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Rousseau en creux                  Cet article en pdf 

 

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Nous proposons aujourd’hui dans cette rubrique le texte prononcé par M. François Jacob le vendredi 30 mars dernier à l’Université de Genève, lors de la journée d’études intitulée « Lire les Confessions » et offerte en hommage au professeur Alain Grosrichard.

Tout lecteur des Confessions n’a pu qu’être intrigué, voici environ neuf mois, par le bandeau publicitaire du deuxième roman de Stéphane Audeguy, Fils unique –bandeau sur lequel on pouvait lire « Rousseau, mon frère ». De quoi pouvait-il bien s’agir ? L’éditeur songeait-il, par cette très inattendue fraternité, à faire rentrer Jean-Jacques dans le giron des âmes soumises, loin des irrésolutions du vicaire savoyard ? Appelait-il au contraire de ses vœux la mise en valeur d’un fonds commun d’humanité, lequel, appelé à transcender les époques et les frontières, se retrouverait volontiers dans la figure de Rousseau ?

Rien de tout cela. Le bandeau « Rousseau, mon frère » qui, par son ambiguïté référentielle, devient commercialement très pertinent, nous introduit dans le monde de François Rousseau, frère de Jean-Jacques. Stéphane Audeguy ne nous propose en effet rien moins que de suivre les méandres de la vie de François Rousseau, depuis sa naissance, en 1705, jusqu’aux derniers moments de son existence recomposée, sous le Directoire. Il s’en explique lui-même, en quatrième de couverture : « Jean-Jacques tenait François pour un polisson et un libertin. Ce dernier apparemment ne l’a jamais démenti, qui n’a pas jugé nécessaire de nous laisser récit de sa vie. Il m’a semblé intéressant de remédier à cette négligence. »

Il n’y a là, me direz-vous, rien de bien étonnant. Après tout, qui n’a pas écrit son roman sur Jean-Jacques ? Le premier en date, après la seconde guerre mondiale, fut le romancier juif allemand Lion Feuchtwanger, avec son Narrensweiheit : Tod und Verklärung des Jean-Jacques Rousseau (La Sagesse du Fou : mort et transfiguration de Jean-Jacques Rousseau) et nous avons dû essuyer, encore tout récemment, les Mémoires apocryphes de Thérèse Rousseau, d’un certain Jean-Didier Vincent. Nul doute qu’un proche avenir nous livrera les Nouveaux Mémoires de Madame de Warens, ceux d’Isaac Rousseau, sans parler des carnets de Bâcle, des notes de Venture de Villeneuve ou de la correspondance retrouvée de l’abbé Blanchard.

Le roman de Stéphane Audeguy, si le bandeau des éditions Gallimard lui offre une bonne accroche, n’a pourtant rien pour séduire les lecteurs des Confessions ou les amoureux du dix-huitième siècle que nous sommes : une foule de menues erreurs ou d’anachronismes déparent en effet le texte dès les toutes premières pages. C’est ainsi que Maximin de Saint-Fonds, l’un des premiers personnages que François est appelé à rencontrer dans sa très longue errance, s’installe à Genève peu avant sa naissance, c’est-à-dire, au plus tard, en 1705. Or nous apprenons que Saint-Fonds possède une vaste bibliothèque. Je vous laisse juges : « Car Maximin de Saint-Fonds, pendant toutes ces années, n’avait pas seulement commandé à son libraire de Leyde de pesants traités de botanique ou les meilleures monographies des physiocrates. La bibliothèque de ce comte éclairé s’étendait sur deux rangs : sur le premier, offert aux regards de tous les visiteurs, on trouvait dans un savant désordre des manuels anglais de jardinage, tous les sages de l’Antiquité, et toutes les œuvres publiées de M. de Voltaire. » La numérotation de certaines maisons de la vieille ville est de même plusieurs fois fautive, l’analyse de certaines œuvres très lacunaire, l’évocation du dix-huitième siècle décevante, en ce que le romancier n’a visiblement pas pris la peine de se documenter suffisamment pour fournir le ou les détails susceptibles de créer une vraisemblance minimale. Quant au personnage de Jean-Jacques, il ne sert qu’à l’apostrophe initiale et disparaît bientôt du récit comme des préoccupations de son pseudo-frère, avant de reparaître dans les dernières pages, réincarné en Robespierre, pour la fête de l’Être Suprême. 
 
