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La philosophie dans le gueuloir ?
À propos de La Nuit des Olympica de Gérald Hervé
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Hervé BAUDRY
Université de Coimbra (Portugal)

Nous proposons aujourd’hui à nos lecteurs un article de M. Hervé Baudry, commissaire de l’exposition accueillie aux Délices du 28 octobre 2004 au 25 mars 2005 et intitulée Aux lieux d’une œuvre : Gérald Hervé (1928-1998). Il nous a semblé important, tout juste dix ans après la mort de Gérald Hervé, de rappeler de qui faisait la fibre quelquefois « voltairienne » de ce penseur hélas trop peu connu. Spécialiste de la Renaissance française, Hervé Baudry a justement entrepris depuis 2001 de faire connaître l’importance de l’œuvre de G. Hervé : publication des inédits aux éditions Talus d’approche (www.talus.be), conférences et articles dont : « Hervé, G., Encyclopedia of Modern French Thought et Encyclopedia of Erotic Literature, New York, Routledge, 2004 et 2006 ; in Dissidences. Daniel Guérin, nº spécial, 2006 ; Actes du colloque La Note, 2005, P.U. Rouen ; Actes du Colloque Mémoire et culture, 2003, P. U. Limoges.

 

Gérald Hervé (1928-1998) a créé principalement dans deux genres : l’essai philosophique et le roman (1). Ses œuvres totalisent environ 3000 pages. Or La Nuit des Olympica, qui appartient au premier genre et est achevé en 1997 en couvre près du tiers. Serait-ce donc le livre accumulé d’une vie ou faut-il y voir une excroissance « monstrueuse » ?
Cet essai est écrit après le Carnet de mémoire et d’oubli tenu en 1990 (2) avec lequel il entretient des liens de par sa posture de vigilance critique face à l’actualité, en particulier dans le livre II (3). Mais la culture philosophique de l’auteur remonte à sa jeunesse, comme en ont témoigné ses condisciples du lycée Périer à Marseille, Robert Bonnaud et Pierre Vidal-Naquet. Le grand-père, Émile Hervé, « professeur de lettres (kantien) » (4), avait été précepteur de Valéry Larbaud, et possédait une importante bibliothèque philosophique qu’il légua à son petit-fils. Sa lecture de Paul Valéry fut déterminante. La Nuit des Olympica constitue surtout l’ultime riposte au drame qui l’a frappé alors qu’il entamait une carrière de commissaire de marine. En 1955, il est exclu de l’armée pour homosexualité (5). Cette « blessure existentielle » ouvre une réflexion qui le conduit à écrire en 1959-60 un premier essai, Orphée interdit. Plus que l’étude de Sartre sur Genet, ce texte consacre la centralité de la question homosexuelle à travers une approche phénoménologique et interprétative. La Nuit des Olympica reprend donc la question d’un destin singulier.
Quant à sa monstruosité, 1100 pages, il faut rapprocher l’essai de la première version du roman Les Hérésies imaginaires (6). On peut donc concevoir l’œuvre de Gérald Hervé comme dominée par deux massifs, l’un de fiction, l’autre de réflexion. Mais s’il conçoit le projet de roman très tôt, à dix-sept ans, l’essai plonge ses racines dans le drame. Il constitue un point d’aboutissement sans pour autant tracer une parallèle à la création romanesque tant l’œuvre de Gérald Hervé se caractérise par sa profonde unité et son intensité. Réponse philosophique et riposte existentielle, La Nuit des Olympica est critique anti-cartésienne et portrait d’une anti-France, d’où son sous-titre, Essai sur le national-cartésianisme.
La question du style va de soi grâce aux travaux menés depuis au moins deux décennies. Il n’y a pas expression et travail du concept hors la langue et en particulier hors l’écriture. Cette question est posée ici dans le cadre du binôme non redondant réponse / riposte. La Nuit des Olympica est une œuvre engagée :

Devenu, après bien des tribulations et d’humiliations, maître de conférences à l’université de Rennes, Gérald Hervé n’a cessé de s’interroger toute sa vie sur la figure emblématique (et problématique) de ce capitaine français qui partit d’un si bon pas... (?) Son exclusion de la Marine et ce livre sur Descartes forment aujourd’hui un tout.
Ceci ne signifie pas tant que l’écriture est un instrument d’expressivité servi par un argumentaire que le lieu même d’un « règlement de compte, peut-être, mais avant tout, compte de justice. À l’âge de l’auteur, il ne peut plus être apuré que par des mots et des pensées encore vivantes. » Et de poursuivre, plus loin, la réflexion sur l’engagement du livre : « "Quel est le sens de l’hostilité en philosophie, se demandait Karl Jaspers? Peut-il y avoir une polémique philosophique?" (7)»

