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Nous proposons aujourd’hui à nos lecteurs le texte de la conférence que M. Julien Landel a prononcée dans le cadre des « Nuits des Délices » le jeudi 2 novembre dernier.

Citer Voltaire dans le monde protestant lémanique du XIXe siècle : regards sur l’héritage des Lumières dans la pensée protestante contemporaine

Le nom de Voltaire accolé à celui de Ferney fit pendant tout le XIXe siècle couler beaucoup d’encre, d’autant que l’appellation Ferney-Voltaire va et vient avant de s’imposer sous la IIIe république (1). Au début du XIXe, la mémoire même du patriarche n’est pas uniforme.  De la part d’une jeune paroisse protestante, établie officiellement à Ferney depuis 1819, on s’attendrait cependant à une relative bienveillance à l’égard de l’ancien seigneur des lieux, apôtre de la tolérance. Ce serait toutefois sans compter sur le contexte religieux particulier des années 1810-1820, contexte marqué par les conflits à l’intérieur du monde protestant lémanique, notamment entre les anciens pasteurs et les plus jeunes, défenseurs du mouvement du Réveil. À l’heure où l’anathème est jeté sur la philosophie au sein du monde doctrinal protestant francophone, le nom de Voltaire, disons-le sans ambages, fait tache ; et les réformés de son ancien fief d’être en porte-à-faux quand il s’agit de s’en référer à leur histoire locale. Citer Voltaire ne va pas sans poser de problèmes et pointe du doigt un paradoxe propre à ces années du début du XIXe siècle où les protestants s’adaptent à la modernité tout en étant confrontés à une problématique raison/foi et ce, depuis la fin du XVIIIe siècle.

Se penser protestant ferneysien au début du XIXe siècle relève ainsi d’un compromis, compromis au sein duquel le nom même de Voltaire aura une position délicate à prendre. Il s’agit donc ici d’étudier comment le nom du patriarche et surtout sa pensée sont évoqués par les protestants autour de Genève, dans le canton de Vaud et plus spécialement à Ferney-Voltaire autour des années 1820. Nous essaierons d’analyser comment lors de la fondation d’une Société biblique à Ferney par Edouard Mallet, le nom de Voltaire sert de référent moral et philosophique mais aussi comment il peut poser problème eu égard à l’avènement d’une religion de cœur portée haut par les tenants du Réveil tel Alexandre Vinet. Il s’agira non de couvrir l’intégralité de la question sur les liens potentiels ou révélés que peuvent entretenir la pensée protestante contemporaine et la philosophie voltairienne, mais, à travers un exemple local, frontalier, de proposer des pistes de recherche sur la lecture de  Voltaire dans le monde protestant du XIXe.

Nous évoquerons ainsi dans une première partie ce qui forge l’ambiguïté de l’héritage voltairien à Ferney, avant de tenter d’expliquer pourquoi les pasteurs romands, et plus spécialement certains d’entre eux, rejettent Voltaire et les Lumières dans leur ensemble. Enfin, c’est à travers la lecture ou plutôt la relecture des Lettres philosophiques, que nous proposerons d’identifier quelles critiques pouvaient faire de Voltaire les membres et les proches du Réveil protestant des années 1810-1820 de Lausanne à Genève.

 

L’héritage ambigu de « l’incrédule de Ferney ».


Le contexte de l’affaire.

Certes, les habitants de Ferney  du début du XIXe n’ignorent guère ce qu’ils doivent à leur ancien seigneur. Certes le bâti ferneysien, l’économie locale, l’artisanat bénéficient encore de la renommée de leur patriarche. Mais dans une cité dorénavant mixte en religion, le nom de l’apôtre de la tolérance représente avant tout une bannière pas toujours facile à brandir. La  petite paroisse protestante de Ferney, officiellement reconnue par l’état français en 1819, après avoir vécu dans l’ombre de celle de Carouge de 1798 à 1815, entend bien affirmer son identité locale et devenir le fer de lance d’un protestantisme réveillé, « régénéré » selon les mots d’un certain César Malan et ce, tout en reconnaissant comme il se doit, « l’Incrédule » comme un référent incontournable. En effet, la paroisse doit à d’illustres notables genevois et vaudois son existence  et l’édification d’un temple, en 1825, ainsi que la création d’œuvres telles qu’une société biblique. Le directeur de cette dernière, Edouard Mallet, dont la renommée genevoise et l’activité historique et heuristique seront à l’honneur dans notre propos, entend concilier un certain renouveau spirituel propre aux revivalistes de son temps et l’héritage philosophique et humain de Voltaire. Citer le nom de celui qui offensa bien des esprits dans la cité de Calvin(2) n’a rien d’innocent, et moins encore lorsqu’il s’agit de convaincre des pasteurs hostiles aux écrits voltairiens de soutenir les habitants de son ancien fief.

C’est en 1825 que le nom de Voltaire va poser problème aux protestants de Ferney. Edouard Mallet, comme le jeune baron de Staël, sieur de Coppet et soutien inespéré de la jeune paroisse, l’ont bien compris. Il faut trouver des fonds helvétiques et des souscripteurs au sein du corps pastoral genevois et vaudois afin d’aider une église devenue consistoriale de Lyon tout en ayant des paroissiens en grande majorité d’origine suisse. Cette ambiguïté de la paroisse ne va pas sans poser problème. Administrativement sous le contrôle lyonnais, la paroisse vit concrètement avec l’aide financière et pastorale de la Vénérable Compagnie des pasteurs de Genève. Statut « bâtard » dont il sera très dur d’assumer l’existence jusqu’au milieu du XIXe, après quoi la paroisse sera véritablement « francisée ». La construction d’un temple à Ferney, ville qui en était dépourvue depuis la destruction du dernier bastion huguenot gessien après 1685, ne va pas de soi. Il faut requérir une autorisation préfectorale et ministérielle. Le plus délicat est de trouver des subventions privées qui garantiront une certaine pérennité à l’ouvrage dont l’entretien demeure très coûteux à long terme. Par ailleurs, être parrainé par des coreligionnaires helvétiques donne à la paroisse une certaine légitimité à Genève où a été formé le pasteur, d’où sont envoyés fréquemment de jeunes desservants stagiaires afin de faire leurs armes, mais aussi où se concurrencent César Malan, des revivalistes moins « exagérés » et les fidèles de la Vénérable Compagnie. La paroisse frontalière est maintes fois le lieu de cristallisation de passions internes au monde protestant genevois (3). Afin de donner à la paroisse une orientation revivaliste modérée et couper l’herbe sous le pied aux « momiers », le baron de Staël et Edouard Mallet souhaitent créer à Ferney une annexe de la Société biblique. C’est l’occasion de mettre à l’épreuve les réseaux de pasteurs et de notables fidèles à la paroisse tout en créant une certaine émulation religieuse et intellectuelle dans l’ancienne cité de Voltaire. Comme ailleurs, la société devra promouvoir la lecture, l’éducation religieuse et l’histoire du protestantisme.  Mais très vite, le nom de  Voltaire gène plusieurs pasteurs vaudois, si bien que Mallet décide de profiter de l’anniversaire des deux ans de ladite société  pour prononcer puis publier un discours dont le but est de couper court aux discours anti-voltairiens des pasteurs vaudois, revivalistes pour la plupart (4).


