La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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L’extrême orient : un regard de lumière
 
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Nous publions aujourd’hui la conférence prononcée le samedi 22 septembre dernier par M. François Jacob à la salle communale de Plainpalais, dans le cadre de La Fureur de lire 2007, consacrée cette année aux « orients extrêmes ». Cette conférence propose une synthèse de plusieurs articles auxquels nous renvoyons le lecteur désireux d’approfondir le sujet ou de prendre connaissance des sources, à savoir : « Chénier chinois », dans Cahiers Roucher Chénier n°20, 2001 ; « Voltaire et la Chine », dans Voltaire et la Chine, livret de l’exposition des Délices, 6 mai-4 octobre 2003, éditions Cristel, 2003 ; « Mon frère le chinois ? La Chine dans le Traité sur la tolérance », dans Études sur le Traité sur la tolérance réunies par Nicholas Cronk, Voltaire Foundation, Oxford, 2000, p. 214-223 ; « Kien-Long poète d’empire », dans Cahiers Roucher-Chénier n°22, mars 2004 ; et enfin « Extrême Orient ou Orient des extrêmes ? », dans Orientales, études réunies par Roland Bonnel, Dalhousie French Studies n°43, 1998, p. 23-44.
 
Qui eût jamais cru, mesdames et messieurs, qu’une tempête pût venir de Genève ? Qui eût jamais pensé qu’un tremblement de terre tel que celui que nous vivons à l’heure actuelle dût avoir son épicentre dans la cité de Calvin, réputée si paisible ? Comment d’ailleurs aurait-on pu imaginer qu’un conflit, une dispute, une querelle naquissent dans une ville dont la tranquillité des compromis et la sérénité des consensus font tout le charme ?
Mais de quoi, me dira-t-on, parlez-vous ? De rien d’autre, mesdames et messieurs, que de l’échange qui vient d’avoir lieu entre deux sinologues réputés, à savoir d’une part Jean-François Billeter, professeur honoraire à l’université de Genève, et d’autre part François Jullien, professeur à l’université de Paris VII et membre de l’Institut universitaire de France. Le premier a publié en avril 2006, aux éditions Allia, un pamphlet intitulé Contre François Jullien, et le second a fait paraître, en janvier de cette année, une Réplique (vous voyez qu’une terminologie « tectonique » est de mise) aux éditions du Seuil.
Jean-François Billeter reproche à François Jullien d’avoir fondé son œuvre « sur le mythe de l’altérité de la Chine » et notamment d’une « Chine philosophique » qui « plaît aux intellectuels français (…) parce qu’il constitue le pendant imaginaire de l’élitisme républicain qu’ils pensent incarner. » Or ce mythe, d’après Jean-François Billeter, n’est que la reconduction d’une illusion orchestrée par les conseillers et les agents de l’Empire, au moment de la fondation de celui-ci, sous les Han : « Pour faire oublier la violence et l’arbitraire dont l’empire était né, et par lesquels il se soutenait, il devait paraître conforme à l’ordre des choses. Tout fut recentré sur l’idée que l’ordre impérial était conforme aux lois de l’univers, depuis l’origine et pour tous les temps. » François Jullien rappelle, en réplique, qu’il a parlé d’extériorité de la Chine et non d’altérité, et il s’étonne qu’on puisse faire des deux mille ans d’histoire de la Chine impériale un bloc monolithique et « insécable », guidé par cette seule mystification de départ.
Nous n’entrerons évidemment pas dans ce débat mais y reviendrons, de temps à autre : c’est en effet au dix-huitième siècle, et dans la manière dont les écrivains et les penseurs du siècle des Lumières ont tenté de rendre compte de la réalité chinoise, que résident peut-être quelques éléments de réponse. Une période d’ailleurs incriminée d’entrée de jeu par Jean-François Billeter, pour qui le mythe de l’altérité de la Chine « a pris corps au XVIIIe siècle quand Voltaire et d’autres philosophes français ont fait de la Chine l’image inversée du régime qu’ils combattaient chez eux. En Chine, disaient-ils, point d’arbitraire royal, point d’abus imposés par des privilèges abusifs et protégés par des prêtres combattant la raison au nom d’une vérité révélée – mais, au contraire, des despotes éclairés, servis par des lettrés philosophes choisis pour leur mérite et agissant selon les préceptes d’une religion raisonnable, celle de Confucius. » Voltaire, qui n’a rien inventé, puise dans le fonds des pères jésuites, lesquels se sont eux-mêmes « contentés d’adapter à leurs propres fins une vision de la Chine, de ses institutions et de son histoire qui existait en Chine même. » Nous voici au cœur du problème.
Ces quelques mots d’introduction, vous l’avez bien compris, ne sont que prétexte. Ils nous préviennent, ou nous rappellent, qu’une exploration de la vision de la Chine dans la littérature du dix-huitième siècle n’est pas anodine, qu’elle peut même conditionner certains arguments, certains développements très actuels. C’est au dix-huitième siècle que se posent certaines questions d’ordre philosophique, politique et –osons le mot- littéraire, questions motivées par la découverte de l’horizon chinois et la nécessité, pour les hommes et les femmes des Lumières, d’intégrer cette réalité proprement dérangeante à leur univers intellectuel.