Démarche élucidatrice, aux sources de la répression, et critique déconstructrice sont donc littérairement marquées et philosophiquement engagées. Le style est entendu avant tout comme le comment (how) d’un quoi (what), le dire d’un dit, et inversement. Berel Lang, à propos de la relation genre / philosophie, parle d’Interaction (8). Phénomène que l’on peut apprécier en mettant en regard l’expression d’une même idée suivant l’écriture de l’essai et de la fiction :

Où s’arrêter dans ces emboîtements gigogne (de poupées russes) d’une vérité intenable - toujours à venir - ou au-delà, à moins que, comme pour la dernière cloche du stupa, il n’y ait rien. Le vide. Le hasard (9).

« C'est le Rien ou Tout qui est Rien. La même chose, s'écria-t-il dans sa langue maternelle. Niets. Er is Niets. Vous le découvrirez sur les terrasses supérieures, avec les soixante stûpas à treillis ajourés où vous apercevrez des Bouddha en méditation. Mais, en haut, plus haut encore, sur la dernière terrasse, au dernier pinacle, le dernier stûpa est vide – ou plein, si vous voulez, c'est la même chose. » (10)

Question, par conséquent, d’analyse stylistique, au sens de ce que Leo Spitzer appelle le « système solaire » d’un auteur (11) de genre et de mouvement de pensée (12), et qui nous exempte de l’interrogation rhétorique en tant qu’art de persuader. Or le style de La Nuit des Olympica concourt tout particulièrement à un effet majeur de parole. C’est l’œuvre d’une pensée à voix haute que l’on peut métaphoriser par le gueuloir en tant que lieu résolutoire des tensions entre le cri et l’écrit.

1. Comment dire ? (Le cri.)

Le titre de cette étude convoque Sade et Flaubert, l’auteur de La Philosophie dans le boudoir et le romancier qui gueulait ses phrases en les écrivant / pour les écrire. Une des dimensions du gueuloir flaubertien permet non pas de surmonter mais d’échapper aux antinomies style / idées, fond / forme, voire plus généralement philosophie / littérature, en centrant le problème sur la relation parole / écriture. On a dit de Montaigne, inventeur de l’essai, qu’il était « l’homme de la parole écrite » (13). Cette modulation orale de l’écriture réflexive moderne dans le sillage de l’auteur des Essais rejoint ici la préoccupation acoustique / phonétique de l’écriture de fiction flaubertienne en ce qu’elle reflète un idéal stylistique lié à la conception d’une naturalité expressive. La source orale semble garantir un mode de perfection au service, chez l’humaniste, de la transparence du discours et de la consubstantialité sujet / objet (auteur / livre), et chez le romancier, au contraire, l’absoluité de l’œuvre d’art. Le procédé du gueuloir, Gérald Hervé l’a utilisé pour ses œuvres romanesques. L’aller-retour parole / écriture, au magnétophone, participe de la génétique du texte. Comme l’auteur de Madame Bovary, il travaillait à l’oreille.
La lecture de La Nuit des Olympica provoque très souvent cette impression d’entendu. Cependant, il ne s’agit pas d’une stylistique extrême de mimesis de la langue parlée comme par exemple dans les récits de Céline, ni, pour penser aux genres philosophiques, du dialogue, bien que cette forme y soit employée de façon fugace et percutante. Ce bref texte illustrera le propos :

Je vais t’en foutre ! moi, qu’on puisse concilier la raison et la foi ! Le prétendre, c’est ployer la raison, l’ordonner à la foi. Pas de raison à mobilité réduite !
Tel fut le principe de La Nuit des Olympica.
(14)