Le discours d’Edouard Mallet, ou la réhabilitation du nom de Voltaire.

Ce discours fut prononcé à Ferney-Voltaire le 7 septembre 1825 puis publié sous la forme d’un petit opuscule d’une vingtaine de pages à Genève par l’imprimerie Labor la même année. Comme mentionné sur l’entête, « ce discours se vend au profit du temple protestant de Ferney-Voltaire car il manque encore un millier de francs pour achever le paiement de sa construction ».

Destinée à de pieuses âmes bienfaisantes, la publication de ce discours s’inscrit dans une longue tradition genevoise. En effet, ces petits écrits sont légion. Il s’agit d’un mode de fonctionnement dont le corps pastoral a coutume d’user avec force. Toute querelle religieuse, toute collecte, tout projet passe par un usage de l’écrit. Des sermons et de tels discours sont publiés chaque semaine et nous interrogent sur la pratique de la lecture à Genève au début du XIXe siècle. Les familles de notables se délectent tout particulièrement de ce genre d’écrits dont l’enjeu des rédacteurs compte peut-être moins que l’occasion d’alimenter les discussions religieuses si passionnées dans les salons et les réunions pastorales. Il s’agit donc d’une source historique fréquente dont le fond comme la forme nous renseignent sur l’importance donnée aux questions religieuses dans la société lémanique du début du XIXe siècle.

Cette société fut donc fondée en 1823 et en dehors de la promotion de la lecture et de l’éducation, il s’agissait de soutenir cette initiative architecturale et paroissiale que représente la construction du temple de Ferney, alors même que l’église catholique n’est pas encore terminée. Les deux édifices se répondent d’ailleurs étrangement par leur emplacement (dans la même rue, à 200m de distance l’un de l’autre) et leur styles respectifs (5). La société biblique soutient donc ce projet concurrentiel sous le patronage de messieurs McCaulay, général anglais, le baron de Staël et le tout jeune Edouard Mallet (6).

Son discours comporte trois grandes parties. Une introduction sur l’enjeu d’une société biblique comme celle de Ferney, enjeu préparé par le nouveau contexte social, politique et religieux post-révolutionnaire. La deuxième partie entend établir un étrange parallèle entre l’héritage voltairien et l’enjeu de la société biblique ferneysienne et ainsi couper court à l’hostilité des pasteurs vaudois déjà évoquée. La troisième partie s’adresse plus particulièrement aux jeunes protestants.

La deuxième partie fait le bilan de l’héritage de Voltaire pour les protestants ferneysiens et la pensée protestante contemporaine. Ne nous y trompons point, l’enjeu est avant tout de présenter un Voltaire susceptible de satisfaire les pasteurs réticents à son égard. L’intérêt reste financier. Cependant Mallet s’efforce de présenter un Voltaire chrétien particulièrement sympathique pour un protestant du début du XIXe, même revivaliste, ce qui est le plus intéressant ici. En premier lieu, Mallet se révèle être un lecteur attentif de Voltaire, en usant de références pas toujours des plus évidentes. Ainsi cite-t-il un passage d’Alzire ou les Américains, pièce publiée en 1736, où le héros Gusman, mourant sous les coups de Zamore, prononce ces vers dits « sublimes » par Mallet :

Des Dieux que nous servons, connais ta différence :
Les tiens t’ont commandé le meurtre et la vengeance
Et le mien, quand ton bras vient de m’assassiner,
M’ordonne de te plaindre et de te pardonner.

 Mallet met en parallèle ces vers et la boutade voltairienne sur la surprise qu’avait eue un visiteur voyant le philosophe lire la Bible : « Que voulez-vous ? Il faut bien étudier le factum de la partie adverse quand on veut y répondre ». Ainsi, le caractère duel de « l’Incrédule » est mis en exergue par Mallet afin de reconnaître toute la complexité du personnage et de mettre davantage en avant le Voltaire chrétien. Le président de la Société biblique continue son panégyrique jusqu’à trouver des excuses au Voltaire incrédule en écrivant :

Ah ! Combien Voltaire chrétien est au dessus de Voltaire incrédule ! Non, l’homme qui, tandis que toutes les Églises de la chrétienté sont élevées sous la domination d’un Saint, éleva dans Ferney une Église à Dieu lui-même, l’homme qui a dit que « si Dieu n’existait pas il faudrait l’inventer », non cet homme assurément ne fut pas un athée et s’il eut le malheur de ne pas croire à la Religion révélée, c’est parce qu’il naquit au temps des dragonnades et du rappel de l’édit de Nantes. (7)

Ou encore :

Plaignons donc, plaignons Voltaire de son aveuglement, mais ne damnons personne.

Ces justifications du Voltaire irréligieux s’adressent avant tout à ceux qui voient d’un mauvais œil le fait de dispenser des largesses financières à une paroisse dont le nom porte la trace du philosophe. Autrement dit, il est nécessaire pour Mallet de réhabiliter le nom de Voltaire tant pour les habitants protestants de Ferney que pour la crédibilité de sa société. Voltaire doit  être un nom assumé et réaffirmé, dont on doit tirer avantage. Vient ensuite la liste des bienfaits pour lesquels le nom de Voltaire ne doit aucunement faire rougir les protestants ferneysiens :

À Dieu ne plaise que nous soyons assez ingrats pour attaquer la mémoire du fondateur de Ferney, dans les lieux où on ne saurait faire un pas sans rencontrer des traces de ses bienfaits ! À Dieu ne plaise que nous oubliions assez la charité chrétienne pour damner, qu’elles qu’aient été ses opinions religieuses, l’Apôtre de la tolérance ; celui qui, du fond de sa retraite écrivait à tous les Rois : malheur aux persécuteurs ! Non, non, ce n’est pas à des Protestants qui, par dogme, ne condamnent personne, à damner le protecteur des Calas, l’homme qui, le jour de la Saint Barthélemy, fut toujours atteint d’une fièvre adurante. Que dis-je, nous sentons, nous avouons tous que si à la Saint Barthélemy, aux Dragonnades, aux prédications du Désert, ont succédé pour nous la construction des temples et la liberté des cultes, nous le devons à Voltaire, nobis haec otio fecit. (8)

« Ingrats »,« attaquer », « damner », « persécuteurs », autant de mots pour faire front en sous-main aux mots des pasteurs vaudois hostiles au philosophe.

