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Citer Voltaire dans le monde protestant lémanique
du XIXe siècle: regards sur...
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Nous
proposons aujourd’hui à nos lecteurs le texte
de la conférence que M. Julien Landel a prononcée
dans le cadre des « Nuits des Délices » le
jeudi 2 novembre dernier.
Citer
Voltaire dans le monde protestant lémanique
du XIXe siècle : regards sur l’héritage
des Lumières
dans la pensée protestante contemporaine
Le nom de Voltaire accolé à celui
de Ferney fit pendant tout le XIXe siècle couler beaucoup
d’encre,
d’autant que l’appellation Ferney-Voltaire va et
vient avant de s’imposer sous la IIIe république
(1).
Au début du XIXe, la mémoire même du patriarche
n’est pas uniforme. De la part d’une jeune
paroisse protestante, établie officiellement à Ferney
depuis 1819, on s’attendrait cependant à une relative
bienveillance à l’égard de l’ancien
seigneur des lieux, apôtre de la tolérance. Ce serait
toutefois sans compter sur le contexte religieux particulier
des années 1810-1820, contexte marqué par les conflits à l’intérieur
du monde protestant lémanique, notamment entre les anciens
pasteurs et les plus jeunes, défenseurs du mouvement du
Réveil. À l’heure où l’anathème
est jeté sur la philosophie au sein du monde doctrinal
protestant francophone, le nom de Voltaire, disons-le sans ambages,
fait tache ; et les réformés de son ancien
fief d’être en porte-à-faux quand il s’agit
de s’en référer à leur histoire locale.
Citer Voltaire ne va pas sans poser de problèmes et pointe
du doigt un paradoxe propre à ces années du début
du XIXe siècle où les protestants s’adaptent à la
modernité tout en étant confrontés à une
problématique raison/foi et ce, depuis la fin du XVIIIe
siècle.
Se penser protestant ferneysien au
début du XIXe siècle
relève ainsi d’un compromis, compromis au sein duquel
le nom même de Voltaire aura une position délicate à prendre.
Il s’agit donc ici d’étudier comment le nom
du patriarche et surtout sa pensée sont évoqués
par les protestants autour de Genève, dans le canton de
Vaud et plus spécialement à Ferney-Voltaire autour
des années 1820. Nous essaierons d’analyser comment
lors de la fondation d’une Société biblique à Ferney
par Edouard Mallet, le nom de Voltaire sert de référent
moral et philosophique mais aussi comment il peut poser problème
eu égard à l’avènement d’une
religion de cœur portée haut par les tenants du
Réveil tel Alexandre Vinet. Il s’agira non de couvrir
l’intégralité de la question sur les liens
potentiels ou révélés que peuvent entretenir
la pensée protestante contemporaine et la philosophie
voltairienne, mais, à travers un exemple local, frontalier,
de proposer des pistes de recherche sur la lecture de Voltaire
dans le monde protestant du XIXe.
Nous évoquerons ainsi
dans une première partie
ce qui forge l’ambiguïté de l’héritage
voltairien à Ferney, avant de tenter d’expliquer
pourquoi les pasteurs romands, et plus spécialement certains
d’entre eux, rejettent Voltaire et les Lumières
dans leur ensemble. Enfin, c’est à travers la lecture
ou plutôt la relecture des Lettres philosophiques,
que nous proposerons d’identifier quelles critiques pouvaient
faire de Voltaire les membres et les proches du Réveil
protestant des années 1810-1820 de Lausanne à Genève.
L’héritage
ambigu de « l’incrédule de Ferney ».
Le
contexte de l’affaire.
Certes, les habitants de
Ferney du début du XIXe
n’ignorent guère ce qu’ils doivent à leur
ancien seigneur. Certes le bâti ferneysien, l’économie
locale, l’artisanat bénéficient encore de
la renommée de leur patriarche. Mais dans une cité dorénavant
mixte en religion, le nom de l’apôtre de la tolérance
représente avant tout une bannière pas toujours
facile à brandir. La petite paroisse protestante
de Ferney, officiellement reconnue par l’état français
en 1819, après avoir vécu dans l’ombre de
celle de Carouge de 1798 à 1815, entend bien affirmer
son identité locale et devenir le fer de lance d’un
protestantisme réveillé, « régénéré » selon
les mots d’un certain César Malan et ce, tout en
reconnaissant comme il se doit, « l’Incrédule » comme
un référent incontournable. En effet, la paroisse
doit à d’illustres notables genevois et vaudois
son existence et l’édification d’un
temple, en 1825, ainsi que la création d’œuvres
telles qu’une société biblique. Le directeur
de cette dernière, Edouard Mallet, dont la renommée
genevoise et l’activité historique et heuristique
seront à l’honneur dans notre propos, entend concilier
un certain renouveau spirituel propre aux revivalistes de son
temps et l’héritage philosophique et humain de Voltaire.
Citer le nom de celui qui offensa bien des esprits dans la cité de
Calvin(2) n’a
rien d’innocent, et moins encore lorsqu’il s’agit
de convaincre des pasteurs hostiles aux écrits voltairiens
de soutenir les habitants de son ancien fief.
C’est en 1825 que le
nom de Voltaire va poser problème
aux protestants de Ferney. Edouard Mallet, comme le jeune baron
de Staël, sieur de Coppet et soutien inespéré de
la jeune paroisse, l’ont bien compris. Il faut trouver
des fonds helvétiques et des souscripteurs au sein du
corps pastoral genevois et vaudois afin d’aider une église
devenue consistoriale de Lyon tout en ayant des paroissiens en
grande majorité d’origine suisse. Cette ambiguïté de
la paroisse ne va pas sans poser problème. Administrativement
sous le contrôle lyonnais, la paroisse vit concrètement
avec l’aide financière et pastorale de la Vénérable
Compagnie des pasteurs de Genève. Statut « bâtard » dont
il sera très dur d’assumer l’existence jusqu’au
milieu du XIXe, après quoi la paroisse sera véritablement « francisée ».
La construction d’un temple à Ferney, ville qui
en était dépourvue depuis la destruction du dernier
bastion huguenot gessien après 1685, ne va pas de soi.
Il faut requérir une autorisation préfectorale
et ministérielle. Le plus délicat est de trouver
des subventions privées qui garantiront une certaine pérennité à l’ouvrage
dont l’entretien demeure très coûteux à long
terme. Par ailleurs, être parrainé par des coreligionnaires
helvétiques donne à la paroisse une certaine légitimité à Genève
où a été formé le pasteur, d’où sont
envoyés fréquemment de jeunes desservants stagiaires
afin de faire leurs armes, mais aussi où se concurrencent
César Malan, des revivalistes moins « exagérés » et
les fidèles de la Vénérable Compagnie. La
paroisse frontalière est maintes fois le lieu de cristallisation
de passions internes au monde protestant genevois (3).