Pourquoi, dans ces conditions, s’intéresser à ce roman ? Pourquoi lui consacrer les quinze ou vingt minutes de temps de parole dont nous disposons, temps précieux qu’il s’agit d’offrir à Alain ? Quel rapport avec le thème du jour : « Penser les Confessions » ?

Trois raisons à cela. La première est que c’est Alain lui-même qui, d’une main gourmande, a saisi ce volume sur la table où il se trouvait et, après en avoir lu plusieurs pages, en a décrété le style tout à fait convaincant. La deuxième est que Stéphane Audeguy se place, à travers son personnage, en lecteur des Confessions, et qu’il nous propose jusqu’à des correctifs au texte de Rousseau : il serait dès lors intéressant d’étudier, au-delà des techniques romanesques et de l’intérêt anecdotique de tel ou tel passage, ce qui fait la spécificité de son approche. La troisième raison tient aux réceptions conjuguées de l’œuvre de Rousseau et des deux cents pages de Stéphane Audeguy : dans quelle mesure l’accueil fait à ce livre vient-il corroborer une certaine image contemporaine de Rousseau ? Quelles sont les valeurs qu’il aide à cristalliser et qui, à en juger par la teneur des critiques, rencontrent un assez large écho ? Une telle étude n’est-elle pas en mesure de nous fournir de précieux renseignements quant à la sensibilité ambiante, voire de nous signaler quelque écart entre discours scientifique et perception d’un public élargi ?

Mais rappelons tout d’abord brièvement quelle est l’architecture de ce roman. Il se compose de trois parties respectivement intitulées « Enfances », « Paris » et « Révolutions ». Dans « Enfances », nous suivons l’évolution des rapports de François à sa mère, puis à son père et enfin à ce Maximin de Saint-Fonds déjà évoqué, et qui sera le précepteur de notre petit héros. Les rapports de François et de sa mère ont d’entrée de jeu une valeur programmatique : ils annoncent ce que sera la vie de François (celle, précisément, dont son frère l’a plus ou moins gratifiée, dans le texte des Confessions), à savoir une vie livrée au libertinage. Si Jean-Jacques est dépucelé par « Maman », c’est également une main maternelle qui offre à François ses toutes premières sensations : « Ma mère alanguie sur son lit ne pouvait feindre davantage d’ignorer que son fils répondait à son affection d’une façon décidément plus virile qu’il ne convenait à un enfant. Elle me fit asseoir et m’adressa des questions mi-embarrassées, mi-amusées, auxquelles je ne compris rien. Je demeurai donc coi, et ma mère crut qu’il y avait là une finesse au-dessus de mon âge. Elle pensa que je feignais l’ignorance ; et, dans son désir de me montrer qu’elle n’était point dupe de cette manœuvre, Suzanne s’enhardit à me montrer comment il convenait que je disposasse de ma virilité, et m’administra vigoureusement le secours de sa main ; j’eus à peine le temps de connaître le plaisir qui m’avait saisi à la gorge que déjà elle m’essuyait avec son petit mouchoir de batiste, et, en rougissant un peu, m’ordonnait de quitter sa chambre, ce que je fis, sans mot dire. » Impossible, bien entendu, de ne pas songer ici à Mlle Lambercier et à cette fessée pervertie qui, selon le texte des Confessions, « n’allait pas à son but » précisément parce qu’elle y allait trop bien. Passons sur les rapports de François à son père, plus brutaux, et à ce Maximin de Saint-Fonds, qui a la bonne grâce de mourir au moment où, après une ou deux malheureuses tentatives d’apprentissage et un séjour à Dijon, il devient clair que François doit accomplir son destin à Paris.
           