En effet, plusieurs lettres ont été envoyées par des pasteurs de  Lausanne et du canton de Vaud à l’occasion des appels à la souscription pour le temple de Ferney. Nous n’avons guère retrouvé de traces de toutes ces correspondances à l’exception de ce passage extrait d’une histoire paroissiale écrite sous le second Empire, en 1858, par un membre du conseil presbytéral de Ferney. Le chroniqueur mentionne la lettre d’un pasteur vaudois dont le nom n’est pas mentionné et qui aurait écrit ces lignes :

Parmi les obstacles et les prétentions que vous aurez à vaincre pour l'établissement d'une maison d'édification et de prières, ce nom de Voltaire qui figure si tristement après le nom du lieu où vous allez fonder une Église, ne sera peut-être pas ce qui se rencontrera de moins fâcheux. Comment sous le vocable pour ainsi dire, du plus ardent ennemi du Christ, de celui qui consacra toute sa vie et l'emploi des talents les plus brillants à renverser ses autels, et qui a en quelque sorte donné son nom au siècle le plus impie et le plus corrompu qui ait déshonoré son Église, pourra fleurir et prospérer une société chrétienne, dans un lieu auquel ce triste nom se trouve si malheureusement accolé? ( 9)

Domine dans ce propos la vision d’un Voltaire antichrétien. Ce ton anti-Lumières condamne le XVIIIe des philosophes, celui qui porta un coup dur aux idées religieuses, à la théologie en général. Cette critique était alors bien partagée dans le canton de Vaud, où les pasteurs en exercice connaissaient l’œuvre de Voltaire. Avant d’analyser ces propos sous l’angle de la pensée protestante, il est important de souligner que d’autres pasteurs helvétiques ont répondu différemment à la souscription lancée par Ferney pour la construction de son temple. En effet, le pasteur de Reichenbach, M. Beck, se réjouit d’une œuvre faite aux « mânes de Voltaire » et « souhaite que l’Église projetée fasse toujours honneur à l’immortel génie du château de Ferney ». Ainsi, que l’on regrette ou que l’on se réjouisse du lien de parenté entre Voltaire et la Ferney du XIXe, le nom du philosophe ne laisse pas insensible et représente une incontournable référence.  On comprend dès lors les propos d’Edouard Mallet :

Aussi toujours nous pratiquerons cette tolérance dont Voltaire nous a donné la leçon et l’exemple. Et jamais, non jamais de persécutés que nous étions avant lui, nous ne deviendrons persécuteurs. Habitants de Ferney, nous le jurons sur la tombe de notre fondateur ! Membres de la Société Biblique, nous le jurons sur la Bible, sur l’Évangile de ce Dieu de paix et de charité qui s’est immolé sur la croix pour le Salut des hommes, quelle que soit leur croyance, pourvu que leurs œuvres soient bonnes ! (10)

Un Voltaire tolérant, un Voltaire père des ferneysiens, « fondateur », voilà le Voltaire tel qu’établi dans la mémoire protestante locale, du moins par ce membre éminent du consistoire ferneysien, cet historien, médiéviste, ce juriste, ce franco-genevois de renom. Il n’hésite pas à jurer sur la Bible même, bafouant cette règle huguenote du refus évangélique de jurer, et donnant la prédominance aux œuvres sur les croyances. Ultime preuve d’un protestantisme qui se veut désormais libéral et qu’annoncent ces notables membres du réveil modéré que sont Mallet ou mieux encore le baron de Staël. Conciliation pragmatique qui vise davantage à ancrer les protestants ferneysiens dans un patrimoine historique  « voltairien » qu’à donner audit philosophe un quelconque « label » protestant.

Pour Mallet, la société biblique qu’il dirige se veut avant tout ferneysienne, protestante, teinte aux couleurs d’un réveil modéré, mais avant tout ferneysienne. Se penser protestant à Ferney revient alors à se reconnaître comme héritier de Voltaire, identité originale.

Cependant, à l’instar de ce pasteur vaudois hostile au nom du défenseur de la famille Calas, il semble que plusieurs membres du corps pastoral du bassin lémanique reconnaissent moins en Voltaire l’apôtre de la tolérance que l’impie, l’anti-chrétien, le chantre de la raison contre la foi du cœur, souvent à tort d’ailleurs…

 

Les pasteurs romands, la pensée voltairienne et les Lumières : un conflit de générations ?

Que peut-on reprocher à Voltaire lorsqu’on est un pasteur vaudois ou genevois au début du XIXe siècle, alors même que l’on a été instruit en lisant la plupart des écrits des Lumières européennes ? Afin de comprendre comment est perçu notre philosophe à cette époque, il est nécessaire d’opérer un petit retour en arrière, dans les deux dernières décennies du XVIIIe siècle.

Il est certain que l’image de  Voltaire au sein du protestantisme français à la fin du XVIIIe siècle est associée à celle du défenseur de la tolérance religieuse, de la liberté de culte, de la famille Calas, mais aussi à l’image du père de ce formidable mouvement d’émancipation qui aboutit en 1787 à l’édit de tolérance. À Genève, l’auteur du Dictionnaire philosophique est connu entre autres, comme l’ancien résidant des Délices. Comme le philosophe remuant. À Ferney, Voltaire est l’ancien seigneur des lieux. Dans le canton de Vaud, c’est cet étrange voisin que viennent voir les plus grandes plumes et têtes couronnées de toute l’Europe. Pour les réformés helvétiques, Voltaire est à la fois l’apôtre de la tolérance mais aussi l’impie.

Reprenons les mots de ce pasteur qui écrit à Edouard Mallet en 1825 : « le plus ardent ennemi du Christ (11)». En somme, Voltaire ne représente ni plus ni moins pour ce pasteur que le visage de l’incroyance. « Triste nom » que celui de Voltaire pour ce desservant. Cette vision sans compromis du philosophe est-elle un cas isolé ou l’expression d’une partie non négligeable du corps pastoral romand ? Nous nous sommes intéressé à la formation même des pasteurs de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, soit deux générations différentes de ministres réformés qui semblent appréhender l’héritage des Lumières de manière très différente.


Le contexte théologico-philosophique genevois de la fin du XVIIIe siècle.