Afin de donner à la paroisse une orientation revivaliste
modérée et couper l’herbe sous le pied aux « momiers »,
le baron de Staël et Edouard Mallet souhaitent créer à Ferney
une annexe de la Société biblique. C’est
l’occasion de mettre à l’épreuve les
réseaux de pasteurs et de notables fidèles à la
paroisse tout en créant une certaine émulation
religieuse et intellectuelle dans l’ancienne cité de
Voltaire. Comme ailleurs, la société devra promouvoir
la lecture, l’éducation religieuse et l’histoire
du protestantisme. Mais très vite, le nom de Voltaire
gène plusieurs pasteurs vaudois, si bien que Mallet décide
de profiter de l’anniversaire des deux ans de ladite société pour
prononcer puis publier un discours dont le but est de couper
court aux discours anti-voltairiens des pasteurs vaudois, revivalistes
pour la plupart (4).
Le
discours d’Edouard Mallet, ou la réhabilitation
du nom de Voltaire.
Ce discours fut prononcé à Ferney-Voltaire le
7 septembre 1825 puis publié sous la forme d’un
petit opuscule d’une vingtaine de pages à Genève
par l’imprimerie Labor la même année. Comme
mentionné sur l’entête, « ce discours
se vend au profit du temple protestant de Ferney-Voltaire car
il manque encore un millier de francs pour achever le paiement
de sa construction ».
Destinée à de pieuses âmes bienfaisantes,
la publication de ce discours s’inscrit dans une longue
tradition genevoise. En effet, ces petits écrits sont
légion. Il s’agit d’un mode de fonctionnement
dont le corps pastoral a coutume d’user avec force. Toute
querelle religieuse, toute collecte, tout projet passe par un
usage de l’écrit. Des sermons et de tels discours
sont publiés chaque semaine et nous interrogent sur la
pratique de la lecture à Genève au début
du XIXe siècle. Les familles de notables se délectent
tout particulièrement de ce genre d’écrits
dont l’enjeu des rédacteurs compte peut-être
moins que l’occasion d’alimenter les discussions
religieuses si passionnées dans les salons et les réunions
pastorales. Il s’agit donc d’une source historique
fréquente dont le fond comme la forme nous renseignent
sur l’importance donnée aux questions religieuses
dans la société lémanique du début
du XIXe siècle.
Cette société fut
donc fondée en 1823 et
en dehors de la promotion de la lecture et de l’éducation,
il s’agissait de soutenir cette initiative architecturale
et paroissiale que représente la construction du temple
de Ferney, alors même que l’église catholique
n’est pas encore terminée. Les deux édifices
se répondent d’ailleurs étrangement par leur
emplacement (dans la même rue, à 200m de distance
l’un de l’autre) et leur styles respectifs (5).
La société biblique soutient donc ce projet concurrentiel
sous le patronage de messieurs McCaulay, général
anglais, le baron de Staël et le tout jeune Edouard Mallet
(6).
Son discours comporte trois grandes
parties. Une introduction sur l’enjeu d’une société biblique
comme celle de Ferney, enjeu préparé par le nouveau
contexte social, politique et religieux post-révolutionnaire.
La deuxième partie entend établir un étrange
parallèle entre l’héritage voltairien et
l’enjeu de la société biblique ferneysienne
et ainsi couper court à l’hostilité des pasteurs
vaudois déjà évoquée. La troisième
partie s’adresse plus particulièrement aux jeunes
protestants.
La deuxième partie fait le bilan de l’héritage
de Voltaire pour les protestants ferneysiens et la pensée
protestante contemporaine. Ne nous y trompons point, l’enjeu
est avant tout de présenter un Voltaire susceptible de
satisfaire les pasteurs réticents à son égard.
L’intérêt reste financier. Cependant Mallet
s’efforce de présenter un Voltaire chrétien
particulièrement sympathique pour un protestant du début
du XIXe, même revivaliste, ce qui est le plus intéressant
ici. En premier lieu, Mallet se révèle être
un lecteur attentif de Voltaire, en usant de références
pas toujours des plus évidentes. Ainsi cite-t-il un passage
d’Alzire ou les Américains, pièce
publiée en 1736, où le héros Gusman, mourant
sous les coups de Zamore, prononce ces vers dits « sublimes » par
Mallet :
Des Dieux que nous servons, connais
ta différence :
Les tiens t’ont commandé le meurtre et la vengeance
Et le mien, quand ton bras vient de m’assassiner,
M’ordonne de te plaindre et de te pardonner.
Mallet met en parallèle ces vers et la boutade
voltairienne sur la surprise qu’avait eue un visiteur voyant
le philosophe lire la Bible : « Que voulez-vous ?
Il faut bien étudier le factum de la partie adverse quand
on veut y répondre ». Ainsi, le caractère
duel de « l’Incrédule » est
mis en exergue par Mallet afin de reconnaître toute la
complexité du personnage et de mettre davantage en avant
le Voltaire chrétien. Le président de la Société biblique
continue son panégyrique jusqu’à trouver
des excuses au Voltaire incrédule en écrivant :
Ah ! Combien Voltaire chrétien
est au dessus de Voltaire incrédule ! Non, l’homme
qui, tandis que toutes les Églises de la chrétienté sont élevées
sous la domination d’un Saint, éleva dans Ferney
une Église à Dieu lui-même, l’homme
qui a dit que « si Dieu n’existait pas il faudrait
l’inventer », non cet homme assurément
ne fut pas un athée et s’il eut le malheur de ne
pas croire à la Religion révélée,
c’est parce qu’il naquit au temps des dragonnades
et du rappel de l’édit de Nantes. (7)
Ou encore :
Plaignons donc, plaignons Voltaire de son aveuglement, mais
ne damnons personne.
Ces justifications du Voltaire irréligieux s’adressent
avant tout à ceux qui voient d’un mauvais œil
le fait de dispenser des largesses financières à une
paroisse dont le nom porte la trace du philosophe. Autrement
dit, il est nécessaire pour Mallet de réhabiliter
le nom de Voltaire tant pour les habitants protestants de Ferney
que pour la crédibilité de sa société.
Voltaire doit être un nom assumé et réaffirmé,
dont on doit tirer avantage. Vient ensuite la liste des bienfaits
pour lesquels le nom de Voltaire ne doit aucunement faire rougir
les protestants ferneysiens :
À Dieu ne plaise que
nous soyons assez ingrats pour attaquer la mémoire du
fondateur de Ferney, dans les lieux où on
ne saurait faire un pas sans rencontrer des traces de ses bienfaits ! À Dieu
ne plaise que nous oubliions assez la charité chrétienne
pour damner, qu’elles qu’aient été ses
opinions religieuses, l’Apôtre de la tolérance ;
celui qui, du fond de sa retraite écrivait à tous
les Rois : malheur aux persécuteurs ! Non, non,
ce n’est pas à des Protestants qui, par dogme,
ne condamnent personne, à damner le protecteur des Calas,
l’homme qui, le jour de la Saint Barthélemy,
fut toujours atteint d’une fièvre adurante. Que
dis-je, nous sentons, nous avouons tous que si à la Saint
Barthélemy, aux Dragonnades, aux prédications du
Désert, ont succédé pour nous la construction
des temples et la liberté des cultes, nous le devons à Voltaire, nobis
haec otio fecit. (8)
« Ingrats »,« attaquer », « damner », « persécuteurs »,
autant de mots pour faire front en sous-main aux mots des pasteurs
vaudois hostiles au philosophe.