À Paris : on ne saurait mieux dire, puisque le jeune homme est accueilli, à Paris, par une Mme Paris, tenancière d’une maison de plaisir. La scène de l’initiation maternelle est alors reconduite, avec tous les aménagements dus au lieu de l’opération. Le mouchoir de batiste lui-même n’est pas oublié : « Mme Paris tira de son corsage un délicat petit mouchoir de batiste ; elle en essuya le produit de ma juvénile ferveur et jeta le tout au feu. » François reste plusieurs années dans ce lieu enchanteur, rencontre Vaucanson, devient lui-même fabricant d’automates exclusivement destinés aux rencontres d’alcôve, fréquente les philosophes, et est finalement jeté dans un cachot de la Bastille, où il restera, en dépit de ce que nous appellerions aujourd’hui des aménagements de peine, environ vingt-sept ans : il y rencontrera notamment le marquis de Sade, dont il vendra le manuscrit des 120 Journées de Sodome. Tel est, à grandes enjambées, le résumé de cette partie « parisienne » dans laquelle, vous l’aurez compris, le personnage de Jean-Jacques est cantonné à un rôle purement accessoire, sans autre fonction que d’assurer, par sa présente absence, la perpétuelle reconduction de la position énonciative initiale.

La troisième partie, « Révolutions », ne nous apprend pas grand chose de plus. Après avoir été libéré par la journée du 14 juillet, François, âgé de quelque quatre-vingt-quatre ans, se livre, cette fois-ci dans des bains chinois, aux plaisirs retrouvés de l’amour. La tenancière est une jeune fille de soixante-neuf ans, prénommée Sophie, dont l’apparente simplicité achève de tourner la tête à l’aîné des Rousseau : « Cette simplicité seule aurait suffi à me faire aimer ma Sophie. Car je ne l’ai pas dit encore, mais je suis sûr que tu l’auras compris, mon bon Jean-Jacques, toi qui sentis ton cœur mieux que personne, et qui connais les hommes : j’aimai Sophie. J’écris ces mots, la plume me tombe des mains, et je pleure. »

Le propos du narrateur est, nous dit-il dans un préambule, d’administrer une « correction » à la fois à l’auteur des Confessions et à son texte. Le titre même de Confessions lui déplaît, parce qu’il « pue la sacristie et l’encens refroidi. » Cette posture exclusivement adversative rythme les premières pages de la partie « genevoise » du roman, qu’elle transforme du coup en un compte rendu de lecture du texte des Confessions. Trois modes récurrents de réécriture se dégagent alors, qui sont la citation, la contraction, et la contradiction.

Le roman de Stéphane Audeguy fourmille d’abord de citations et d’échos intertextuels empruntés aux deux premiers livres des Confessions dans la première partie, puis au Contrat Social et à Émile dans les parties suivantes. Si elles permettent naturellement la complicité du lecteur en ce que celui-ci, pour autant qu’il ait lu les Confessions, peut difficilement s’y méprendre, elles introduisent ou induisent une première forme de détournement, voire de perversion du sens. Je vous en livre quelques-unes pêle-mêle : « Mon imagination était bornée dans le cercle étroit de mes faibles sens » ; « Qu’on démêle là-dedans, si l’on peut, la vérité ; je m’efforcerai de ne point trop trahir mon modèle ; et si j’échoue, à tout le moins ce sera toujours un portrait de moi que j’aurai tracé » ; « Notre père aimait à pleurer en ta compagnie, en disant aux témoins de la scène combien tu ressemblais à ta mère ». La citation peut concerner non un élément textuel en particulier, mais une évocation, ou une anecdote : François pleure la fin de son costume de deuil tandis qu’il vient de perdre sa grand mère et sa vieille gouvernante, « deux des êtres qui m’avaient élevé avec adoration » : difficile ici de ne pas songer à l’habit de Claude Anet, dans le cinquième livre des Confessions. Le personnage de Barna Bredanna reparaît sous les traits d’un certain Christophe, souffre-douleur du quartier, et dont la description, au physique comme au moral, convoque l’image du cousin Lambercier. La liste serait longue encore des emprunts, des échos, des effets de lecture susceptibles de nourrir ce chapitre de la citation : je n’insiste pas.