À la fin du XVIIIe siècle, on compte deux facultés de Théologie séparées par une frontière politique : Lausanne, tout d’abord, faculté de renommée, faculté du Refuge pour les pasteurs du Désert français, faculté qui commence lentement à  perdre de l’importance eu égard au regain d’intérêt pour la faculté de Genève, celle de la Rome protestante qui prend un nouveau souffle sous le joug français. En effet, si la faculté de Montauban est créée en 1809, Genève reste le centre de formation privilégié des pasteurs francophones et français, comme l’a très bien montré en son temps l’historien Daniel Robert (12). C’est également à Genève que le nombre de jeunes étudiants bientôt influents au sein du mouvement du Réveil est le plus important.

C’est encore à Genève que la collusion entre Lumières et théologie protestante est la plus pertinente à la fin du XVIIIe. Sans trop entrer dans des détails théologiques, il faut souligner la grande culture des pasteurs qui sont formés à Genève dans les années 1780 et surtout leur capacité à se rapprocher de ce que Christian Chanel a appelé dans l’Histoire du Christianisme « la théologie des Lumières (13)» dont Esaïe Gasc et J. Vernes sont, entre autres, les chantres. Il s’agit d’une théologie empreinte de rationalisme – rationalisme kantien le plus souvent – qui relève d’une nécessaire « adaptation » aux idées alors en vogue et de l’ébauche d’une vision libérale du protestantisme telle qu’Esaïe Gasc va très vite la théoriser (14). Voltaire et Rousseau sont régulièrement convoqués dans les écrits et les sermons de ces desservants comme référents moraux et adeptes d’une relative sécularisation de la société. Pour ces pasteurs que nous nommerons « prérévolutionnaires et révolutionnaires » par opposition à ceux qui vont suivre, la théologie des Lumières doit porter haut le couple raison/foi sans en opposer les termes. Si cela relève d’ailleurs beaucoup plus d’un idéal, force est de constater que ces pasteurs y croient, et plus encore prêchent dans ce sens. Le nom de Voltaire apparaît ainsi régulièrement comme une caution philosophique majeure, une référence incontestable et peu contestée.

On mesure mal encore l’impact de l’édit de tolérance de 1787 sur l’ensemble des protestants francophones, mais ce qui est certain c’est que nous sommes dans un tournant théologique important dans la dernière décennie du XVIIIe. La Révolution genevoise va cependant créer une césure profonde, notamment dans le conflit générationnel qui suivra ces années de bouleversements politiques. Dès 1792, les événements révolutionnaires genevois vont permettre à plusieurs pasteurs « éclairés » d’investir le champ politique. Nous prendrons le cas d’une personnalité : le pasteur Jean Henri Ebray (1769-1840) (15). Ce desservant qui fut à la tête de la paroisse de Ferney à partir de 1796 était très actif dans le monde politique genevois révolutionnaire. Franc-maçon, membre actif de la loge de l’Union des Cœurs, Ebray fait partie de ce monde genevois éclairé, imprégné de culture philosophique, protestante, politique. C’est un réformateur au sens religieux et politique du terme. Il fait ainsi partie des signataires du texte constitutionnel de 1794, ce qui fait de lui un homme politique influent, ainsi qu’un membre illustre du consistoire protestant genevois. S’il se retire très vite du monde politique et quitte Ferney en 1802 pour Besançon, il conserve des relations étroites avec le monde intellectuel lémanique puisqu’il c’est lui qui marie Benjamin Constant à Charlotte de Hardenberg en 1808. Ebray représente cette génération de pasteurs imprégnés de cette théologie des Lumières, engagé politiquement et imprégné de culture rationaliste. 

Pendant que Genève passe sous le joug français en 1798, une nouvelle génération de pasteurs va apparaître, en rupture totale avec ce protestantisme dit « éclairé » en référence aux Lumières. C’est dans cette nouvelle « promotion » d’ étudiants à la faculté de théologie de Genève que va prendre racine le Réveil, une nouvelle conception du libéralisme protestant et surtout que va être opérée une nouvelle lecture des philosophes et en particulier de Voltaire.


« Au nom d’une religion de cœur », les pasteurs romands du début du XIXe et la naissance du Réveil.

La réaction des pasteurs vaudois à l’égard de Voltaire en 1824 s’explique par un contexte religieux troublé engendré par la querelle autour des pasteurs revivalistes, c'est-à-dire des membres du mouvement protestant du Réveil, mouvement qui emporte avec lui, et ce dès son origine une frange non négligeable d’intellectuels vaudois.

S’il n’est pas question ici de faire état de la naissance du Réveil à Genève dans les milieux estudiantins autour de 1810, il convient tout de même d’évoquer ce bouleversement générationnel que connaît la faculté de théologie, notamment autour d’un groupe de futurs pasteurs célèbres tels que Ami Bost, les pasteurs Cellérier (pasteur de Satigny et précepteur du fils de Madame de Staël), Moulinié, Peschier, Louis Empaytaz, Pyt, Gonthier et surtout César Malan, tous regroupés, du moins à l’origine, autour de la Société des Amis. La génération de 1810 (16) a été formée à la faculté de théologie de Genève. C’est donc à Genève que la remise en cause de cette « théologie des Lumières » est la plus prégnante. Outre les débats théologiques autour de la question trinitaire déjà lancée en son temps par Esaïe Gasc, c’est une nouvelle profession de foi qui est proposée par ces jeunes pasteurs ; une foi de plus en plus centrée sur les émotions, sur les sentiments. Envolé le rationalisme ! La revendication d’une religion de cœur l’emporte parmi ces jeunes desservants dont les références sont empruntées pour la plupart au piétisme luthérien et au méthodisme anglo-saxon. (17)

Il reste difficile de savoir si Voltaire était lu de ces jeunes étudiants, mais il est certain que les bibliothèques des facultés de Genève et Lausanne comptaient en leur sein la quasi-totalité de ses œuvres. S’il on en juge par la culture d’un lettré comme Edouard Mallet, on peut supposer que les futurs ministres du culte réformé romands et francophones connaissent assez bien les écrits de Voltaire, ne serait-ce que le Dictionnaire philosophique ou encore les Lettres Philosophiques dont le contenu, nous le verrons dans un instant, ne pouvait que concerner ces jeunes revivalistes.

Tous n’ont pas rejoint les bancs du Réveil, loin s’en faut, mais la plupart des membres de cette génération de 1810 vont s’inscrire dans ce que l’on va nommer « cette religion de cœur », chère à Benjamin Constant. D’ailleurs cette apologétique par le cœur (18) n’est pas nouvelle et vient peut-être de la pensée héritée de Schleiermacher (1768-1834), théologien de langue allemande de la fin du XVIIIe siècle (19). À partir de 1814-1815, les pasteurs genevois et lausannois, désormais compatriotes, partagent cette émulation théologique ainsi que les tensions qui opposent les tenants du Réveil à la Vénérable Compagnie à Genève et dans le canton de Vaud, les libéraux politiques aux défenseurs de la pluralité confessionnelle tel Alexandre Vinet, pourtant souvent rangé dans le camp libéral.