En effet, plusieurs lettres ont été envoyées
par des pasteurs de Lausanne et du canton de Vaud à l’occasion
des appels à la souscription pour le temple de Ferney.
Nous n’avons guère retrouvé de traces de
toutes ces correspondances à l’exception de ce passage
extrait d’une histoire paroissiale écrite sous le
second Empire, en 1858, par un membre du conseil presbytéral
de Ferney. Le chroniqueur mentionne la lettre d’un pasteur
vaudois dont le nom n’est pas mentionné et qui aurait écrit
ces lignes :
Parmi les obstacles et les
prétentions que vous aurez à vaincre
pour l'établissement d'une maison d'édification
et de prières, ce nom de Voltaire qui figure si tristement après
le nom du lieu où vous allez fonder une Église,
ne sera peut-être pas ce qui se rencontrera de moins fâcheux.
Comment sous le vocable pour ainsi dire, du plus ardent ennemi
du Christ, de celui qui consacra toute sa vie et l'emploi
des talents les plus brillants à renverser ses autels,
et qui a en quelque sorte donné son nom au siècle
le plus impie et le plus corrompu qui ait déshonoré son Église,
pourra fleurir et prospérer une société chrétienne,
dans un lieu auquel ce triste nom se trouve si malheureusement
accolé? ( 9)
Domine dans ce propos la vision d’un Voltaire antichrétien.
Ce ton anti-Lumières condamne le XVIIIe des philosophes,
celui qui porta un coup dur aux idées religieuses, à la
théologie en général. Cette critique était
alors bien partagée dans le canton de Vaud, où les
pasteurs en exercice connaissaient l’œuvre de Voltaire.
Avant d’analyser ces propos sous l’angle de la pensée
protestante, il est important de souligner que d’autres
pasteurs helvétiques ont répondu différemment à la
souscription lancée par Ferney pour la construction de
son temple. En effet, le pasteur de Reichenbach, M. Beck, se
réjouit d’une œuvre faite aux « mânes
de Voltaire » et « souhaite que l’Église
projetée fasse toujours honneur à l’immortel
génie du château de Ferney ». Ainsi,
que l’on regrette ou que l’on se réjouisse
du lien de parenté entre Voltaire et la Ferney du XIXe,
le nom du philosophe ne laisse pas insensible et représente
une incontournable référence. On comprend
dès lors les propos d’Edouard Mallet :
Aussi toujours nous pratiquerons
cette tolérance dont
Voltaire nous a donné la leçon et l’exemple.
Et jamais, non jamais de persécutés que nous étions
avant lui, nous ne deviendrons persécuteurs. Habitants
de Ferney, nous le jurons sur la tombe de notre fondateur !
Membres de la Société Biblique, nous le jurons
sur la Bible, sur l’Évangile de ce Dieu de paix
et de charité qui s’est immolé sur la croix
pour le Salut des hommes, quelle que soit leur croyance, pourvu
que leurs œuvres soient bonnes ! (10)
Un Voltaire tolérant, un Voltaire père des ferneysiens, « fondateur »,
voilà le Voltaire tel qu’établi dans la mémoire
protestante locale, du moins par ce membre éminent du
consistoire ferneysien, cet historien, médiéviste,
ce juriste, ce franco-genevois de renom. Il n’hésite
pas à jurer sur la Bible même, bafouant cette règle
huguenote du refus évangélique de jurer, et donnant
la prédominance aux œuvres sur les croyances. Ultime
preuve d’un protestantisme qui se veut désormais
libéral et qu’annoncent ces notables membres du
réveil modéré que sont Mallet ou mieux encore
le baron de Staël. Conciliation pragmatique qui vise davantage à ancrer
les protestants ferneysiens dans un patrimoine historique « voltairien » qu’à donner
audit philosophe un quelconque « label » protestant.
Pour Mallet, la société biblique qu’il dirige
se veut avant tout ferneysienne, protestante, teinte aux couleurs
d’un réveil modéré, mais avant tout
ferneysienne. Se penser protestant à Ferney revient alors à se
reconnaître comme héritier de Voltaire, identité originale.
Cependant, à l’instar de ce pasteur vaudois hostile
au nom du défenseur de la famille Calas, il semble que
plusieurs membres du corps pastoral du bassin lémanique
reconnaissent moins en Voltaire l’apôtre de la tolérance
que l’impie, l’anti-chrétien, le chantre de
la raison contre la foi du cœur, souvent à tort
d’ailleurs…
Les pasteurs romands, la pensée
voltairienne et les Lumières : un conflit de générations ?
Que peut-on reprocher à Voltaire lorsqu’on est
un pasteur vaudois ou genevois au début du XIXe siècle,
alors même que l’on a été instruit
en lisant la plupart des écrits des Lumières européennes ?
Afin de comprendre comment est perçu notre philosophe à cette époque,
il est nécessaire d’opérer un petit retour
en arrière, dans les deux dernières décennies
du XVIIIe siècle.
Il est certain que l’image de Voltaire au sein du
protestantisme français à la fin du XVIIIe siècle
est associée à celle du défenseur de la
tolérance religieuse, de la liberté de culte, de
la famille Calas, mais aussi à l’image du père
de ce formidable mouvement d’émancipation qui aboutit
en 1787 à l’édit de tolérance. À Genève,
l’auteur du Dictionnaire philosophique est connu
entre autres, comme l’ancien résidant des Délices.
Comme le philosophe remuant. À Ferney, Voltaire est l’ancien
seigneur des lieux. Dans le canton de Vaud, c’est cet étrange
voisin que viennent voir les plus grandes plumes et têtes
couronnées de toute l’Europe. Pour les réformés
helvétiques, Voltaire est à la fois l’apôtre
de la tolérance mais aussi l’impie.
Reprenons les mots de ce
pasteur qui écrit à Edouard
Mallet en 1825 : « le plus ardent ennemi du Christ
(11)».
En somme, Voltaire ne représente ni plus ni moins pour
ce pasteur que le visage de l’incroyance. « Triste
nom » que celui de Voltaire pour ce desservant. Cette
vision sans compromis du philosophe est-elle un cas isolé ou
l’expression d’une partie non négligeable
du corps pastoral romand ? Nous nous sommes
intéressé à la formation même des
pasteurs de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle,
soit deux générations différentes de ministres
réformés qui semblent appréhender l’héritage
des Lumières de manière très différente.
Le
contexte théologico-philosophique genevois de la fin
du XVIIIe siècle.