L’extraordinaire développement des motifs chinois dans la littérature des trois premiers quarts du dix-huitième siècle ne peut tout d’abord se comprendre qu’en liaison avec la querelle dite des Rites. Je vous renvoie, pour plus d’informations, aux ouvrages essentiels que sont la thèse de Virgile Pinot, La Chine et la formation de l’esprit philosophique en France, parue en 1932, et celle d’Etiemble, rééditée en 1988 sous le titre L’Europe Chinoise, aux éditions Gallimard, dans la Bibliothèque des idées.
Cette querelle, qui met en cause les missionnaires jésuites en Chine et à laquelle Voltaire consacre un chapitre entier du Siècle de Louis XIV, se focalise au tournant des dix-septième et dix-huitième siècles sur trois questions précises : l’oeuvre de Confucius est-elle compatible avec la révélation christique ? Le culte des morts tel qu’il est pratiqué par les Chinois, et qui, à partir d’exhumations rituelles, se résume en une fétichisation des restes des défunts, est-il admissible par l’Église ? Et enfin, comment peut-on désigner Dieu en une langue qui ne s’est jamais trouvée aussi brutalement confrontée à la question de la transcendance ?
Ces trois questions donnent lieu, à la fin du dix-septième siècle, à d’abondants débats et à de non moins abondantes publications : citons, parmi les plus connues, la Défense des nouveaux chrétiens de la Chine du père Le Tellier, ou le fameux Confucius Sinarum Philosophus, qui date de 1687 et prétend donner une image positive du confucianisme. Or parmi tous ces in-folio, toutes ces brochures, toutes ces répliques, il s’en trouve une qui nous intéresse tout particulièrement. Elle émane du père Le Comte, jésuite, et s’intitule Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine. Elle a récemment fait l’objet, aux éditions Phébus, d’une réédition, mais avec un titre plus « accrocheur » : Un jésuite à Pékin. Il s’agit d’une série de lettres que le père Le Comte publie en 1696, alors qu’il revient de l’Empire du Milieu, et qui ont pour but une description des mœurs chinoises. J’insiste, vous comprendrez bientôt pourquoi, sur ce terme de description.