Ainsi, en 1824, année de ces lettres enflammées de pasteurs vaudois à Edouard Mallet, les écrits protestants sont extrêmement divisés et s’accordent mal de cet entre-deux, de ce conflit raison/foi relancé par les tenants du Réveil, et accusent la philosophie d’être la corruptrice des âmes et d’avoir secoué l’édifice théologique préexistant. On pourrait aisément parler d’un certain retour en arrière (20). Pourtant il n’en est rien. On est réellement dans un nouveau contexte religieux qui utilise cette revendication d’une religion non rationaliste afin d’élaborer une nouvelle théologie. Si la troisième voie entre Réveil et rationalisme ne verra le jour qu’au tournant des années 1830, il est certain que les camps n’étaient pas clairement identifiés au début des années 1820 et que la foi protestante contemporaine était en pleine gestation. Entre « digestion » du rationalisme philosophique et « réaction » revivaliste, les pasteurs vaudois avouaient leur profonde répulsion à l’égard de ceux qui « prêchèrent » l’incroyance et l’irréligion. Cette révolution religieuse (entendons par révolution une rupture brutale au sein du monde réformé lémanique) s’accompagne d’un contexte littéraire également critique à l’égard du rationalisme et de ce qui va être nommé après 1830 comme étant le voltairianisme.


De Constant à Vinet, la religion de cœur contre la Raison.

En 1824, année de l’affaire ferneysienne qui nous occupe, de nombreuses publications agitèrent les esprits dans le canton de Vaud. Déjà depuis les années 1810, certains penseurs tels que Benjamin Constant ou Madame de Staël dont les liens avec les membres du Réveil ne sont plus à prouver, investissent le champ des publications religieuses. Dans De l’Allemagne (1810), rappelons que la dame de Coppet se prononce contre le christianisme rationnel perçu comme « corrupteur de la jeunesse universitaire » et voit la religion, catholique comme protestante, comme consubstantielle à l’homme (21). Elle partage ici le point de vue de B. Constant dans son colossal De la Religion publié d’ailleurs en 1824. N’en doutons pas : les écrits du vaudois sont connus des pasteurs de son temps, notamment suite au décret du 20 mai 1824 contre lequel s’exprima à son tour Auguste de Staël, le propre fils de la défunte Germaine, disparue en 1817. Cet édit visait à condamner les églises dites dissidentes des momiers, c’est-à-dire des revivalistes les plus extrêmes adeptes du mouvement centré autour du pasteur César Malan (22). Si Vinet fut le plus prolixe concernant cette affaire, Constant, qui est déjà loin des affaires vaudoises, entend tout de même défendre une certaine vision de la religion protestante et s’exprime contre l’héritage des philosophes. Il s’interroge :

(…) les philosophes dévoués à la recherche de la vérité, d’ardents ennemis de toute puissance arbitraire ou oppressive. La plupart d’entre eux, livrés à des méditations assidues sont préservés des tentations corruptrices par les jouissances de l’étude et de l’habitude de la pensée. Comment la religion, qui n’a rien d’effrayant pour de tels hommes leur devient-elle objet de répugnance et d’hostilité ? (23)

Selon l’auteur d’Adolphe, l’égarement des philosophes vient d’un excès de rationalisme et du fait qu’il se prononce pour un sentiment religieux consubstantiel à l’homme, comme les autres membres du groupe de Coppet. En plaçant le sentiment religieux aussi haut, Constant oppose donc sans détour les philosophes à la religion :

La religion n’est ni une découverte de l’homme éclairé qui soit étrangère à l’homme ignorant, ni une erreur de l’homme ignorant dont l’homme éclairé se puisse affranchir. (…) Ainsi, de ce que telle forme religieuse est attaquée, de ce que la philosophie tourne ses raisonnements, l’ironie ses sarcasmes (…) de ce que, plus tard, Lucien insulte aux dogmes homériques, ou Voltaire à tels autres dogmes (…), il n’en résulte point que l’homme soit disposé à se passer de religion. (24)

Incontournable, il en est donc de la religion comme du sentiment amoureux, constructif et inhérent à l’être humain. Constant distingue toutefois le sentiment religieux et les formes religieuses. La philosophie du XVIIIe engendre selon lui lorsqu’elle est livrée à elle-même le doute, doute qui « brise l’énergie de l’âme ». Il va plus loin encore en disant que le Christianisme est la forme parfaite du sentiment religieux. L’heure n’est donc plus à l’esprit critique mais davantage à l’apologétique, cette apologétique du cœur propre aux revivalistes comme aux consciences protestantes de l’époque.

Alexandre Vinet (1797-1847), le plus célèbre des théologiens romands du XIXe, professeur à la faculté de théologie de Lausanne, publie en 1824 son Du respect des opinions, traité libéral qui entend défendre les pasteurs revivalistes vaudois. Ne nous y trompons pas : le libéralisme affiché d’Alexandre Vinet vise davantage à garantir la pluralité des opinions au sein même du protestantisme que de s’exprimer sur une pensée politique libérale, contrairement à son confrère genevois Jacques C. Chenevière ou encore vaudois Henri Druey qui apparaissent déjà comme des protestants libéraux et considèrent Vinet bien souvent comme un adversaire. On trouve chez Vinet un profond respect pour les Lumières, respect nourri d’une grande culture philosophique. Les opinions nouvelles nées des Lumières sont pour lui constructives – notons-là un certain libéralisme ! – mais ce ne sont que des opinions et comme telles, elles ne peuvent et ne doivent pas être imposées. En distinguant, ce que ne fait pas Constant, croyance et opinion religieuse, Vinet ne craint pas de se confronter à la philosophie et à ce qu’il nomme « l’examen et l’expérience ». En effet, pour les proches et les membres du Réveil, l’exaltation du sentiment religieux passe par une expérience tangible, une conversion « physique » qui passe parfois, dans ses formes les plus extrêmes, par des convulsions, des parlers en langues, tels qu’on les pratiquait dans les assemblées tenues par César Malan. Il serait faux de faire l’amalgame entre un Vinet et un Malan, mais force est de constater que le Réveil n’est pas uniforme, qu’il regroupe diverses tendances et que toutes se retrouvent sur un point, cette apologétique du cœur qui passe par une expérience émotionnelle forte. Mais peut-on parler d’expérience et d’examen lorsque les émotions sont la source première ? Il y a là un fossé immense entre Vinet et le rationalisme des Lumières. D’ailleurs, lui-même s’avoue porté par ses sentiments :

[L’auteur] obéit ici à une croyance intime, impérieuse, qui s’associe à tous ses sentiments, qui loin d’exiger de sa part un effort, un acte de raison, une simple réflexion, l’anime et le dirige spontanément. (25)