Ici, une posture centrale de l’essai est affirmée, l’antispiritualisme, par une prise de parole ainsi stylistiquement descriptible : marques de l’énonciation, modalité exclamative, vocabulaire familier, syntaxe affective, procédés typographiques (italiques, alinéa). Est rejeté, au présent de l’indicatif à valeur déictique ce qui fait l’objet d’une problématique remontant au moyen âge scolastique, ce qui se clôt au passé simple, temps du récit mais aussi temps écrit. Ce passage de l’énonciation à l’assertion d’une formule de synthèse explicitant le projet reflète sa tension sous-jacente entre une forte oralité et la littérarité soutenue. Par l’obligation conceptuelle du « principe », terme philosophique clef, on pourrait aussi entendre la notion plus immédiate de « moteur ».
La prise de parole est thématisée à travers le bruit et la voix. Là se signale une autre différence d’avec le gueuloir flaubertien : pour Flaubert, le gueuloir vient avant l’art ou à côté en ce sens que la correspondance est le défouloir parlé, le lieu de la « gueulade ». Une telle disjonction n’existe pas dans l’écriture de Gérald Hervé. Le concept est l’objet même de l’engagement dans l’écriture. De ce point de vue, l’intention de Flaubert rejoint celle de la pensée philosophique classique en suivant une même visée non subjectiviste (15). Et si, comme l’a dit Rorty (16), la philosophie est un genre fondé par Platon, alors l’essai peut passer pour son sous-genre par transformation du dialogue écrit en écriture de la pensée parlée. Dans ce passage extrait du chapitre « Pour en finir avec le Cogito », c’est le manifeste d’une essayistique anti-cartésienne que l’auteur délivre :

Si le discours philosophique n’autorise pas la possibilité de quelques écarts insolites, ni ce jeu de désinvolture (sérieuse), voire d’insolence (amusée), est-il alors rien d’autre que sempiternelle reprise de commentaires sur textes, de textes sur commentaires... de textes...
A-t-on assez daubé sur la guerre, cette chose trop importante pour être confiée aux seuls militaires ! Ce n’est point pour autant qu’elle (la philosophie) doive se voir confiée à ces philosophes du dimanche qui, tels certains médecins, ingénieurs ou tous autres, surtout en fin de carrière, s’interrogent et écrivent des livres (sur), ou encore, à ces philosophes de métier, eux, voire professionnels de l’Enseignement qui, traitant de philosophie les jours ouvrables, ne sauraient le dimanche (jour du Seigneur) prendre quelque distance face à la sacralité de leur dit.
Qu’une langue figée (et de bois), soucieuse de bienséance et de tenue académique, le cède à la familiarité langagière, à la parole parlée, libérée (de la langue, de la tradition, du formalisme) - cela même fait partie de la dérision philosophique, et une telle dérision s’inscrit toute dans le réel de la pensée. Et si cela fut pensé, ou exprimé dans l’abandon, pourquoi ne serait-il pas écrit ? Les repentirs, fussent-ils de Dieu (ainsi de la création bis, ter... chez Descartes) appartiennent toujours à leur auteur (17).

Sont ici convoqués le dit, l’écrit et le pensé, comme formant le triangle d’or de l’enquête stylistique. L’écrit apparaît comme la résultante des opérations mentales mais aussi de parole : ce « cela… exprimé dans l’abandon » figure le déambulatoire du philosophe, où se tient toute la vie autour, en deçà et au-delà du livre, les conversations, les notes sur un calepin ou un coin de nappe en papier, etc. Le style libre ici revendiqué, la « parole parlée, libérée » s’inscrit donc au cœur du projet. L’engagement est plus affaire d’expression que d’idées. Et celle-ci n’est pas donnée mais conquise, fruit d’une libération.

La notion de gueuloir appliquée à l’expression des idées, jointe à l’interrogation de Karl Jaspers, invite à se demander si La Nuit des Olympica appartient au genre du pamphlet. L’auteur lui-même dénonçant l’allergie actuelle à l’égard des écritures d’humeur, « l’attaque de front […], la reprise du pamphlet coriace, du brandon incendiaire » demande, de nos jours : « Qui, dans la pensée libre (et furieuse), ne chercherait quelque nouvelle Hollande ? » (18) L’essai est ainsi clairement situé dans la lignée des Lumières (dont il saura faire la critique), du combat anti-spiritualiste, principe même de la critique anti-cartésienne. Cependant un rapprochement avec le baron d’Holbach servira d’éléments de réponse. Pour Alain Sandrier, l’athéisme militant du baron s’inscrit dans une forme visant à la « conversion » ; d’autre part, il relève dans sa pensée deux traits caractéristiques de la « parole pamphlétaire » (selon Marc Angenot) : la vision crépusculaire et l’énonciateur comme détenteur incompris de la vérité (19). Compte tenu de ces trois éléments, Gérald Hervé n’est pas holbachien et La Nuit des Olympica n’est pas un pamphlet. La vision y est bien au contraire aurorale, non pas fin de siècle mais début de millénaire. À la fin de l’ouvrage, il écrit, dans un style quasi prophétique :

