitié n’est peut-être pas le plus connu, mais ce n’est sûrement pas le moins savoureux. Au lecteur d’apprécier !

Nous l’empereur de la Chine, nous sommes fait représenter dans notre conseil d’État, les mille et une brochures qu’on débite journellement dans le renommé village de Paris, pour l’instruction de l’univers. Nous avons remarqué, avec une satisfaction impériale, qu’on imprime plus de pensées, ou façons de penser, ou expressions sans pensées, dans ledit village situé sur le petit ruisseau de la Seine, contenant environ cinq cent mille plaisants, ou gens voulant l’être, que l’on ne fabrique de porcelaines dans notre bourg de Kingtzin sur le fleuve Jaune, lequel bourg possède le double d’habitants, lesquels ne sont pas la moitié si plaisants que ceux de Paris. 
Nous avons lu attentivement la brochure de notre aimé Jean-Jacques, citoyen de Genève, lequel Jean-Jacques a extrait un Projet de paix perpétuelle du bonze Saint-Pierre, lequel bonze Saint-Pierre l’avait extrait d’un clerc du mandarin marquis de Rosny, duc de Sully, excellent économe, lequel l’avait extrait du creux de son cerveau. 
Nous avons été sensiblement affligé de voir que dans ledit extrait rédigé par notre aimé Jean-Jacques, où l’on expose les moyens faciles de donner à l’Europe une paix perpétuelle, on avait oublié le reste de l’univers, qu’il faut toujours avoir en vue dans toutes ses brochures. Nous avons connu que la monarchie de France, qui est la première des monarchies ; l’anarchie d’Allemagne, qui est la première des anarchies ; l’Espagne, l’Angleterre, la Pologne, la Suède, qui sont, suivant leurs historiens, chacune en son genre, la première puissance de l’univers, sont toutes requises d’accéder au traité de Jean-Jacques. Nous avons été édifié de voir que notre chère cousine l’impératrice de toute Russie était pareillement requise de fournir son contingent. Mais grande a été notre surprise impériale quand nous avons en vain cherché notre nom dans la liste. Nous avons jugé qu’étant si proche voisin de notre chère cousine, nous devions être nommé avec elle ; que le Grand Turc voisin de la Hongrie et de Naples, le roi de Perse voisin du Grand Turc, le Grand Mogol voisin du roi de Perse, ont pareillement les mêmes droits, et que ce serait faire au Japon une injustice criante de l’oublier dans la confédération générale. 
Nous avons pensé de nous-même, après l’avis de notre conseil, que si le Grand Turc attaquait la Hongrie, si la diète europaine, ou européenne, ou européane, ne se trouvait pas alors en argent comptant ; si, tandis que la reine de Hongrie s’opposerait au Turc vers Belgrade, le roi de Prusse marchait à Vienne ; si les Russes pendant ce temps-là attaquaient la Silésie ; si les Français se jetaient alors sur les Pays-Bas, l’Angleterre sur la France, le roi de Sardaigne sur l’Italie, l’Espagne sur les Maures, ou les Maures sur l’Espagne, ces petites combinaisons pourraient déranger la paix perpétuelle. 
Notre accession étant donc d’une nécessité absolue, nous avons résolu de coopérer de toutes nos forces au bien général, qui est évidemment le but de tout empereur, comme de tout faiseur de brochures. 
A cet effet, ayant remarqué qu’on avait oublié de nommer la ville dans laquelle les plénipotentiaires de l’univers doivent s’assembler, nous avons résolu d’en bâtir une sans délai. Nous nous sommes fait représenter le plan d’un ingénieur de Sa Majesté le roi de Narsingue lequel proposa, il y a quelques années, de creuser un trou jusqu’au centre de la terre pour y faire des expériences de physique ; notre intention étant de perfectionner cette idée, nous ferons percer le globe de part en part. Et comme les philosophes les plus éminents du village de Paris sur le ruisseau dit la Seine croient que le noyau du globe est de verre, qu’ils l’ont écrit et qu’ils ne l’auraient jamais écrit s’ils n’en avaient été sûrs, notre ville de la diète de l’univers sera toute de cristal, et recevra continuellement le jour par un bout ou par un autre ; de sorte que la conduite des plénipotentiaires sera toujours éclairée. 
Pour mieux affermir l’ouvrage de la paix perpétuelle, nous aboucherons ensemble, dans notre ville transparente, notre saint-père le grand lama, notre saint-père le grand daïri, notre saint-père le muphti et notre saint-père le pape, qui seront tous aisément d’accord moyennant les exhortations de quelques jésuites portugais. Nous terminerons tout d’un temps les anciens procès de la justice ecclésiastique et de la séculière, du fisc et du peuple, des nobles et des roturiers, de l’épée et de la robe, des maîtres et des valets, des maris et des femmes, des auteurs et des lecteurs. 
Nos plénipotentiaires enjoindront à tous les souverains de n’avoir jamais aucune querelle, sous peine d’une brochure de Jean-Jacques pour la première fois, et du ban de l’univers pour la seconde. 
Nous prions la république de Genève et celle de Saint-Marin de nommer, conjointement avec nous, le sieur Jean-Jacques pour premier président de la diète, attendu que ledit sieur ayant déjà jugé les rois et les républiques sans en être prié, il les jugera tout aussi bien quand il sera à la tête de la chambre ; et notre avis est qu’il soit payé régulièrement de ses honoraires sur le produit net des actions des fermes, des billets de loterie, et de ceux de la compagnie des Indes de Paris, qui sont les meilleurs effets de l’univers. Priant le Tien qu’il ait en sa sainte garde ledit Jean-Jacques, comme aussi le sieur Volmar, la demoiselle Julie et son faux germe.

Donné à Pékin, le 1er du mois de Hi han, l’an 1898436500 de la fondation de notre monarchie.




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© IMV Genève | 02.10.2006