C’est l’expérience intime du croyant, la religion du cœur qui est bien prônée ici. Pour autant, l’originalité de Vinet vient sans doute de son intention de doter le Réveil d’un édifice doctrinal, ce dont il ne peut selon lui se passer. Or l’édifice proposé n’est guère qu’une version édulcorée de l’expérience kantienne. Il n’est nullement question de raison dans la manière de promouvoir cette apologétique du cœur. Et les pasteurs vaudois de rejeter alors les écrits des philosophes tels que Voltaire, de ne voir dans les Lumières que les chantres de l’incroyance et de l’impiété, comme ce pasteur qui écrivit à Edouard Mallet. On comprend mieux quels sont les enjeux doctrinaux qui peuvent se dissimuler derrière cette crainte de l’homme des Délices et de Ferney. Un pasteur vaudois des années 1820 semble donc nier l’apport de la philosophie, au profit d’une nouvelle doctrine, bientôt théologie, qui viserait à défendre une foi émotionnelle face à une raison corruptrice d’âmes. On est sans aucun doute dans une période charnière dans la construction de la pensée protestante, et loin d’être définitive, cette tentation de ce que l’on peut nommer l’irrationnel, d’ailleurs très proche d’un certain romantisme, tend à renier les Lumières contrairement aux réformés des deux dernières décennies du XVIIIe siècle.

Pourtant, si la critique des philosophes et en particulier celle de Voltaire s’explique par ce contexte doctrinal, théologique, littéraire voire politique, il faut également chercher dans les écrits voltairiens ce qui peut gêner les membres, comme les proches, du Réveil à Genève et dans le canton de Vaud.

 

Lire les lettres philosophiques au XIXe siècle dans les milieux revivalistes : quelle critique de Voltaire possible ?

Etablir un parallèle entre les sept premières Lettres philosophiques de Voltaire, c’est-à-dire les lettres concernant les sectes du protestantisme anglais, et la doctrine de certains pasteurs revivalistes hostiles à la philosophie ne va pas de soi. Près d’un siècle sépare l’écriture de ces lettres (1726) et l’objet de notre présente étude (1824). Toutefois, les liens ne manquent pas entre la critique voltairienne d’une religion « enthousiaste » et fanatique propre aux quakers et la critique de Voltaire de la part de pasteurs membres d’un sectarisme revivaliste alors en pleine constitution. On aurait pu prendre l’Essai sur les mœurs où le philosophe émet une critique contre Calvin, ou encore l’article Genève de l’Encyclopédie où les genevois se voient taxés de socinianisme. Ces textes sont connus et maintes fois glosés. Les Lettres sont plus riches en enseignement si l’on veut comprendre les pratiques et surtout les réticences des revivalistes à l’égard de Voltaire.


Les Quakers vus par Voltaire

Les Lettres Philosophiques prennent leurs racines dans l’exil anglais de Voltaire. Il entame leur écriture en 1726 et les achève en 1730 avant de les publier en français en 1734. Elles furent très vite condamnées par la justice, étant perçues comme trop dangereuses pour la Religion puis rééditées en 1742. Il s’agit pour le futur hôte des Délices de présenter un réel programme philosophique. Le but recherché par Voltaire, au-delà de la présentation et la critique de ce que sont les Quakers, c’est bien de développer l’idée d’unir la philosophie et la religion éclairée, ce qui n’est pas sans faire résonner d’échos dans la période qui nous intéresse. Selon Raymond Naves, ces lettres contiennent ainsi l’essentiel du voltairianisme militant. (26)

Comment l’auteur des Lettres présente-t-il ces Quakers atypiques ? Il faut rappeler que ces derniers sont dès leur origine au XVIe siècle en rupture avec l’Eglise anglicane majoritaire. Leur leader, Georges Fox (1624-1691) se fit le chantre de ce que les quakers nomment « la lumière intérieure », expression très diffusée au XVIIIe et reprise par certains pasteurs francophones au début du XIXe siècle tels que Marron en 1801 ou encore Félix Neff dans sa profession de foi de 1823. Cette lumière n’est autre que cette religion de cœur, cette présence consubstantielle du sentiment religieux dans le cœur de chacun. En cela, la doctrine quaker présente un point commun non négligeable avec les méthodistes de la fin du XVIIIe et les revivalistes romands du XIXe siècle. Par ailleurs le sectarisme dénoncé par Voltaire est trop présent dans les années 1810-1820 en Suisse romande pour ne pas penser au parallèle bien tentant de ces lettres et de l’actualité religieuse de l’année 1824.

Si Voltaire dit « aimer les Quakers », il en dénonce le côté fanatique, la religion trop empreinte de morale. Le même côté moralisateur sera reproché aux revivalistes tels que César Malan ou même Adolphe Monod en 1830. En outre, la critique contre les anti-trinitaires nous ramène au conflit violent qui va opposer la Vénérable Compagnie des pasteurs de Genève et certains étudiants déjà cités qui souhaitent relancer ce vieux débat propre aux Ariens et aux Sociniens sur la nature même du Christ. De plus, les quakers sont organisés autour de la Société religieuse des Amis, nom que reprennent les étudiants en théologie groupés autour d’Ami Bost à Genève en 1810. Ces jeunes gens nourris de lectures religieuses moraves et anglo-saxonnes ne pouvaient ignorer la doctrine des quakers.

Lire les Lettres philosophiques au début du XIXe n’est dès lors pas sans faire écho à l’actualité religieuse du bassin lémanique. On comprend que Voltaire suscite moins d’enthousiasme que de méfiance de la part des desservants vaudois.


Quels
points communs dans la pratique religieuse des Quakers et celle des membres du Réveil ?

« C’est ici le pays des Sectes (27)» ; « cette nouvelle secte qui a pris naissance à Genève (28) ».

Les Lettres philosophiques nous offrent une description intéressante des pratiques quakers au XVIIIe. Si l’idée de retraite promue par le « célèbre quaker » que dit rencontrer Voltaire n’est pas prônée par les revivalistes ainsi que le rejet du baptême, la seconde lettre offre le savoureux tableau d’un culte dominical qui ressemble étrangement à ce que l’on pouvait voir dans certaines assemblées revivalistes, surtout les plus radicales, celles dont les membres étaient qualifiés de momiers dans le canton de Vaud.