Dans l’Europe multicolore (cette vache) (ou l’Amérique), à l’ère des grands nombres et de leurs masses humaines, une telle libération ne sera pas le fait d’un homme ou de quelques hommes, mais de cet immense collectif, déjà en marche, - de l’avancée même de la lente et inexorable dé-culturation chrétienne.
Et rien ne lui est plus contraire que l’idée d’une quelconque détention personnelle de vérité soit possible mais bien la certitude d’une connaissance sans cesse accrue, de plus en plus objectale, dirimante, dont l’homme n’est plus que sujet / vecteur contraint, où s’engloutit le Je de sa propre conscience qu’il avait confondue avec toute connaissance et d’abord celle de son être (20).

Con-clure : clore ensemble, mettre fin à. Le no future du pamphlétaire, son cri de désespoir face aux ruines du présent, images du futur, ne rentrent pas dans les perspectives de cet essai. La thématisation de la voix, proche du registre du pamphlet, suggère le combat et que celui-ci ne passe pas inaperçu de l’auditoire pris à parti. Ainsi, par exemple, de l’indignation que soulève l’injonction cartésienne du « fermez-la ! » (21). L’essai donne ainsi à entendre, à travers le cri de l’énonciateur, le vacarme, les hurlements des hétérodoxes et autres hérétiques, des sophistes grecs à Giordano Bruno, des sodomites et sorcières de l’âge classique aux victimes de la spiritualité de toujours. Sur le plan philosophique, le style de réhabilitation d’une œuvre, Lulle, Fermat ou Charles Sanders Peirce, répond à la nécessité de mettre l’auditoire à l’écoute d’autres voix, de voix autres, étouffées ou omises. Ainsi, au lieu de faire entendre une parole unique, La Nuit des Olympica est bien le lieu d’un combat qui est aussi débat. Enfin, s’il fallait s’interroger sur l’intention première du pamphlet, à savoir l’élimination de l’adversaire à l’aide des mots, nous sommes aussi tenus de répondre par la négative puisque cet adversaire n’est plus, s’agissant en effet d’une pensée morte (comme on dit des langues mortes) - ce qui est aujourd’hui le cas de celle de Descartes. Mais l’imposture a suffisamment duré (et perdure, en certaines poches de pensée), pour que le présent livre sur Descartes le soit aussi d’humeur... (22)


2. Comment ? Qu’as-tu dit ? (L’écrit.)

Telle pourrait être l’incessante question de l’auteur à Descartes. La notion de dit (l’assertion) devient ici centrale. Chez Gérald Hervé la prise de parole et la profération du cri n’obscurcissent jamais le sens. Non qu’il ne puisse y avoir place pour une herméneutique, mais aucune assertion n’échappe à elle-même. En revanche, tout l’essai semble résonner d’une voix qui, en son nom et celui de tous les siens, hèle son objet et l’enjoint de dire son fait. L’analyse des notions cartésiennes, des grandes thèses de cette pensée répond à cette posture.

Il y a ce que Descartes a dit ou n’a pas dit, ce qu’il a publié, ce qu’il a écrit et il y a ce qu’il pense (ou ce qu’on pense qu’il pense). Ou encore il y a ce qu’il dit et ce qu’il pense, ce qu’on dit qu’il pense, ceux qui disent ce qu’il a écrit (et perdu) : Baillet, - et ceux qui interprètent le non-dit de ce qu’il pense (ou le non-pensé de ce qu’il dit) - et qui croient qu’il pense comme ils croient eux-mêmes selon l’inclination de leur pensée. Indécidable philosophie - il y a ceux qui pensent qu’il pense ce qu’il dit - lequel fait autorité - ou qui lui font dire ce qu’il ne dit pas, ou ne pas penser ce qu’il dit. (23)