Chaque lettre se propose de décrire un aspect particulier de la vie en Chine. C’est ainsi que la troisième d’entre elles, intitulée « Des villes, des bâtiments, et des ouvrages les plus considérables de la Chine » présente à Mgr le Cardinal de Fürstenberg, dédicataire désigné, un état des lieux de la ville de Pékin : « Presque partout et même dans les grandes rues, il y a de l’embarras. À voir les chevaux, les mulets, les chameaux, les chariots, les chaises, les pelotons de cent et de deux cents personnes qui s’assemblent d’espace en espace pour écouter les diseurs de bonne aventure, on croirait que toute la province est venue fondre à Pékin pour quelque spectacle extraordinaire. Et certainement, à en juger par les apparences, nos villes les plus peuplées ne sont en comparaison que des solitudes ; surtout si on considère que le nombre des femmes surpasse de beaucoup celui des hommes et que cependant, dans cette prodigieuse multitude qui paraît au dehors, on n’y en rencontre presque jamais aucune. » Dans la lettre intitulée « La nation chinoise », et dédiée quant à elle au marquis de Torcy, ministre des affaires étrangères, le bon père se départit de sa traditionnelle réserve et s’avoue choqué de l’impudeur des Chinois : « Pour ce qui est du peuple, il passe en cela toutes les bornes de la modestie et de la pudeur, surtout dans les provinces méridionales où les bateliers et certaines autres gens de métier sont de la dernière impudence ; et en vérité les Indiens les plus barbares, quoique le climat les dût excuser, me paraissent en cette matière beaucoup moins barbares que les Chinois. Presque tous les ouvriers et les petits marchands vont par les rues avec un simple caleçon, sans bonnet, sans bas et sans chemise, ce qui les rend fort basanés et souvent de couleur olivâtre. Dans les provinces du Nord, on est un peu plus réservé et le froid, malgré qu’ils en aient, les rend modestes et retenus. »   

Ces Nouveaux Mémoires du père Louis Le Comte ont trois conséquences directes. La première, très personnelle, est l’entrée du rédacteur à la Cour, où il devient confesseur de la duchesse de Bourgogne (signe non équivoque, vous l’aurez compris, du soutien de la famille royale à l’entreprise jésuitique). La deuxième, plus collective, est l’intensification de la Querelle des rites : l’un des buts du père Le Comte, en rédigeant ses Nouveaux Mémoires, était de lutter contre l’accusation d’idolâtrie qui affectait les missionnaires jésuites ; or il semble que ses écrits aient au contraire nourri le réquisitoire de ses ennemis. Troisième conséquence, enfin, celle qui nous intéresse le plus aujourd’hui : les Nouveaux Mémoires du père Le Comte marquent une étape décisive, sur le plan littéraire, de la manière dont est abordé, au sens géographique du terme, le lointain Empire. D’une part en effet, les récits de voyage des pères jésuites, qui se multiplieront tout au long du siècle des Lumières, seront le principal argument de la Compagnie contre ses détracteurs (le père Du Halde publie ainsi en 1736 une édition in-4° de sa Description géographique de l’Empire de la Chine qui n’est, comme l’a récemment montré Isabelle Landry-Deron, qu’une arme supplémentaire contre les jansénistes) ; mais surtout, Le Comte cristallise une certaine forme de description qui sera amplement réexploitée par bon nombre d’écrivains. À la géographie de la Chine qu’il se proposait de faire découvrir à ses lecteurs correspond, ou répond, une géographie textuelle qui ne restera pas sans incidence sur le plan formel.