À la fin du XVIIIe
siècle, on compte deux facultés
de Théologie séparées par une frontière
politique : Lausanne, tout d’abord, faculté de
renommée, faculté du Refuge pour les pasteurs du
Désert français, faculté qui commence lentement à perdre
de l’importance eu égard au regain d’intérêt
pour la faculté de Genève, celle de la Rome protestante
qui prend un nouveau souffle sous le joug français. En
effet, si la faculté de Montauban est créée
en 1809, Genève reste le centre de formation privilégié des
pasteurs francophones et français, comme l’a très
bien montré en son temps l’historien Daniel Robert
(12).
C’est également à Genève que le nombre
de jeunes étudiants bientôt influents au sein du
mouvement du Réveil est le plus important.
C’est encore à Genève
que la collusion entre Lumières et théologie protestante
est la plus pertinente à la
fin du XVIIIe. Sans trop entrer dans des détails théologiques,
il faut souligner la grande culture des pasteurs qui sont formés à Genève
dans les années 1780 et surtout leur capacité à se
rapprocher de ce que Christian Chanel a appelé dans l’Histoire
du Christianisme « la théologie des Lumières (13)» dont
Esaïe Gasc et J. Vernes sont, entre autres, les chantres.
Il s’agit d’une théologie empreinte de rationalisme – rationalisme
kantien le plus souvent – qui relève d’une
nécessaire « adaptation » aux idées
alors en vogue et de l’ébauche d’une vision
libérale du protestantisme telle qu’Esaïe Gasc
va très vite la théoriser (14).
Voltaire et Rousseau sont régulièrement convoqués
dans les écrits et les sermons de ces desservants comme
référents moraux et adeptes d’une relative
sécularisation de la société. Pour ces pasteurs
que nous nommerons « prérévolutionnaires
et révolutionnaires » par opposition à ceux
qui vont suivre, la théologie des Lumières doit
porter haut le couple raison/foi sans en opposer les termes.
Si cela relève d’ailleurs beaucoup plus d’un
idéal, force est de constater que ces pasteurs y croient,
et plus encore prêchent dans ce sens. Le nom de Voltaire
apparaît ainsi régulièrement comme une caution
philosophique majeure, une référence incontestable
et peu contestée.
On mesure mal encore l’impact
de l’édit de
tolérance de 1787 sur l’ensemble des protestants
francophones, mais ce qui est certain c’est que nous sommes
dans un tournant théologique important dans la dernière
décennie du XVIIIe. La Révolution genevoise va
cependant créer une césure profonde, notamment
dans le conflit générationnel qui suivra ces années
de bouleversements politiques. Dès 1792, les événements
révolutionnaires genevois vont permettre à plusieurs
pasteurs « éclairés » d’investir
le champ politique. Nous prendrons le cas d’une personnalité :
le pasteur Jean Henri Ebray (1769-1840) (15).
Ce desservant qui fut à la tête de la paroisse de
Ferney à partir de 1796 était très actif
dans le monde politique genevois révolutionnaire. Franc-maçon,
membre actif de la loge de l’Union des Cœurs, Ebray
fait partie de ce monde genevois éclairé, imprégné de
culture philosophique, protestante, politique. C’est un
réformateur au sens religieux et politique du terme. Il
fait ainsi partie des signataires du texte constitutionnel de
1794, ce qui fait de lui un homme politique influent, ainsi qu’un
membre illustre du consistoire protestant genevois. S’il
se retire très vite du monde politique et quitte Ferney
en 1802 pour Besançon, il conserve des relations étroites
avec le monde intellectuel lémanique puisqu’il c’est
lui qui marie Benjamin Constant à Charlotte de Hardenberg
en 1808. Ebray représente cette génération
de pasteurs imprégnés de cette théologie
des Lumières, engagé politiquement et imprégné de
culture rationaliste.
Pendant que Genève passe sous le joug français
en 1798, une nouvelle génération de pasteurs va
apparaître, en rupture totale avec ce protestantisme dit « éclairé » en
référence aux Lumières. C’est dans
cette nouvelle « promotion » d’ étudiants à la
faculté de théologie de Genève que va prendre
racine le Réveil, une nouvelle conception du libéralisme
protestant et surtout que va être opérée
une nouvelle lecture des philosophes et en particulier de Voltaire.
« Au
nom d’une religion de cœur », les pasteurs romands du
début du XIXe et la naissance du Réveil.
La réaction des pasteurs vaudois à l’égard
de Voltaire en 1824 s’explique par un contexte religieux
troublé engendré par la querelle autour des pasteurs
revivalistes, c'est-à-dire des membres du mouvement protestant
du Réveil, mouvement qui emporte avec lui, et ce dès
son origine une frange non négligeable d’intellectuels
vaudois.
S’il n’est pas
question ici de faire état
de la naissance du Réveil à Genève dans
les milieux estudiantins autour de 1810, il convient tout de
même d’évoquer ce bouleversement générationnel
que connaît la faculté de théologie, notamment
autour d’un groupe de futurs pasteurs célèbres
tels que Ami Bost, les pasteurs Cellérier (pasteur de
Satigny et précepteur du fils de Madame de Staël),
Moulinié, Peschier, Louis Empaytaz, Pyt, Gonthier et surtout
César Malan, tous regroupés, du moins à l’origine,
autour de la Société des Amis. La génération
de 1810 (16)
a été formée à la
faculté de théologie de Genève. C’est
donc à Genève que la remise en cause de cette « théologie
des Lumières » est la plus prégnante.
Outre les débats théologiques autour de la question
trinitaire déjà lancée en son temps par
Esaïe Gasc, c’est une nouvelle profession de foi qui
est proposée par ces jeunes pasteurs ; une foi de
plus en plus centrée sur les émotions, sur les
sentiments. Envolé le rationalisme ! La revendication
d’une religion de cœur l’emporte parmi ces
jeunes desservants dont les références sont empruntées
pour la plupart au piétisme luthérien et au méthodisme
anglo-saxon. (17)
Il reste difficile de savoir si Voltaire était lu de
ces jeunes étudiants, mais il est certain que les bibliothèques
des facultés de Genève et Lausanne comptaient en
leur sein la quasi-totalité de ses œuvres. S’il
on en juge par la culture d’un lettré comme Edouard
Mallet, on peut supposer que les futurs ministres du culte réformé romands
et francophones connaissent assez bien les écrits de Voltaire,
ne serait-ce que le Dictionnaire philosophique ou encore
les Lettres Philosophiques dont le contenu, nous le
verrons dans un instant, ne pouvait que concerner ces jeunes
revivalistes.
Tous n’ont pas rejoint
les bancs du Réveil, loin
s’en faut, mais la plupart des membres de cette génération
de 1810 vont s’inscrire dans ce que l’on va nommer « cette
religion de cœur », chère à Benjamin
Constant. D’ailleurs cette apologétique par
le cœur (18)
n’est
pas nouvelle et vient peut-être de la pensée héritée
de Schleiermacher (1768-1834), théologien de langue allemande
de la fin du XVIIIe siècle (19). À partir
de 1814-1815, les pasteurs genevois et lausannois, désormais
compatriotes, partagent cette émulation théologique
ainsi que les tensions qui opposent les tenants du Réveil à la
Vénérable Compagnie à Genève et dans
le canton de Vaud, les libéraux politiques aux défenseurs
de la pluralité confessionnelle tel Alexandre Vinet, pourtant
souvent rangé dans le camp libéral.