Le dernier mot de cette « indécidable philosophie » est à l’image, leitmotiv dans l’essai, de la chauve-souris de La Fontaine : « Je suis oiseau, voyez mes ailes, je suis souris, vivent les rats ». Ce paragraphe épuise ad nauseam la figure de l’indécidable et du « porte-à-faux » dans la relation dit / pensé / écrit tant dans l’œuvre qu’à travers la tradition qui la revendique, redoublant ainsi la figure de tromperie entre l’émetteur et les récepteurs. Le mythe, que l’essai démolit, ne se nourrit pas ailleurs, ce que l’auteur, on l’a vu, qualifie aussi d’imposture.
Cette conception du dit et de la décidabilité, qui porterait le nom de clarté au sens de Boileau, renvoie en fait à la position de l’énonciateur, bien identifiable et non ambiguë. Il ne s’agit donc pas tant de relever une contradiction que de démasquer une ruse. Le mythe cartésien se nourrit d’un mensonge et alimente une imposture : la question du style est sur ce point cruciale puisqu’elle suppose non une fade ou pieuse sincérité mais un ethos. « Ce n’est pas de l’extérieur mais de sa propre logique que la vérité doit contraindre. Pour un Wittgenstein, il n’est point d’autre problème en philosophie que celui de l’éthique. » (24)
Parlant en 1971 de son homosexualité, Gérald Hervé faisait remarquer qu’« il est des choses dont on ne se défend pas - comme son être (25) ». Une philosophie, c'est-à-dire un style de pensée, au service de la ruse, du mensonge et donc du meurtre aussi, tel apparaît bien le cartésianisme à travers la terrible démonstration du chapitre « Descartes et le milicien », Paul Touvier, qui se clôt par l’apologie de Jean Cavaillès, à la suite de Canguilhem, « dans la logique de son combat contre l’innommable » (26). Les actes parlent pour nous. Cette valeur de la philosophie nationale, en l’occurrence de la morale provisionnelle et de l’instantanéisme, est mise en exergue du second livre de l’essai, où est reproduit le billet de cent francs émis en 1942.

Au final, La Nuit des Olympica peut passer pour un combat entre deux ego. Mais on a vu que son énonciateur n’est jamais seul. « Parle pour toi, Descartes ! » lance-t-il (27). « Plus cartésien que moi, tu meurs ! » ironise-t-il ailleurs dans une parodie de style jeune (28) où le je s’identifie à un groupe et la voix se fait collective. Le style parlé n’exprime pas le refus de l’autre sous couvert de sa feinte acceptation : source d’une philosophie taxée d’« égologie » ou de « ventriloquie », il est renvoi de cet Ego dans l’espace confiné d’où il vient. La parole à l’adversaire, corpus et tradition : les œuvres sont abondamment citées, les dits passés au crible que l’on sait, les actes étudiés. En ce sens, le style de La Nuit des Olympica, en particulier dans le premier livre, adopte celui de la déconstruction et de l’analyse. Mais s’il rejoint par là le travail de l’historien de la philosophie, il s’en sépare puisqu’il y a prise de position liminaire, l’antispiritualisme. Qui prétendrait que Nietzsche n’est jamais rigoureux ?

Il faut donc considérer qu’il n’y a rien de contradictoire entre la posture criante et pseudo-pamphlétaire, la position claire, la nécessité de procéder à une analyse rigoureuse, et un énoncé d’une forte littérarité au sens où la lettre est ce qui se donne à voir, à lire, plutôt qu’à entendre. Un des autres traits majeurs de l’écriture de La Nuit des Olympica tient en effet dans le rythme et la couleur de la page obtenu par les procédés typographiques. La mise en page de l’essai est aussi mise en scène de la parole philosophique tant au niveau d’ensemble, la composition de l’œuvre, qu’à celui de son unité de base, la phrase.
La Nuit des Olympica se compose de deux livres, sept parties, trente-deux chapitres et plus de trois cent dix sections (29). Celles-ci tendent donc à la brièveté puisque dix-huit font de trois à sept pages (la plus longue section de l’essai compte 2700 mots), soit douze pour cent de l’ensemble. Les quatre-vingt-huit pour cent restants sont formés de sections de 1500 mots et moins, la plus courte comptant onze mots (30). La tendance à la brièveté (qui a pour conséquence le blanchiment de la page) et au morcellement est particulièrement remarquable dans le second livre, où la réflexion s’exerce plus volontiers à l’encontre de l’actualité à la différence du premier, qui porte sur l’homme et opère la critique du corpus d’origine.
Le propos de La Nuit des Olympica n’est pas celui du biographe, comme Maxime Leroy ou Stephen Gaukroger, ni non plus de l’historien de la philosophie pris dans un travail d’élucidation discursive ou herméneutique. Dans ces cas, on peut dire que l’objet porte en lui-même son plan. Ce que l’essai peut susciter d’interrogation quant à son unité est résolu par sa composition thématique qui permet autant d’approches phénoménales que possible et ce sur le double plan du « monument » et de l’actuel. Certes il est réducteur d’opposer ainsi les deux parties de l’essai, car bien des effets d’anticipation, de rappel, de symétrie, par exemple, sont ménagés, illustrant la tendance à la composition musicale. L’unité de l’ensemble est assurée par le foyer de réflexion (et non de narration) que constitue la posture dénonciatrice. Si l’essai s’ouvre sur la célèbre phrase des Cogitationes privatæ