Querelle des rites, donc. Mais il existe, à l’orée du siècle des Lumières, une deuxième question religieuse, beaucoup plus importante que la précédente. Il s’agit du statut de l’Ancien Testament. Le livre saint est à la fois perturbé par la découverte d’une chronologie chinoise bien antérieure à la création du monde et par celle des écrits de Confucius, dont l’enseignement moral, très semblable finalement à celui du Christ, met en cause jusqu’à la nécessité de la révélation.
La question de la chronologie biblique avait déjà, permettez-moi l’expression, défrayé la chronique à la fin du dix-septième siècle : fallait-il se fier à la chronologie de la Vulgate ou à celle des Septante ? Et même en prenant les Septante, était-on assuré de faire entrer la très longue histoire chinoise dans le cadre étroit de nos cinq ou six malheureux milliers d’années ? Ne risquait-on pas, en suivant trop scrupuleusement l’histoire chinoise, de faire éclater la chronologie biblique et d’ouvrir ainsi la voie à une lecture emblématique ou symbolique des écrits testamentaires ? Une telle hérésie était évidemment inconcevable. C’est cette question de la chronologie biblique qui fait les délices d’un Voltaire. Le premier chapitre de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, précisément intitulé « De la Chine », aborde ainsi, fût-ce de manière allusive, cette délicate question. Voltaire y fait mention des cinq King, « le livre de la Chine le plus ancien et le plus autorisé ». Je vous livre le passage : « Ce qui rend surtout ces premiers livres respectables, et qui leur donne une supériorité reconnue sur tous ceux qui rapportent l’origine des autres nations, c’est qu’on n’y voit aucun prodige, aucune prédiction, aucune même de ces fourberies politiques que nous attribuons aux fondateurs des autres États ; excepté peut-être ce qu’on a imputé à Fo-Hi, d’avoir fait accroire qu’il avait vu ses lois écrites sur le dos d’un serpent ailé. Cette imputation même fait voir qu’on connaissait l’écriture avant Fo-Hi. Enfin ce n’est pas à nous, au bout de notre Occident, à contester les archives d’une nation qui était toute policée quand nous n’étions que des sauvages. » Voltaire, vous le voyez, a l’art de la litote. Insister sur la « supériorité » de certains livres chinois, lesquels sont tenus pour « vénérables », c’est clairement disqualifier le seul livre à n’être pas nommé, et dont on peut soupçonner, eu égard à son peu d’antiquité, qu’il a été rédigé par des sauvages. Quant à Confucius, on sait que Voltaire en fait le panégyrique à chaque fois qu’il évoque le monde chinois. On assiste même à une véritable stratégie de diffusion du confucianisme, que la personne de Maître Kong soit directement mise en scène par Voltaire ou qu’elle soit relayée par quelque honnête mandarin. La comparaison des systèmes hérités du confucianisme et du christianisme tourne inévitablement à l’avantage du premier, comme dans le chapitre XIX du Traité sur la tolérance, que je souhaiterais vous livrer en entier. Il est intitulé Relation d’une dispute de controverse à la Chine, et date de 1762 :

Dans les premières années du règne du grand empereur Kang-hi, un mandarin de la ville de Kanton entendit de sa maison un grand bruit qu'on faisait dans la maison voisine : il s'informa si l'on ne tuait personne ; on lui dit que c'était l'aumônier de la compagnie danoise, un chapelain de Batavia, et un jésuite qui disputaient ; il les fit venir, leur fit servir du thé et des confitures, et leur demanda pourquoi ils se querellaient.
Le jésuite lui répondit qu'il était bien douloureux pour lui, qui avait toujours raison, d'avoir affaire à des gens qui avaient toujours tort ; que d'abord il avait argumenté avec la plus grande retenue, mais qu'enfin la patience lui avait échappé.
Le mandarin leur fit sentir, avec toute la discrétion possible, combien la politesse est nécessaire dans la dispute, leur dit qu'on ne se fâchait jamais à la Chine, et leur demanda de quoi il s'agissait.
Le jésuite lui répondit : « Monseigneur, je vous en fais juge ; ces deux messieurs refusent de se soumettre aux décisions du concile de Trente. »
- « Cela m'étonne, dit le mandarin. » Puis se tournant vers les deux réfractaires : « Il me paraît, leur dit-il, messieurs, que vous devriez respecter les avis d'une grande assemblée : je ne sais pas ce que c'est que le concile de Trente ; mais plusieurs personnes sont toujours plus instruites qu'une seule. Nul ne doit croire qu'il en sait plus que les autres, et que la raison n'habite que dans sa tête ; c'est ainsi que l'enseigne notre grand Confucius ; et si vous m'en croyez, vous ferez très bien de vous en rapporter au concile de Trente. »
Le Danois prit alors la parole, et dit : « Monseigneur parle avec la plus grande sagesse ; nous respectons les grandes assemblées comme nous le devons ; aussi sommes-nous entièrement de l'avis de plusieurs assemblées qui se sont tenues avant celle de Trente.
- Oh ! si cela est ainsi, dit le mandarin, je vous demande pardon, vous pourriez bien avoir raison. Ça, vous êtes donc du même avis, ce Hollandais et vous, contre ce pauvre jésuite ?
- Point du tout, dit le Hollandais ; cet homme-ci a des opinions presque aussi extravagantes que celles de ce jésuite, qui fait ici le doucereux avec vous ; il n'y a pas moyen d'y tenir.
- Je ne vous conçois pas, dit le mandarin ; n'êtes-vous pas tous trois chrétiens ? Ne venez-vous pas tous trois enseigner le christianisme dans notre empire ? Et ne devez-vous pas par conséquent avoir les mêmes dogmes ?
- Vous voyez, monseigneur, dit le jésuite ; ces deux gens-ci sont ennemis mortels, et disputent tous deux contre moi : il est donc évident qu'ils ont tous les deux tort, et que la raison n'est que de mon côté.
- Cela n'est pas si évident, dit le mandarin ; il se pourrait faire à toute force que vous eussiez tort tous trois ; je serais curieux de vous entendre l'un après l'autre. »  