La contraction, seconde étape de la stratégie narrative de Stéphane Audeguy, vise à une condensation optimale de certains faits, de certains traits de caractère, voire de certains épisodes censément connus. Inutile d’évoquer cette scène, vous la connaissez déjà et, finalement, si je devais vous la raconter, je ne m’éloignerais pas trop du récit de Jean-Jacques. Cette concession est évidemment illusoire, et ne tend à rien moins qu’à substituer à l’information, rendue implicite et presque absente par cet effet de concentration, un jugement de valeur. Isaac Rousseau est la principale victime de ce choix rhétorique : son portrait se fige du coup en quelques traits hâtivement brossés. Carence descriptive qui parachève la lecture manichéenne engagée dès le départ, et où le couple Jean-Jacques/Isaac rejette le malheureux François dans la rue : « Vous composiez, Isaac et toi, des tableaux touchants : tu pleurais avec lui quand il se jetait à ton cou, en disant que tu ressemblais à ta pauvre mère défunte… À la fin, une mélancolie me vint, et je compris que j’étais seul. »

C’est ici qu’intervient la figure de la contradiction. Jean-Jacques lit Plutarque ? François lira Lucrèce. Jean-Jacques feint de céder au sentiment ? François se livrera aux seuls délices de la raison ou à ceux des sens, c’est-à-dire à tout ce qui semble nier, dans l’optique du narrateur, le crime de « sentimentalité ». Tout, chez Jean-Jacques, est en effet « sentimental », et le terme est répété plus d’une douzaine de fois : la famille Rousseau affectionne un style « sentimental » ; Isaac, comme beaucoup d’hommes, a quant à lui la « vérole sentimentale » ; le couple Rousseau, à l’annonce de la grossesse fatale, est pris d’une « superstition sentimentale » ; François lui-même, sans doute contaminé, se sent une « inclination sentimentale », trop prononcée à son goût, pour les femmes. La contradiction peut enfin concerner tout un passage et proposer, en creux, une relecture du texte des Confessions. C’est d’ailleurs ici, dans cette écriture du reflet, que le roman fait véritablement sens. Je citerai les deux principaux exemples, à savoir l’anecdote du peigne de Mlle Lambercier, et la fermeture des portes de la ville.

L’épisode du peigne de Mlle Lambercier trouve chez Stéphane Audeguy une solution et surtout, elle trouve un coupable. Jugez plutôt : « J’attendis longtemps, dissimulé dans le jardin… Je me glissai sans un bruit derrière toi, je pris sur la plaque de la cheminée l’un des peignes, je le brisai et reposai les morceaux. » Si l’on se souvient que François était en apprentissage à Genève au moment où Jean-Jacques était à Bossey et que l’on mesure par ailleurs la somme d’invraisemblances contenues dans ce très bref passage, il devient clair que l’auteur jouit de cette écriture du détournement dont il mesure, l’espace d’un épisode, la force corrosive.

Même principe lorsque François se trouve dans une situation analogue à celle que Jean-Jacques a connue, le 14 mars 1728 : « Je me mets à courir, trempé et fouetté par l’orage. Je parviens à la porte sud de la ville. Les gardes m’aperçoivent mais, pour mon malheur, l’un d’entre eux me reconnaît. Je suis l’un de ces vauriens qui jadis, et pendant des années, leur ont infligé des plaisanteries féroces. Ils sont ravis de me fermer la porte au nez, et me narguent d’abondance ». François parvient néanmoins, en bon « traîne-galoches », à pénétrer dans la ville, mais c’est pour finir en prison : impossible ici de ne pas songer aux rêves d’enfermement de Jean-Jacques et à toute la thématique carcérale qui rythme plusieurs des épisodes des Confessions.

Que retenir de ce bref parcours ? D’abord le côté ludique d’un roman qui emprunte à la tradition picaresque ses meilleurs effets. Ensuite une lecture morcelée des Confessions dont le narrateur, en bout de course, dénonce l’exploitation idéologique, mais que l’auteur reconduit, fût-ce en creux, par le biais d’une image contrastée. Enfin une réception sur laquelle il conviendrait, en un autre moment, de s’interroger. Qu’a-t-on véritablement apprécié, en effet, dans ce roman ? Le style, sans doute (encore qu’on puisse s’inquiéter de voir Stéphane Audeguy comparé à Philippe Sollers), la visée politique, probablement (Audeguy prétend, il l’a dit à plusieurs reprises, explorer à travers la figure de François Rousseau « d’autres possibles de l’individu démocratique »), et l’incessant questionnement, enfin, posé par le roman lui-même, lequel nous ramène, l’espace d’une heure ou deux, à portée de Rousseau. Tout cela est bel et bon, vous en conviendrez, mais bien moins, vous en conviendrez encore mieux, que le texte des Confessions lui-même annoté, par exemple, par Alain Grosrichard.




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© IMV Genève | 03.10.2007