Voltaire décrit ainsi un moment très surprenant, similaire à ce que la presse genevoise décrivit comme étant des « tours de fantasmagorie » au sein de l’église de César Malan :

« Un d’eux se leva, ôta son chapeau, et, après quelques grimaces et quelques soupirs, débita, moitié avec la bouche, moitié avec le nez, un galimatias tiré de l’Evangile, à ce qu’il croyait, où ni lui ni personne n’entendait rien. (…) Nous sommes obligés de les tolérer, me dit-il parce que nous ne pouvons pas savoir si un homme qui se lève pour parler sera inspiré par l’esprit ou par la folie. (29

Nous sommes là devant un phénomène omniprésent dans certaines sectes protestantes encore aujourd’hui et qui souvent se nomme « le parler en langue ». Il s’agit en effet d’une personne quelconque dans l’Assemblée que beaucoup croiront être inspiré par le Saint-Esprit, personne qui se lève et parle une langue incompréhensible. Certains y voient de l’araméen originel, d’autres une langue divine (l’ancienne langue universelle pré babylonienne ?). Voltaire ne fait que décrire un phénomène ancien et repris par beaucoup de courants protestants de tradition pentecôtiste. On retrouve la même chose chez les méthodistes et davantage encore chez les revivalistes. On imagine ce que la scène rendue ridicule sous la plume du philosophe pouvait avoir de grinçant pour un pasteur proche du Réveil. Si les momiers sont minoritaires parmi les églises proches du Réveil dans les années 1820, ils font beaucoup parler d’eux et discréditent nombre de pasteurs. De même, les tremblements, qui auraient donné leur nom aux quakers (« trembleurs »), passent pour être une autre pièce dans le dossier déjà chargé d’une religion empreinte de surnaturel et d’irrationnel.

La quatrième lettre dénonce largement l’influence quaker, notamment de Penne en Pennsylvanie et en Allemagne. L’évangélisation, prônée, encouragée par les quakers comme l’ensemble des autres sectes protestantes gène Voltaire, comme la tolérance de Guillaume III devant leur prolifération. Devant la loi de 1824 dans le Canton de Vaud contre la prolifération des sectes, des pasteurs romands se dressent pour revendiquer la liberté religieuse. C’est le cas d’Alexandre Vinet. On se trouve devant une situation similaire avec cette différence, qui n’est pas des moindres, que les autorités entendent canaliser les dissidences. Là encore, la lecture des Lettres philosophiques peut avoir un écho relativement important dans la Suisse romande de l’époque.

C’est finalement dans cet écart entre philosophes et hommes de religion, entre raison et foi que ces Lettres sont encore pertinentes en 1824. Ecoutons cette conclusion à la septième lettre qui sonne comme un avertissement sous la plume du patriarche :
           
N’est-ce pas une chose plaisante que Luther, Calvin, Zwingle, tous Ecrivains qu’on ne peut lire, aient fondé des sectes qui partagent l’Europe, que l’ignorant Mahomet ait donné une Religion à l’Asie et à l’Afrique, et que Messieurs Newton, Clarke, Locke, Le Clerc, etc., les plus grands philosophes et les meilleures plumes de leur temps, aient pu à peine venir à bout d’établir un petit troupeau qui même diminue tous les jours. (30)

Ce troupeau philosophique qui « diminue tous les jours » aura pourtant de très beaux jours devant lui au XVIIIe siècle. Il est pourtant vrai que cent ans plus tard, la raison souffre encore d’un regain d’intérêt pour le surnaturel, pire une Religion en complète rupture avec le rationalisme, le criticisme et qui prône une apologétique des sentiments. Rien n’est encore gagné au début de ce qui sera véritablement le siècle de l’anticléricalisme, ce XIXe encore pris dans ce conflit entre raison et foi.

 

Conclusion

Si nous reprenons l’intitulé de cette communication, « citer Voltaire » dans le monde protestant lémanique au début du XIXe siècle n’est définitivement pas neutre. Dans le contexte religieux, doctrinal et théologique des années 1810-1820, évoquer le nom de Voltaire et lire ses écrits les plus polémiques, s’apparente à prendre part au débat ambiant qui oppose Rationalisme et Religion sentimentale. Nous l’avons vu, le Réveil, ainsi que le monde protestant romand dans son ensemble, s’investit dans une profonde remise en question religieuse. Préparé par de grandes plumes, relativisé par des notables modérés tels Edouard Mallet ou Auguste de Staël, cette question religieuse se place en porte-à-faux par rapport à la philosophie des Lumières. Dans la France de la Restauration cette question agite également le monde réformé. Elle l’agite même dans l’ensemble du monde protestant francophone, un monde qui doit prendre note de la modernité comme du « réinvestissement évangélique » au sein des paroisses les plus rurales comme les plus urbaines et élaborer une nouvelle pensée, nécessairement plurielle. Le tournant décisif des années 1830 qui radicalisera l’opinion protestante francophone et plus encore romande entre libéraux et orthodoxes découle en grande partie de ce débat préparatoire du début du siècle. C’est d’ailleurs en 1835 que le substantif voltairianisme est pour la première fois employé afin de décrire cet esprit voltairien qui n’en finit pas d’interroger les protestants comme tous les chrétiens sur leurs croyances, leurs opinions, leurs sentiments. Comme nous le rappelle Bernard Plongeron, la définition donnée par le Littré du voltairianisme est cet « esprit d’incrédulité railleuse à l’égard du Christianisme.(31)» Nous pouvons alors comprendre pourquoi les pasteurs vaudois en 1824 paraissent si hostiles au nom même de Voltaire accolé à celui de la petite cité de Ferney.

Cette méfiance à l’égard de l’Incrédule ne disparaît pas tout au long du XIXe siècle au sein du monde réformé. Il serait intéressant par exemple de savoir combien lisent Voltaire parmi les protestants exception faite des notables. Il serait ainsi possible de regarder parmi les catalogues des bibliothèques des paroisses rurales combien de volumes de Voltaire sont présents et lesquels, donc de voir si la méfiance du corps pastoral se concrétise par une relative censure du philosophe. Dans le catalogue de la bibliothèque de la paroisse de Ferney établi en 1866 par l’instituteur réformé J. Gambier (32), aucun roman ni pièce de théâtre de Voltaire n’est répertorié. Toutefois, dans le rayon « Histoire littéraire et critique », nous pouvons noter deux ouvrages : Voltaire et son temps par Bungener en deux volumes ainsi que Voltaire et les genevois par Gaberel. De Rousseau, Diderot ou Montesquieu on peut noter plusieurs livres mais de Voltaire philosophe, il n’est point question ici. Le Voltaire historien prend cependant sa revanche avec son Histoire de Charles XII, roi de Suède et son Histoire de la Russie sous Pierre le Grand. Sans vouloir faire de cet exemple une généralité, force est de constater qu’on aura donc eu raison de Voltaire impie au sein du monde protestant lémanique au point de dispenser de nombreux réformés du XIXe siècle de la lecture de ses œuvres. La pensée protestante post-révolutionnaire lui en aura davantage voulu de prôner l’incroyance et le déisme que d’avoir été l’apôtre de la Tolérance. Au temps du Romantisme, la raison était bien de trop…


(1) Sur ce sujet, voir Ferney-Voltaire pages d’Histoire, Ferney, Cercles d’études ferneysiennes, Gardet, 1984, p. 25-26.