Le jésuite fit alors un assez long discours, pendant lequel le Danois et le Hollandais levaient les épaules ; le mandarin n'y comprit rien. Le Danois parla à son tour ; ses deux adversaires le regardèrent en pitié, et le mandarin n'y comprit pas davantage. Le Hollandais eut le même sort. Enfin ils parlèrent tous trois ensemble, ils se dirent de grosses injures. L'honnête mandarin eut bien de la peine à mettre le holà, et leur dit : « Si vous voulez qu'on tolère ici votre doctrine, commencez par n'être ni intolérants ni intolérables ». 

Au sortir de l'audience, le jésuite rencontra un missionnaire jacobin ; il lui apprit qu'il avait gagné sa cause, l'assurant que la vérité triomphait toujours. Le jacobin lui dit : « Si j'avais été là, vous ne l'auriez pas gagnée ; je vous aurais convaincu de mensonge et d'idolâtrie. » La querelle s'échauffa ; le jacobin et le jésuite se prirent aux cheveux. Le mandarin, informé du scandale, les envoya tous deux en prison. Un sous-mandarin dit au juge : « Combien de temps Votre Excellence veut-elle qu'ils soient aux arrêts ? - Jusqu'à ce qu'ils soient d'accord, dit le juge. – Ah ! dit le sous-mandarin, ils seront donc en prison toute leur vie. - Hé bien ! dit le juge, jusqu'à ce qu'ils se pardonnent. - Ils ne se pardonneront jamais, dit l'autre ; je les connais. - Hé bien donc ! dit le mandarin, jusqu'à ce qu'ils fassent semblant de se pardonner. » 

Voilà le mot lâché. La religion chrétienne n’offre rien d’autre, finalement, que des semblants, voire des faux-semblants. Et elle aboutit, de mensonge en mensonge et de dispute en dispute, aux horreurs qui ont, entre autres, permis le procès de Jean Calas.

L’attaque de la religion va de pair, dans cette première moitié du dix-huitième siècle,  avec une remise en cause du système politique, ou du moins avec une importante réflexion sur les fondements de ce système. Dès 1734, Montesquieu, dans le huitième chapitre de ses Réflexions sur la monarchie universelle, s’intéresse à une « Asie » qui se distingue pour lui par l’unicité et la permanence de son système politique, à savoir le despotisme. Mais l’Asie dont il s’agit pour Montesquieu, c’est encore le Proche et le Moyen Orient : nous ne sommes qu’en 1734. Or c’est en 1735 et 1736, rappelez-vous, que Du Halde fait paraître les versions in-folio et in-4° de sa fameuse Description géographique de l’Empire de la Chine, laquelle connaît un retentissant succès et diffuse l’idée d’un gouvernement chinois en totale rupture avec les schémas traditionnels du despotisme oriental. Montesquieu se trouve dès lors obligé d’inclure le vaste Empire de la Chine dans son traité de L’Esprit des Lois, une quinzaine d’années plus tard : il lui consacre même entièrement le chapitre XXI du livre VIII, intitulé « De l’Empire de la Chine ».
L’argumentation de Montesquieu, qui cherche à minimiser l’importance des récits jésuitiques, oppose aux récits des bons Pères celui de l’amiral Anson, qui ne voit pas la Chine d’un œil aussi favorable. Voici le passage :

