La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
   
   Hiver 2007 Accueil   IMV   Contact
           
       
           
  SOMMAIRE  

Quand Voltaire s’installa aux Délices

     NUMEROS PRECEDENTS
       
 

Actualités de l'IMV
Inauguration de l'exposition Confessions genevoises
Voltaire nous écrit
Quand Voltaire s'installa aux Délices
Clin d'oeil
Confessions genevoises
A propos de ...
Du nouveau sur la mort, digne ou indigne, de Voltaire
Nouvelles du XVIIIème siècle
Publications récentes
Liens
Revues littéraires en ligne (2)


Tout le numéro en pdf  

inscrivez-vous à la
Gazette des Délices

 

par Paul Chaponnière

Tel est le titre de l’article publié par Paul Chaponnière dans les colonnes du Journal de Genève, le 7 janvier 1929, il y a tout juste 79 ans, et que nous offrons aujourd’hui à la sagacité de nos lecteurs. Si la critique a depuis lors mis bon ordre au statut de Voltaire poète, l’article reste tout à fait « dans le ton » de l’arrivée de Voltaire aux Délices. Rappelons que Paul Chaponnière (1883-1956) est, parmi plusieurs ouvrages, l’auteur de La Vie joyeuse de Piron (Paris, Mercure de France, 1935).

Lorsque, en 1755, il vint abriter sa gloire sous la jolie et bourgeoise maison des Délices, Voltaire était accablé de cette lassitude qui, de l’homme le plus assuré, fait un pauvre être assoiffé de repos et de paix. De perpétuelles angoisses avaient marqué les mois précédents. D’une part les copies de La Pucelle se multipliaient, une Pucelle défigurée par mille adjonctions ridicules et dangereuses ; de l’autre, Jean Néaulme publiait un manuscrit informe de l’Abrégé de l’Histoire universelle, volé par le triste La Beaumelle, rapetassé de bout à bout, plein de fautes absurdes. L’anxiété de savoir s’il pourrait ou non retourner à Paris et quel accueil lui ferait la cour, rongeait ce vieillard suivi de sa grosse nièce, Mme Denis, encombrante et plaintive.
Et voici que bientôt, le calme de la petite République le gagne, engourdit ses peines et l’amuse ; il se reprend à rire, et tout d’abord de lui-même –signe de santé renaissante. Qu’avait il affaire d’alimenter encore une renommée universelle qui le jetait, rompu de fatigue et d’inquiétude, en un pays étranger où par bonheur des bras amis s’ouvraient pour le recevoir ? Pénétré d’une douceur inconnue dont se recréait son imagination, il allait se reposer de porter un nom si lourd et éprouvait ce bien-être qui suit les sages résolutions. Rousseau, en 1754, revoyant ses concitoyens, crut trouver en eux la réalisation de son idéal de morale et d’action ; auprès d’eux, quelques mois après, Voltaire pense avoir atteint le terme de sa course. L’illusion qui plaît devrait durer toujours.
Mais, rasséréné, détendu, n’ayant plus rien à démêler avec les rois et les cardinaux, Voltaire en ses jardins où s’enclôt son rêve, ne se reposera pas longtemps dans la contemplation des flots bleus du Rhône ; sa vue s’étend plus loin. Certaines gens qui ne croient pas aux miracles les admettent le plus aisément du monde dès l’instant qu’ils en sont eux-mêmes l’objet : Voltaire, se retirant sous sa tente, pensait y pouvoir dormir ! Il se connaissait mal.
Tout d’abord, son activité, comme il convient à un homme résolu de renoncer à toute activité, va s’emparer du domaine où désormais il compte organiser son repos. Qu’est-ce à dire ? Le pressoir est avec l’orangerie, les chevaux avec les vaches, la serre sous une chambre à coucher, le potager auprès du parterre ! On lui a donné une « patraque » ; il en fera une jolie montre. Les Délices seront chères, mais elles mériteront leur nom, dussent être pour cela transgressées les lois de l’Académie de Lésine ! Voici donc notre philosophe au milieu des maçons, des charpentiers, des vignerons, de deux maîtres jardiniers, vingt ouvriers et douze domestiques. Avant tout, il s’occupe de faire un mur, une « grande muraille de Chine » pour soutenir les terres. Il plante pêchers, abricotiers, poiriers, figuiers, pour manger de gros « gobets », savourer de grosses « mignonnes ». Il masque par une rangée d’arbustes le « palais Pictet, qui faisait un point de vue désagréable » et remplace « l’affreuse grenouillère » de M. Mallet par une grande pièce d’eau avec des charmilles en portiques. Il fait tailler ses arbres, construit des basses-cours, plante des tulipes et des carottes. Et sa bonne humeur d’homme heureux qui sent le naturel revenir au galop, éclate en mille imprécations joyeuses à l’adresse de ses amis Tronchin : le terrain est maudit de Dieu, les cendres de Servet ont dû voler dans le potager et le rendre stérile ; ni navets ni oignons, pas d’autre consolation que les artichauts… Inlassablement, il demande aux Tronchin d’énormes quantités de romarin, de menthe, de basilic, de fraisiers, de mignardise et de thadécée, d’estragon, de pimprenelle et d’hysope « pour nous laver de nos péchés ». Il fait peindre les treillages en beau vert, les carreaux en rouge et les portes en blanc ou en beau jaune. De Berne, où ses affaires le retiennent quelques jours, il écrit à son secrétaire Collini de faire venir du gros gravier, de veiller à l’exécution de deux boulingrins, et de recommander aux domestiques « de remuer les marronniers, d’en faire tomber les hannetons et les donner à manger aux poules. »
Voltaire a chez lui un cuisinier français qui accommode ces truites séduisantes auxquelles Madame du Boccage dut une inoubliable indigestion ; François Tronchin l’a mis en relation avec un chanoine de Soleure qui possède dans le bailliage de Dorneck un vin renommé, et avec M. Le Bault, conseiller au parlement de Dijon et propriétaire d’un fort bon cru de Corton. Aussi le vieux preneur de casse sent-il son sang circuler plus frais et généreux. Ne va-t-il pas réclamer à Robert Tronchin une selle, une bride et un pompon ? « Vous ne devineriez pas pour qui ? C’est pour moi ! Je veux monter à cheval. » Ah ! ce charmant ermitage des Délices, ces retraites allobroges et helvétiques, comme on y oublie aisément ce monde plein de fous qui s’égorgent ! « Je jouis d’un état très doux et très libre que je ne dois qu’à moi… À la faiblesse de santé près, je suis si heureux que j’en ai honte. » Le voilà qui se tourne son bonheur à scrupule : l’air de Genève, à n’en pas douter…