Ainsi, en 1824, année
de ces lettres enflammées
de pasteurs vaudois à Edouard Mallet, les écrits
protestants sont extrêmement divisés et s’accordent
mal de cet entre-deux, de ce conflit raison/foi relancé par
les tenants du Réveil, et accusent la philosophie d’être
la corruptrice des âmes et d’avoir secoué l’édifice
théologique préexistant. On pourrait aisément
parler d’un certain retour en arrière (20).
Pourtant il n’en est rien. On est réellement dans
un nouveau contexte religieux qui utilise cette revendication
d’une religion non rationaliste afin d’élaborer
une nouvelle théologie. Si la troisième voie entre
Réveil et rationalisme ne verra le jour qu’au tournant
des années 1830, il est certain que les camps n’étaient
pas clairement identifiés au début des années
1820 et que la foi protestante contemporaine était en
pleine gestation. Entre « digestion » du
rationalisme philosophique et « réaction » revivaliste,
les pasteurs vaudois avouaient leur profonde répulsion à l’égard
de ceux qui « prêchèrent » l’incroyance
et l’irréligion. Cette révolution religieuse
(entendons par révolution une rupture brutale au sein
du monde réformé lémanique) s’accompagne
d’un contexte littéraire également critique à l’égard
du rationalisme et de ce qui va être nommé après
1830 comme étant le voltairianisme.
De
Constant à Vinet, la religion de cœur contre la
Raison.
En 1824, année de
l’affaire ferneysienne qui nous
occupe, de nombreuses publications agitèrent les esprits
dans le canton de Vaud. Déjà depuis les années
1810, certains penseurs tels que Benjamin Constant ou Madame
de Staël dont les liens avec les membres du Réveil
ne sont plus à prouver, investissent le champ des publications
religieuses. Dans De l’Allemagne (1810), rappelons
que la dame de Coppet se prononce contre le christianisme rationnel
perçu comme « corrupteur de la jeunesse universitaire » et
voit la religion, catholique comme protestante, comme consubstantielle à l’homme (21).
Elle partage ici le point de vue de B. Constant dans son colossal De
la Religion publié d’ailleurs en 1824. N’en
doutons pas : les écrits du vaudois sont connus des
pasteurs de son temps, notamment suite au décret du 20
mai 1824 contre lequel s’exprima à son tour Auguste
de Staël, le propre fils de la défunte Germaine,
disparue en 1817. Cet édit visait à condamner les églises
dites dissidentes des momiers, c’est-à-dire des
revivalistes les plus extrêmes adeptes du mouvement centré autour
du pasteur César Malan (22).
Si Vinet fut le plus prolixe concernant cette affaire, Constant,
qui est déjà loin des affaires vaudoises, entend
tout de même défendre une certaine vision de la
religion protestante et s’exprime contre l’héritage
des philosophes. Il s’interroge :
(…) les philosophes
dévoués à la
recherche de la vérité, d’ardents ennemis
de toute puissance arbitraire ou oppressive. La plupart d’entre
eux, livrés à des méditations assidues sont
préservés des tentations corruptrices par les jouissances
de l’étude et de l’habitude de la pensée.
Comment la religion, qui n’a rien d’effrayant pour
de tels hommes leur devient-elle objet de répugnance et
d’hostilité ? (23)
Selon l’auteur d’Adolphe,
l’égarement
des philosophes vient d’un excès de rationalisme
et du fait qu’il se prononce pour un sentiment religieux
consubstantiel à l’homme, comme les autres membres
du groupe de Coppet. En plaçant le sentiment religieux
aussi haut, Constant oppose donc sans détour les philosophes à la
religion :
La
religion n’est ni une découverte de l’homme éclairé qui
soit étrangère à l’homme ignorant,
ni une erreur de l’homme ignorant dont l’homme éclairé se
puisse affranchir. (…) Ainsi, de ce que telle forme religieuse
est attaquée, de ce que la philosophie tourne ses raisonnements,
l’ironie ses sarcasmes (…) de ce que, plus tard,
Lucien insulte aux dogmes homériques, ou Voltaire à tels
autres dogmes (…), il n’en résulte point
que l’homme soit disposé à se passer de religion.
(24)
Incontournable, il en est donc de la
religion comme du sentiment amoureux, constructif et inhérent à l’être
humain. Constant distingue toutefois le sentiment religieux et
les formes religieuses. La philosophie du XVIIIe engendre selon
lui lorsqu’elle est livrée à elle-même
le doute, doute qui « brise l’énergie
de l’âme ». Il va plus loin encore
en disant que le Christianisme est la forme parfaite du sentiment
religieux. L’heure n’est donc plus à l’esprit
critique mais davantage à l’apologétique,
cette apologétique du cœur propre aux revivalistes
comme aux consciences protestantes de l’époque.
Alexandre Vinet (1797-1847), le plus
célèbre des
théologiens romands du XIXe, professeur à la faculté de
théologie de Lausanne, publie en 1824 son Du respect
des opinions, traité libéral qui entend défendre
les pasteurs revivalistes vaudois. Ne nous y trompons pas :
le libéralisme affiché d’Alexandre Vinet
vise davantage à garantir la pluralité des opinions
au sein même du protestantisme que de s’exprimer
sur une pensée politique libérale, contrairement à son
confrère genevois Jacques C. Chenevière ou encore
vaudois Henri Druey qui apparaissent déjà comme
des protestants libéraux et considèrent Vinet bien
souvent comme un adversaire. On trouve chez Vinet un profond
respect pour les Lumières, respect nourri d’une
grande culture philosophique. Les opinions nouvelles nées
des Lumières sont pour lui constructives – notons-là un
certain libéralisme ! – mais ce ne sont que
des opinions et comme telles, elles ne peuvent et ne doivent
pas être imposées. En distinguant, ce que ne fait
pas Constant, croyance et opinion religieuse, Vinet ne craint
pas de se confronter à la philosophie et à ce qu’il
nomme « l’examen et l’expérience ».
En effet, pour les proches et les membres du Réveil, l’exaltation
du sentiment religieux passe par une expérience tangible,
une conversion « physique » qui passe parfois,
dans ses formes les plus extrêmes, par des convulsions,
des parlers en langues, tels qu’on les pratiquait dans
les assemblées tenues par César Malan. Il serait
faux de faire l’amalgame entre un Vinet et un Malan, mais
force est de constater que le Réveil n’est pas uniforme,
qu’il regroupe diverses tendances et que toutes se retrouvent
sur un point, cette apologétique du cœur qui passe
par une expérience émotionnelle forte. Mais peut-on
parler d’expérience et d’examen lorsque les émotions
sont la source première ? Il y a là un fossé immense
entre Vinet et le rationalisme des Lumières. D’ailleurs,
lui-même s’avoue porté par ses sentiments :
[L’auteur] obéit
ici à une croyance intime,
impérieuse, qui s’associe à tous ses sentiments,
qui loin d’exiger de sa part un effort, un acte de raison,
une simple réflexion, l’anime et le dirige spontanément. (25)
C’est l’expérience intime du croyant, la
religion du cœur qui est bien prônée ici.