« Nos missionnaires nous parlent du vaste Empire de la Chine comme d’un gouvernement admirable, qui mêle ensemble dans son principe la crainte, l’honneur et la vertu. J’ai donc posé une distinction vaine, lorsque j’ai établi les principes des trois gouvernements. / J’ignore ce que c’est que cet honneur dont on parle chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu’à coups de bâton. / De plus, il s’en faut beaucoup que nos commerçants nous donnent l’idée de cette vertu dont nous parlent nos missionnaires : on peut les consulter sur les brigandages des mandarins (…) Ne pourrait-il se faire que les missionnaires auraient été trompés par une apparence d’ordre ; qu’ils auraient été frappés de cet exercice continuel de la volonté d’un seul, par lequel ils sont gouvernés eux-mêmes, et qu’ils aiment tant à trouver dans les cours des rois des Indes, parce que n’y allant que pour faire de grands changements, il leur est plus aisé de convaincre les princes qu’ils peuvent tout faire que de persuader aux peuples qu’ils peuvent tout souffrir. »

L’argument est donc celui d’un quiproquo inaugural, d’une sorte d’aveuglement des pères jésuites, trompés dès le départ par la mission même qu’ils s’étaient assignée et qui, en quelque sorte, les empêchait de découvrir, au sens littéral du terme, la réalité chinoise. À un élément près (celui d’une mystification initiale et consciente des fondateurs de l’Empire en Chine), c’est ce raisonnement qui sera développé par Jean-François Billeter au début de son pamphlet. N’insistons pas.

Rappelons enfin, pour en finir avec ce chapitre de l’influence chinoise sur la pensée politique en France au dix-huitième siècle, que c’est la Chine qui est au cœur de la réflexion des physiocrates, à partir des années 1760 : le livre-phare de cette école s’intitule d’ailleurs Le Despotisme de la Chine. Publié en 1767, il est dû à Quesnay, le médecin attitré de Mme de Pompadour, et intervient un an seulement avant la publication d’un autre ouvrage fort important pour cette école, à savoir le Voyage d’un philosophe de Pierre Poivre. Avec ces deux ouvrages, nous avons d’un côté l’opuscule théorique, et de l’autre la démonstration pratique d’une ligne économique propre au système chinois et dont les physiocrates se proposent de recueillir certains termes, de prélever certains développements pour les adapter à la réalité française. La notion la plus importante des physiocrates est sans nul doute celle de « despotisme légal » : je vous renvoie sur ce sujet aux pages très suggestives d’Étiemble, dans le deuxième volume de son Europe chinoise, au chapitre « Les physiocrates et la Chine. » Un peu paradoxalement, c’est au moment où va décroître, sur le plan de l’argumentation politique ou de l’imagerie littéraire, l’influence de la Chine, c’est-à-dire dans les premières années du règne de Louis XVI, que cette école, tout « enchinoisée », parviendra au pouvoir.