(2) L’Essai sur les mœurs ainsi que l’article « Genève » de l’Encyclopédie, jetèrent, rappelons-le, l’opprobre sur l’hôte des Délices.

(3) Citons par exemple le cas de la Feuille d’avis genevoise parue le 7 octobre 1818 qui critiquait la tenue à Ferney d’une assemblée présidée par le revivaliste César Malan.

(4) Edouard MALLET, Discours prononcé par le Président de la Société Biblique de Ferney-Voltaire, le 7 septembre 1825, Genève, Imprimerie Labor, 1825, 20 p.

(5) Sur la construction et le financement de ce temple, voit Julien LANDEL, Une paroisse frontalière au XIXe siècle : l’Eglise réformée de Ferney-Voltaire, mémoire de maîtrise dir. par Ch. SORREL, Chambéry, Université de Savoie, 2003, 289 p. (disponible à l’Institut Voltaire sous la cote LE Ferney-Voltaire 2003/1).

(6) Edouard Mallet (1805-1854) n’a que 22 ans lorsqu’il fonde la Société Biblique de Ferney. Né de Jean-Louis Mallet et de Jeanne Richard le 2 décembre 1805 à Ferney, il se lance dans de brillantes études de droit à Genève et devient docteur en 1828 avant d’exercer comme avocat. Membre du consistoire de Ferney dès 1825, juge au tribunal civil de Genève, membre du conseil représentatif en 1836 puis de la commission des archives et de la bibliothèque genevoise, il devient vite un brillant archiviste et historien, médiéviste surtout publiant d’importants ouvrages tels qu’une notice sur Saint-Pierre, plusieurs synthèses sur la Maison de Savoie et ses liens avec Genève et des ouvrages sur la population genevoise. Membre de nombreuses sociétés scientifiques et littéraires, Edouard Mallet s’impose très vite comme un notable protestant incontournable dans la vie culturelle genevoise. Pour autant, son rôle au sein de la paroisse de Ferney est indéniable et constant tout au long de sa vie, permettant ainsi à la jeune paroisse de recevoir le soutien de ses coreligionnaires de la cité de Calvin.

(7) Ibid.

(8) Ibid.

(9) APPF, Ae74, Anonyme, Histoire de l’Église réformée de Ferney (1795-1858), 1858, souligné par nous.

(10) Ed. MALLET, op. cit.

(11) APPF, Ae74, Anonyme, Histoire… op. cit.

(12) Daniel ROBERT, Genève et les églises réformées de France de la réunion aux environs de 1830, Genève, Paris, Droz et Minard, 1962, 183 p.

(13) Histoire du Christianisme, tome 10, article de Christian CHANEL, pp. 79-83.

(14) Sur ce sujet, nous renvoyons à l’article édifiant de Bernard RAYMOND, « La théologie libérale dans le protestantisme de Suisse romande », Evangile et liberté, octobre 1999.

(15) Sur la vie du pasteur Ebray, nous renvoyons à l’article de G. PUAUX, « Le pasteur Jean-Henri Ebray (1769-1840) », BSHPF n°106, janvier-mars 1960, pp. 117-157.

(16) Sur cette question, voir Julien LANDEL, Le Réveil à Genève et dans le bassin lémanique des premières années du XIXe à 1830, émission dirigée par le pasteur E. Sordet et enregistrée pour Radio Cité, Genève, mai 2005. Sur le Réveil en général, plusieurs travaux ont été publiés, sans réelle synthèse récente à ce jour. Citons l’ouvrage de L. MAURY, Le réveil religieux dans l’Eglise réformée à Genève et en France (1810-1850), 2 tomes, Paris, Librairie Fischbacher, 1892, 403 p.

(17) A. WEMYSS, Histoire du Réveil 1790-1840, Paris, Les Bergers aux Mages, 1977, 274 p.

(18) Nous empruntons cette expression à William EDGAR, in La carte protestante, les réformés francophones et l’essor de la modernité (1815-1848), Genève, Labor & Fides, 1997, p. 181.

(19) Nous empruntons ici le point de vue original défendu entre autres par William EDGAR. Pour A. ENCREVÉ, la théologie de Schleiermacher tente davantage de concilier un certain rationalisme et une religion sentimentale, autrement dit, elle ferait la synthèse entre le criticisme de Kant et le romantisme religieux de Herder et de Schlegel. C’est ce que Schleiermacher développe dans ses Discours sur la religion, essai publié en 1799. Il est toutefois évident que Schleiermacher est davantage adepte d’une mystique « supranaturaliste » que rationaliste.

(20) Déjà en 1801, le pasteur français Marron, dans un sermon sur la confiance des hommes, dénonçait la philosophie et ses excès : « N’avons-nous pas vu la philosophie intolérante comme le fanatisme ? La philosophie, exprimons-nous mieux, l’abus de la philosophie, une doctrine usurpatrice de ce nom respectable. » Cf. D. ROBERT, Textes et documents relatifs à l’histoire des églises réformées de France (1800-1830),  Genève-Paris, Droz et Minard, 1962, pp. 219-226.

(21) Madame de Staël écrit ainsi que « le protestantisme et le catholicisme existent dans le cœur humain. Ce sont des forces morales qui se développent à l’intérieur des nations, parce qu’elles existent en tout homme. » Cf. Madame de STAEL, De l’Allemagne, Paris, GF, 1996.

(22) Julien LANDEL, Une paroisse…op. cit., pp.185-188.

(23) Benjamin CONSTANT, De la religion, considérée dans sa source, ses formes et ses développements, deux tomes, Lausanne, 1824.

(24) Ibid.

(25) Alexandre VINET, Du respect des opinions, Lausanne, 1825, préface rédigée par l’auteur.

(26) VOLTAIRE, Lettres philosophiques, Paris, Garnier, 1964, préface de R. NAVES, page VIII.

(27) VOLTAIRE, ibid.,  p. 22.

(28) Citation du vicomte Decazes en 1815 dans la presse genevoise, cité par nous in Julien LANDEL, Une paroisse…op. cit., p.180.

(29) VOLTAIRE, op. cit. p. 8, deuxième lettre.

(30) VOLTAIRE, op. cit.,  p. 32.

(31) B. PLONGERON,  in Histoire du Christianisme, tome 10, p. 709.

(32) APPF, Catalogue de la bibliothèque populaire de Ferney, 1866.


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© IMV Genève | 02.01.2007