Heureux, oui, et tout étonné de l’être, comme si, de ce sentiment, jamais encore la douceur ne lui avait été révélée. Il se plaît –ce qu’il n’a jamais fait et ne fera plus guère ensuite- à examiner ses mouvements secrets pour en tirer des enseignements sur les ressorts de la nature humaine –encore l’air de Genève ?- et à laisser son esprit voler vers le passé pour mieux jouir du présent. Entre les lettres écrites avant son établissement et celles qu’il date des Délices ou de Monrion, quel changement de ton ! Dans les premières, non seulement il est mourant, ce qui chez lui ne saurait étonner, mais encore plaintif, abattu, incapable d’achever aucun travail ; il se croit unanimement persécuté et se sent seul avec toute sa gloire. Et dès 1755 en ses lettres signées le Suisse Voltaire, la confiance renaît, et avec elle les projets d’avenir, si bien que peu après Mme Denis écrira à François Tronchin : « Mon oncle travaille plus que jamais. »
Sans doute cette malheureuse Pucelle le tracasse, qui, composée chez Mme du Châtelet à la prière de Richelieu et de quelques écervelés, jurait fort avec la mission du philosophe, son poil gris et le Siècle de Louis XIV. Lorsque à Genève le bruit se répand que Grasset va faire éditer des lambeaux mis bout à bout de ce malencontreux poème, le sage des Délices se voit déjà enlevé et fourré à la Bastille. D’autre part le geste inqualifiable de Ximenès qui, ayant volé une copie des Campagnes de Louis XV l’a vendue au libraire Le Prieur pour six cents francs, jette parfois Voltaire en de mortelles transes. Mais toutes ses terreurs s’allument surtout à la lumière des événements passés ; elles cèdent peu à peu à la paix qui l’environne, en ce pays où sa tranquillité d’âme dépend surtout de lui-même. L’ancien prisonnier de Potsdam, tantôt traité de singe et tantôt de filou par un tyran affublé d’une peau de philosophe, respire avec volupté l’air salubre et froid du Léman. Tout pompeux qu’ils soient, on distinguera un acte de foi dans ces vers adressés à la Liberté :

Descends dans mes foyers en tes beaux jours de fête,
Viens m’y faire un destin nouveau ;
Embellis ma retraite où l’Amitié t’appelle…

Et n’est-ce pas à ce lac que Voltaire dut le seul vers, le seul hémistiche qui, dans toute sa production lyrique, marque une sensibilité vraiment émue ? Mon lac est le premier. Voltaire lyrique ! Cette fois on ne peut nier le miracle. Car il devient lyrique en ses lettres : ce paysage qu’il découvre et dont il ne se rassasie point verse en lui des flots de tendresse et d’admiration. Ah ! ce n’est plus l’heure de se plaindre d’être aveugle et sourd. Si l’on n’avait d’ailleurs, pour juger des sentiments réels de ce vieillard errant que le témoignage de ses lettres à des Genevois, il en faudrait à la vérité beaucoup rabattre : Voltaire a coutume de se montrer le plus aimable des correspondants, et son tour d’esprit s’accommode merveilleusement des éloges les plus sensibles aux personnes qu’il vise. Mais c’est avec le même paisible enthousiasme qu’il écrit à ses amis de Paris, à Richelieu, à Darget, à Thiriot, à Cideville. Et ce pays, il le veut à lui, bien à lui : c’est mon pays roman, et même mon petit pays roman, mes beaux rivages du lac Léman, mes Genevois. Lausanne et les Délices offrent « les plus belles situations de l’Europe » ; jusque-là qu’il s’y fait modeste : « Je n’habite que la moindre maison de ce pays-là » ; mais encore si surpris de son bonheur que, sans son estomac qui le rappelle au sentiment des misères humaines, il oublierait d’être Voltaire : « je digère presque aussi mal que si j’étais dans une cour ; sans cela, je serais trop heureux ! » 



Vers le haut

 
       
       
     

© IMV Genève | 08.01.2008