Pour autant, l’originalité de Vinet vient sans doute
de son intention de doter le Réveil d’un édifice
doctrinal, ce dont il ne peut selon lui se passer. Or l’édifice
proposé n’est guère qu’une version édulcorée
de l’expérience kantienne. Il n’est nullement
question de raison dans la manière de promouvoir cette
apologétique du cœur. Et les pasteurs vaudois de
rejeter alors les écrits des philosophes tels que Voltaire,
de ne voir dans les Lumières que les chantres de l’incroyance
et de l’impiété, comme ce pasteur qui écrivit à Edouard
Mallet. On comprend mieux quels sont les enjeux doctrinaux qui
peuvent se dissimuler derrière cette crainte de l’homme
des Délices et de Ferney. Un pasteur vaudois des années
1820 semble donc nier l’apport de la philosophie, au profit
d’une nouvelle doctrine, bientôt théologie,
qui viserait à défendre une foi émotionnelle
face à une raison corruptrice d’âmes. On est
sans aucun doute dans une période charnière dans
la construction de la pensée protestante, et loin d’être
définitive, cette tentation de ce que l’on peut
nommer l’irrationnel, d’ailleurs très proche
d’un certain romantisme, tend à renier les Lumières
contrairement aux réformés des deux dernières
décennies du XVIIIe siècle.
Pourtant, si la critique
des philosophes et en particulier celle de Voltaire s’explique
par ce contexte doctrinal, théologique,
littéraire voire politique, il faut également chercher
dans les écrits voltairiens ce qui peut gêner les
membres, comme les proches, du Réveil à Genève
et dans le canton de Vaud.
Lire les lettres philosophiques au XIXe
siècle dans les milieux revivalistes : quelle critique
de Voltaire possible ?
Etablir un parallèle
entre les sept premières Lettres
philosophiques de Voltaire, c’est-à-dire
les lettres concernant les sectes du protestantisme anglais,
et la doctrine de certains pasteurs revivalistes hostiles à la
philosophie ne va pas de soi. Près d’un siècle
sépare l’écriture de ces lettres (1726)
et l’objet de notre présente étude (1824).
Toutefois, les liens ne manquent pas entre la critique voltairienne
d’une religion « enthousiaste » et
fanatique propre aux quakers et la critique de Voltaire de
la part de pasteurs membres d’un sectarisme revivaliste
alors en pleine constitution. On aurait pu prendre l’Essai
sur les mœurs où le philosophe émet
une critique contre Calvin, ou encore l’article Genève
de l’Encyclopédie où les genevois
se voient taxés de socinianisme. Ces textes sont connus
et maintes fois glosés. Les Lettres sont plus
riches en enseignement si l’on veut comprendre les pratiques
et surtout les réticences des revivalistes à l’égard
de Voltaire.
Les
Quakers vus par Voltaire
Les Lettres Philosophiques prennent
leurs racines dans l’exil anglais de Voltaire. Il entame
leur écriture
en 1726 et les achève en 1730 avant de les publier en
français en 1734. Elles furent très vite condamnées
par la justice, étant perçues comme trop dangereuses
pour la Religion puis rééditées en 1742.
Il s’agit pour le futur hôte des Délices de
présenter un réel programme philosophique. Le but
recherché par Voltaire, au-delà de la présentation
et la critique de ce que sont les Quakers, c’est bien de
développer l’idée d’unir la philosophie
et la religion éclairée, ce qui n’est pas
sans faire résonner d’échos dans la période
qui nous intéresse. Selon Raymond Naves, ces lettres contiennent
ainsi l’essentiel du voltairianisme militant. (26)
Comment l’auteur des Lettres présente-t-il
ces Quakers atypiques ? Il faut rappeler que ces derniers
sont dès leur origine au XVIe siècle en rupture
avec l’Eglise anglicane majoritaire. Leur leader, Georges
Fox (1624-1691) se fit le chantre de ce que les quakers nomment « la
lumière intérieure », expression très
diffusée au XVIIIe et reprise par certains pasteurs francophones
au début du XIXe siècle tels que Marron en 1801
ou encore Félix Neff dans sa profession de foi de 1823.
Cette lumière n’est autre que cette religion de
cœur, cette présence consubstantielle du sentiment
religieux dans le cœur de chacun. En cela, la doctrine
quaker présente un point commun non négligeable
avec les méthodistes de la fin du XVIIIe et les revivalistes
romands du XIXe siècle. Par ailleurs le sectarisme dénoncé par
Voltaire est trop présent dans les années 1810-1820
en Suisse romande pour ne pas penser au parallèle bien
tentant de ces lettres et de l’actualité religieuse
de l’année 1824.
Si Voltaire dit « aimer les Quakers »,
il en dénonce le côté fanatique, la religion
trop empreinte de morale. Le même côté moralisateur
sera reproché aux revivalistes tels que César Malan
ou même Adolphe Monod en 1830. En outre, la critique contre
les anti-trinitaires nous ramène au conflit violent qui
va opposer la Vénérable Compagnie des pasteurs
de Genève et certains étudiants déjà cités
qui souhaitent relancer ce vieux débat propre aux Ariens
et aux Sociniens sur la nature même du Christ. De plus,
les quakers sont organisés autour de la Société religieuse
des Amis, nom que reprennent les étudiants en théologie
groupés autour d’Ami Bost à Genève
en 1810. Ces jeunes gens nourris de lectures religieuses moraves
et anglo-saxonnes ne pouvaient ignorer la doctrine des quakers.
Lire les Lettres philosophiques au
début du
XIXe n’est dès lors pas sans faire écho à l’actualité religieuse
du bassin lémanique. On comprend que Voltaire suscite
moins d’enthousiasme que de méfiance de la part
des desservants vaudois.
Quels points
communs dans la pratique religieuse des Quakers et celle
des membres du Réveil ?
« C’est
ici le pays des Sectes (27)» ; « cette
nouvelle secte qui a pris naissance à Genève (28) ».
Les Lettres philosophiques nous
offrent une description intéressante des pratiques quakers au XVIIIe. Si l’idée
de retraite promue par le « célèbre
quaker » que dit rencontrer Voltaire n’est pas
prônée par les revivalistes ainsi que le rejet du
baptême, la seconde lettre offre le savoureux tableau d’un
culte dominical qui ressemble étrangement à ce
que l’on pouvait voir dans certaines assemblées
revivalistes, surtout les plus radicales, celles dont les membres étaient
qualifiés de momiers dans le canton de Vaud.