Mais, me direz-vous, assez parlé religion ou politique. Qu’en est-il du roman, du théâtre, de la poésie, c’est-à-dire de ce que nous appelons aujourd’hui la littérature ? N’a-t-elle pas, elle aussi, subi quelque altération, quelque transformation visibles au contact de ces missionnaires fraîchement revenus de Chine, et dont les récits envahissent toute l’Europe ? Autant le dire tout de suite : c’est sur le roman en prose que la Chine aura une incidence certaine, et ce pour deux raisons.
La première est que le roman est un genre qui n’est pas encore fixé : il naît pour ainsi dire de ses limbes. Contrairement à la tragédie, pour laquelle on se pique d’une codification si rigoureuse qu’on éprouve le besoin de constamment relire Aristote, contrairement même à la poésie, qui prend une autre direction et dont Sylvain Menant, aujourd’hui professeur à la Sorbonne, a jadis montré qu’elle s’asséchait au contact des Lumières, le roman a tout à inventer : ses règles, bien sûr, mais surtout son objet. On avait coutume, jusqu’alors, de puiser dans le fonds mythologique ou historique gréco-latin (il n’est que de songer aux romans précieux de la première moitié du dix-septième siècle) ou, s’agissant des romans comiques de Scarron, de Charles Sorel ou de Furetière, dans la réalité de la vie bourgeoise de l’époque. Quelques romans historiques nous transportaient par ailleurs à la cour de Henri II (je pense bien entendu à La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette) ou dans un univers relativement proche, sur le plan chronologique, des cours de Louis XIII ou de Louis XIV.
Ce que va apporter la Chine, et qu’amplifieront les nombreux récits de voyage au tournant des dix-septième et dix-huitième siècles, c’est une extension de l’aire de jeu. Le roman va gagner en étendue ce qu’il va perdre en recul chronologique. On se souciera moins désormais d’histoire que de voyage, moins de reconstitution que de découverte, moins de relectures que de création ex nihilo. Bien sûr, on trouve encore quelques plumitifs qui utilisent le motif chinois sans le moindre souci de vraisemblance, tel ce Chevrier, auteur d’un Bibi, conte chinois, dont l’intrigue se situe en partie… au Louvre !
J’ai prononcé, vous l’avez entendu, le mot de « conte », et c’est effectivement ainsi que se nomment généralement les « romans » dont nous parlons : songez que Voltaire n’appelle pas autrement ses histoires en prose, et que les éditeurs contemporains ont bien du mal à faire la part des choses (l’un d’entre eux a même, pour une édition de poche, choisi le titre « Romans et contes » : ainsi, pas de jaloux). Or qui dit conte dit, pour nous, conte merveilleux. Et justement, là se situe la deuxième incidence de la découverte du monde chinois dans la littérature du début du dix-huitième siècle en France : le merveilleux puise dans les récits des voyageurs, voire dans ceux des missionnaires, de nouvelles ressources.

Ce n’est pas chose étonnante, si l’on considère que ce phénomène est amplifié, démultiplié dans sa nature et dans ses effets par une très heureuse coïncidence chronologique. En 1704, paraissent les Contes des Mille et Une Nuits dans la traduction d’Antoine Galland. Le succès est immédiat et Shéhérazade fait de nombreux émules : Pétis de la Croix, en 1710, publie les Mille et un Jours, Gueullette, célèbre avocat parisien, rédige quant à lui Les Mille et un quarts d’heure, contes tartares… La liste serait longue de toutes les imitations, de tous les prolongements offerts à la traduction d’Antoine Galland.
Or l’élément chinois vient offrir aux partisans des contes exotiques et aux tenants du merveilleux de nouvelles possibilités thématiques. Gueullette, par exemple, base son roman des Aventures du mandarin Fum-Hoam, contes chinois, sur la doctrine de la métempsycose, directement extraite des récits des missionnaires jésuites ; les tapis volants des contes persans ne transportent bientôt plus que de sages mandarins pénétrés de la doctrine confucéenne ; les génies que tel voleur de Bagdad se faisait fort d’extraire de sa bouteille évoquent sans sourciller les préceptes de Maître Kong ; le Cabinet des Fées enfin, qui regroupe dans le troisième quart du dix-huitième siècle tous les récits merveilleux des temps passés et compte jusqu’à plus de soixante-dix volumes, s’ouvre au monde chinois.