Voltaire décrit ainsi un moment très surprenant,
similaire à ce que la presse genevoise décrivit
comme étant des « tours de fantasmagorie » au
sein de l’église de César Malan :
« Un
d’eux se leva, ôta son chapeau, et, après
quelques grimaces et quelques soupirs, débita, moitié avec
la bouche, moitié avec le nez, un galimatias tiré de
l’Evangile, à ce qu’il croyait, où ni
lui ni personne n’entendait rien. (…) Nous
sommes obligés de les tolérer, me dit-il parce
que nous ne pouvons pas savoir si un homme qui se lève
pour parler sera inspiré par l’esprit ou par la
folie. (29)»
Nous
sommes là devant un phénomène omniprésent
dans certaines sectes protestantes encore aujourd’hui et
qui souvent se nomme « le parler en langue ».
Il s’agit en effet d’une personne quelconque dans
l’Assemblée que beaucoup croiront être inspiré par
le Saint-Esprit, personne qui se lève et parle une langue
incompréhensible. Certains y voient de l’araméen
originel, d’autres une langue divine (l’ancienne
langue universelle pré babylonienne ?). Voltaire
ne fait que décrire un phénomène ancien
et repris par beaucoup de courants protestants de tradition pentecôtiste.
On retrouve la même chose chez les méthodistes et
davantage encore chez les revivalistes. On imagine ce que la
scène rendue ridicule sous la plume du philosophe pouvait
avoir de grinçant pour un pasteur proche du Réveil.
Si les momiers sont minoritaires parmi les églises proches
du Réveil dans les années 1820, ils font beaucoup
parler d’eux et discréditent nombre de pasteurs.
De même, les tremblements, qui auraient donné leur
nom aux quakers (« trembleurs »), passent
pour être une autre pièce dans le dossier déjà chargé d’une
religion empreinte de surnaturel et d’irrationnel.
La quatrième lettre dénonce largement l’influence
quaker, notamment de Penne en Pennsylvanie et en Allemagne. L’évangélisation,
prônée, encouragée par les quakers comme
l’ensemble des autres sectes protestantes gène Voltaire,
comme la tolérance de Guillaume III devant leur prolifération.
Devant la loi de 1824 dans le Canton de Vaud contre la prolifération
des sectes, des pasteurs romands se dressent pour revendiquer
la liberté religieuse. C’est le cas d’Alexandre
Vinet. On se trouve devant une situation similaire avec cette
différence, qui n’est pas des moindres, que les
autorités entendent canaliser les dissidences. Là encore,
la lecture des Lettres philosophiques peut avoir un écho
relativement important dans la Suisse romande de l’époque.
C’est finalement dans cet écart
entre philosophes et hommes de religion, entre raison et foi
que ces Lettres sont
encore pertinentes en 1824. Ecoutons cette conclusion à la
septième lettre qui sonne comme un avertissement sous
la plume du patriarche :
N’est-ce
pas une chose plaisante que Luther, Calvin, Zwingle, tous Ecrivains qu’on
ne peut lire, aient fondé des sectes qui partagent l’Europe, que
l’ignorant Mahomet ait donné une Religion à l’Asie
et à l’Afrique, et que Messieurs Newton, Clarke, Locke, Le Clerc,
etc., les plus grands philosophes et les meilleures plumes de leur temps, aient
pu à peine venir à bout d’établir un petit troupeau
qui même diminue tous les jours. (30)
Ce troupeau philosophique
qui « diminue tous les
jours » aura pourtant de très beaux jours
devant lui au XVIIIe siècle. Il est pourtant vrai que
cent ans plus tard, la raison souffre encore d’un regain
d’intérêt pour le surnaturel, pire une Religion
en complète rupture avec le rationalisme, le criticisme
et qui prône une apologétique des sentiments. Rien
n’est encore gagné au début de ce qui sera
véritablement le siècle de l’anticléricalisme,
ce XIXe encore pris dans ce conflit entre raison et foi.
Conclusion
Si
nous reprenons l’intitulé de cette communication, « citer
Voltaire » dans le monde protestant lémanique
au début du XIXe siècle n’est définitivement
pas neutre. Dans le contexte religieux, doctrinal et théologique
des années 1810-1820, évoquer le nom de Voltaire
et lire ses écrits les plus polémiques, s’apparente à prendre
part au débat ambiant qui oppose Rationalisme et Religion
sentimentale. Nous l’avons vu, le Réveil, ainsi
que le monde protestant romand dans son ensemble, s’investit
dans une profonde remise en question religieuse. Préparé par
de grandes plumes, relativisé par des notables modérés
tels Edouard Mallet ou Auguste de Staël, cette question
religieuse se place en porte-à-faux par rapport à la
philosophie des Lumières. Dans la France de la Restauration
cette question agite également le monde réformé.
Elle l’agite même dans l’ensemble du monde
protestant francophone, un monde qui doit prendre note de la
modernité comme du « réinvestissement évangélique » au
sein des paroisses les plus rurales comme les plus urbaines et élaborer
une nouvelle pensée, nécessairement plurielle.
Le tournant décisif des années 1830 qui radicalisera
l’opinion protestante francophone et plus encore romande
entre libéraux et orthodoxes découle en grande
partie de ce débat préparatoire du début
du siècle. C’est d’ailleurs en 1835 que le
substantif voltairianisme est pour la première
fois employé afin de décrire cet esprit voltairien
qui n’en finit pas d’interroger les protestants comme
tous les chrétiens sur leurs croyances, leurs opinions,
leurs sentiments. Comme nous le rappelle Bernard Plongeron, la
définition donnée par le Littré du voltairianisme
est cet « esprit d’incrédulité railleuse à l’égard
du Christianisme.(31)» Nous
pouvons alors comprendre pourquoi les pasteurs vaudois en 1824
paraissent si hostiles au nom même de Voltaire accolé à celui
de la petite cité de Ferney.
Cette méfiance à l’égard
de l’Incrédule
ne disparaît pas tout au long du XIXe siècle au
sein du monde réformé. Il serait intéressant
par exemple de savoir combien lisent Voltaire parmi les protestants
exception faite des notables. Il serait ainsi possible de regarder
parmi les catalogues des bibliothèques des paroisses rurales
combien de volumes de Voltaire sont présents et lesquels,
donc de voir si la méfiance du corps pastoral se concrétise
par une relative censure du philosophe. Dans le catalogue de
la bibliothèque de la paroisse de Ferney établi
en 1866 par l’instituteur réformé J. Gambier
(32),
aucun roman ni pièce de théâtre de Voltaire
n’est répertorié. Toutefois, dans le rayon « Histoire
littéraire et critique », nous pouvons noter
deux ouvrages : Voltaire et son temps par Bungener
en deux volumes ainsi que Voltaire et les genevois par
Gaberel. De Rousseau, Diderot ou Montesquieu on peut noter plusieurs
livres mais de Voltaire philosophe, il n’est point question
ici. Le Voltaire historien prend cependant sa revanche avec son Histoire
de Charles XII, roi de Suède et
son Histoire de la Russie sous Pierre le
Grand. Sans vouloir faire de cet exemple une généralité,
force est de constater qu’on aura donc eu raison de Voltaire
impie au sein du monde protestant lémanique au point de
dispenser de nombreux réformés du XIXe siècle
de la lecture de ses œuvres. La pensée protestante
post-révolutionnaire lui en aura davantage voulu de prôner
l’incroyance et le déisme que d’avoir été l’apôtre
de la Tolérance. Au temps du Romantisme, la raison était
bien de trop…
( 1) Sur ce
sujet, voir Ferney-Voltaire pages d’Histoire,
Ferney, Cercles d’études ferneysiennes, Gardet,
1984, p. 25-26.
(2) L’Essai
sur les mœurs ainsi que l’article « Genève » de
l’Encyclopédie, jetèrent,
rappelons-le, l’opprobre sur l’hôte des
Délices.
(3) Citons par
exemple le cas de la Feuille d’avis genevoise parue
le 7 octobre 1818 qui critiquait la tenue à Ferney
d’une assemblée présidée par le
revivaliste César Malan.
(4) Edouard
MALLET, Discours prononcé par le Président
de la Société Biblique de
Ferney-Voltaire, le 7 septembre 1825, Genève,
Imprimerie Labor, 1825, 20 p.
(5) Sur la construction
et le financement de ce temple, voit Julien LANDEL, Une
paroisse frontalière au XIXe siècle :
l’Eglise réformée de Ferney-Voltaire, mémoire
de maîtrise dir. par Ch. SORREL, Chambéry, Université de
Savoie, 2003, 289 p. (disponible à l’Institut
Voltaire sous la cote LE Ferney-Voltaire 2003/1).
(6) Edouard
Mallet (1805-1854) n’a que 22 ans lorsqu’il fonde
la Société Biblique de Ferney. Né de
Jean-Louis Mallet et de Jeanne Richard le 2 décembre
1805 à Ferney, il se lance dans de brillantes études
de droit à Genève et devient docteur en 1828
avant d’exercer comme avocat. Membre du consistoire
de Ferney dès 1825, juge au tribunal civil de Genève,
membre du conseil représentatif en 1836 puis de la
commission des archives et de la bibliothèque genevoise,
il devient vite un brillant archiviste et historien, médiéviste
surtout publiant d’importants ouvrages tels qu’une
notice sur Saint-Pierre, plusieurs synthèses sur la
Maison de Savoie et ses liens avec Genève et des ouvrages
sur la population genevoise. Membre de nombreuses sociétés
scientifiques et littéraires, Edouard Mallet s’impose
très vite comme un notable protestant incontournable
dans la vie culturelle genevoise. Pour autant, son rôle
au sein de la paroisse de Ferney est indéniable et
constant tout au long de sa vie, permettant ainsi à la
jeune paroisse de recevoir le soutien de ses coreligionnaires
de la cité de Calvin.
(9) APPF, Ae74,
Anonyme, Histoire de l’Église réformée
de Ferney (1795-1858), 1858, souligné par nous.
(10) Ed. MALLET, op.
cit.
(11) APPF,
Ae74, Anonyme, Histoire… op. cit.
(12) Daniel
ROBERT, Genève et les églises réformées
de France de la réunion aux environs de 1830,
Genève, Paris, Droz et Minard, 1962, 183 p.
(13) Histoire
du Christianisme, tome 10, article de Christian CHANEL,
pp. 79-83.
(14) Sur
ce sujet, nous renvoyons à l’article édifiant
de Bernard RAYMOND, « La théologie libérale
dans le protestantisme de Suisse romande », Evangile
et liberté, octobre 1999.
(15) Sur
la vie du pasteur Ebray, nous renvoyons à l’article
de G. PUAUX, « Le pasteur Jean-Henri Ebray (1769-1840) », BSHPF n°106,
janvier-mars 1960, pp. 117-157.
(16) Sur cette
question, voir Julien LANDEL, Le Réveil à Genève
et dans le bassin lémanique des premières années
du XIXe à 1830, émission dirigée
par le pasteur E. Sordet et enregistrée pour Radio
Cité, Genève, mai 2005. Sur le Réveil
en général, plusieurs travaux ont été publiés,
sans réelle synthèse récente à ce
jour. Citons l’ouvrage de L. MAURY, Le réveil
religieux dans l’Eglise réformée à Genève
et en France (1810-1850), 2 tomes, Paris, Librairie
Fischbacher, 1892, 403 p.
(17) A. WEMYSS, Histoire
du Réveil 1790-1840, Paris,
Les Bergers aux Mages, 1977, 274 p.
(18) Nous
empruntons cette expression à William EDGAR, in La
carte protestante, les réformés francophones et l’essor
de la modernité (1815-1848), Genève, Labor & Fides,
1997, p. 181.
(19) Nous
empruntons ici le point de vue original défendu entre autres
par William EDGAR. Pour A. ENCREVÉ, la théologie
de Schleiermacher tente davantage de concilier un certain
rationalisme et une religion sentimentale, autrement dit,
elle ferait la synthèse entre le criticisme de Kant
et le romantisme religieux de Herder et de Schlegel. C’est
ce que Schleiermacher développe dans ses Discours
sur la religion, essai publié en 1799. Il est
toutefois évident que Schleiermacher est davantage
adepte d’une mystique « supranaturaliste » que
rationaliste.
(20) Déjà en
1801, le pasteur français Marron, dans un sermon sur
la confiance des hommes, dénonçait la philosophie
et ses excès : « N’avons-nous
pas vu la philosophie intolérante comme le fanatisme ?
La philosophie, exprimons-nous mieux, l’abus de la
philosophie, une doctrine usurpatrice de ce nom respectable. » Cf.
D. ROBERT, Textes et documents relatifs à l’histoire
des églises réformées de France (1800-1830), Genève-Paris,
Droz et Minard, 1962, pp. 219-226.
(21) Madame
de Staël écrit ainsi que « le protestantisme
et le catholicisme existent dans le cœur humain. Ce
sont des forces morales qui se développent à l’intérieur
des nations, parce qu’elles existent en tout homme. » Cf.
Madame de STAEL, De l’Allemagne, Paris, GF,
1996.
(22) Julien
LANDEL, Une paroisse…op. cit., pp.185-188.
(23) Benjamin
CONSTANT, De la religion, considérée dans
sa source, ses formes et ses développements,
deux tomes, Lausanne, 1824.
(25) Alexandre
VINET, Du respect des opinions, Lausanne, 1825,
préface rédigée par l’auteur.
(26) VOLTAIRE, Lettres
philosophiques, Paris, Garnier, 1964, préface
de R. NAVES, page VIII.
(27) VOLTAIRE, ibid., p.
22.
(28) Citation
du vicomte Decazes en 1815 dans la presse genevoise, cité par
nous in Julien LANDEL, Une paroisse…op. cit.,
p.180.
(29) VOLTAIRE, op.
cit. p. 8, deuxième lettre.
(30) VOLTAIRE, op.
cit., p. 32.
(31) B. PLONGERON, in
Histoire du Christianisme, tome 10, p. 709.
(32) APPF, Catalogue
de la bibliothèque populaire de Ferney, 1866.
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