On le voit : la découverte de la Chine fait subir une profonde influence à l’ensemble de l’univers intellectuel au siècle des Lumières. Sur le plan religieux, elle met en cause la chronologie biblique et diffuse l’idée d’une morale confucéenne si efficace et si bienvenue qu’elle rend le message christique inopérant. Sur le plan politique, elle offre des schémas de régulation du pouvoir et d’infrastructure économique qui provoqueront la méfiance (Montesquieu) ou l’enthousiasme (physiocrates) des acteurs de l’époque. Sur le plan littéraire enfin (encore que ce terme soit quelque peu anachronique, s’agissant du siècle des Lumières), la Chine permet une redéfinition des critères du merveilleux et bouscule jusqu’aux règles qui déterminaient, sur le plan narratif, la construction des récits en prose.
On comprend, dans ces conditions, que l’importance des changements en cours ait quelque peu perturbé les consciences, et qu’elle ait entraîné, face à la découverte progressive du monde chinois, des réactions très diversifiées. Réactions qui tendent soit au rejet pur et simple de toute forme de nouveauté suggérée par les récits « chinois », soit au contraire à l’adoption de nouvelles formes de pensée et d’écriture et à la prise en compte, voire à la prise en charge, des emblèmes, des symboles ou des dogmes relayés pour l’essentiel par les récits des missionnaires jésuites.
Je distinguerai pour ma part trois réactions récurrentes au dix-huitième siècle, et que j’intitulerai successivement fragmentation, assimilation et filiation. Ces trois réactions ont en commun d’aborder de front les questions qui se posent après la découverte du monde chinois, et dont nous venons de donner un aperçu : mais elles le font de manière radicalement différente. Par fragmentation, j’entends ainsi ces tentatives de ne prendre dans les récits des missionnaires que de courts fragments, des épisodes limités, des anecdotes précises : on peut alors se donner l’illusion de mieux maîtriser son sujet et, à travers la figure bien connue de la métonymie, d’embrasser la totalité du « problème » chinois. Par assimilation, j’entends au contraire cette tentative de tout prendre en bloc, de ne rien laisser au hasard, d’accepter, si vous voulez, de considérer que la découverte de la Chine bouleverse radicalement nos canons de pensée, mais qu’on ne peut la penser qu’en l’adaptant, quitte à pervertir sa nature, à nos propres paradigmes. Par filiation, j’entends enfin cette tentative désespérée d’une symbiose des mondes européen et chinois, lesquels ne seraient différents qu’en apparence et voileraient, en réalité, une nature commune, décelable sur le plan philosophique bien sûr, mais aussi et surtout sur le plan historique. À bien des égards, vous voyez que nous ne sommes pas très loin de certains des termes de la querelle Jullien-Billeter. Nous y reviendrons.

Commençons donc par la fragmentation du monde chinois. C’est elle qui est à l’origine de l’engouement du milieu du dix-huitième siècle pour les « chinoiseries » que vous connaissez bien : songez par exemple aux sept merveilleux petits tableaux de François Boucher qui sont actuellement conservés au musée des beaux-arts de Besançon, toiles précisément intitulées « Chinoiseries » et qui se proposent de décliner la pseudo-réalité chinoise en autant de scènes distinctes. Songez également au succès de la campagne pour l’inoculation de la petite vérole, et à la part importante que l’exemple chinois a su acquérir dans cette campagne. Songez enfin à la manière dont les motifs chinois peuvent être inclus, diffusés, disséminés au sein d’œuvres littéraires elles-mêmes conçues selon le principe de la fragmentation. Je vous disais tout à l’heure que la poésie française semblait s’être asséchée au contact des Lumières : eh bien, André Chénier, l’un de ceux qui lui rendront ses lettres de noblesse, accorde une certaine importance au monde chinois, susceptible selon lui de redonner vie aux figures rhétoriques désuètes de la poésie française de l’époque.

Venons-en à présent à ce que j’ai nommé, peut-être un peu improprement, l’assimilation du monde chinois. Elle est particulièrement opérante dans une œuvre du milieu du siècle, à savoir la tragédie de L’Orphelin de la Chine, que Voltaire commence à rédiger en 1753, qu’il achève au moment où il arrive dans sa maison des Délices, à Genève, et qui sera créée le 20 août 1755 sur la scène de la Comédie-Française, avec dans les deux rôles principaux Henri-Louis Lekain et Mlle Clairon, les deux meilleurs acteurs du temps. Permettez-moi, avant toute chose, de vous en rappeler brièvement l’intrigue.
Nous sommes à Pékin, « dans un palais des mandarins qui tient au palais impérial ». Zamti, mandarin lettré, et Idamé, son épouse, sont au désespoir : la ville menace en effet d’être envahie par le terrible Gengis-Kan. Idamé est d’autant plus troublée que Gengis-Kan n’est autre que le soldat Témugin, qui avait autrefois recherché sa main, et qui, malheureusement, avait été éconduit. Je ne résiste pas au plaisir de vous lire la très belle tirade d’Idamé, qui relate ses amours passées :

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© IMV Genève | 03.10.2007