Les comédiens, appelés sur la scène, pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, mettent un masque. Comme eux, au moment de monter sur ce théâtre du monde, où, jusqu’ici, je n’ai été que spectateur, je m’avance masqué [en latin : larvatus prodeo] (31)

c’est parce que le geste philosophique de ce livre est le dévoilement. Le terrain sur lequel s’avance l’auteur, on l’a vu, est mouvant. La stylistique du registre pamphlétaire et de la haute voix rend compte de ce projet puisqu’il faut faire en sorte que « cesse le mythe ». Il s’agit ici de signaler une stylistique de la complexité, voire du soupçon, à l’encontre de l’apparente simplicité du discours (le cartésianisme étant responsable de cette erreur). « Tout ce qui est trop simple est inexact » : citation de Valéry dans la section consacrée à « La métaphore en abomination : ou la toute-puissance de Dieu »(32). La mise en page / scène de l’écriture qui, refusant l’artifice ou les rhétoriques de la feinte, implique le lecteur dans une activité de vigilance double : en suivant l’élucidation anti-cartésienne, en portant son attention sur le discours critique en tant qu’il fait lui-même l’objet d’un traitement écrit différentiel.
Le double plan du texte joue à cet égard un rôle essentiel. Il s’agit de l’effet de lecture produit par une grande partie de cet autre texte que sont les notes infrapaginales (33). Leur fonction s’avère bien plus complexe que de simple élucidation de l’énoncé, instaurant une marche de lecture, au sens des typographes et des metteurs en page, à fonctions diverses : prolongement de la pensée par la nuance, l’opposition, développement autonome, effets de leitmotive, singularité, etc. L’effet général produit est moins celui d’un renversement, lequel serait, notons-le, symétrique de la lecture même du corpus cartésien (« nous relèverons surtout les petites notes au bas des pages » (34) : c’est la note qui fait le texte) que d’un décentrement global du texte dans sa double réalisation (texte principal et notes) qui reflète le décentrement même de l’homme et du savoir tel que l’essai les conçoit. La pensée de l’ouverture et de l’expérience prévaut. L’auteur mène aussi la lutte contre la Bêtise qui, « comme la Terreur », « consiste à vouloir conclure » (35).
D’un autre côté, cette stylistique du complexe se remarque au niveau de la page et de la phrase. Dans son analyse de l’« importation » dans l’écriture philosophique, Ann Van Sevenant parle ainsi des procédés de « déblocage » : « Ce qu’un philosophe tient pour important peut, pour ainsi dire, être déduit à partir de ce qu’il débloque : parmi tous les mots qu’il, aurait pu laisser passer librement, il en saisit certains et pas d’autres (36)
Comme nous l’avons déjà vu dans nombre d’extraits, les cas abondent dans La Nuit des Olympica. Signalons-en les principales modalités. Au niveau de la typographie et de la mise en page : les caractères italiques, dont l’initiale majuscule ou minuscule d’un mot en romain ; les caractères gras ; la variante inverse de l’exergue, l’« upographe », en fin de section ou de chapitre ; au niveau de la ponctuation : parenthèses, tiret. De tous ces procédés au total peu nombreux, les effets obtenus s’avèrent innombrables. Ils constituent à maintes reprises une variante des systèmes d’allusion. Un exemple, parmi tant d’autres :

Le corps ? psscht ! disparu, envolé. Un ensemble vide (vidé par Platon et ses successeurs). Schizophrénie. Plus de médiations. L’esprit. L’esprit pur, désossé. En branchement direct (ligne rouge) avec l’Esprit. « L’Esprit de Dieu planant sur les eaux » (-mères ? ). Un topos, tout de même. Le Paradis perdu, inversé : un Enfer sur terre (37).

Les mots deviennent des nœuds de sens, les connexions se multiplient par le jeu des allusions et de la mise en doute de l’écrit. La mise en scène / page de la parole critique, ici, de la tradition spiritualiste, accumule les effets de lecture dans une surabondance qui oblige à un pas-à-pas, un mot-à-mot vécu dans la jouissance (ce plaisir du penser que l’auteur trouve aussi chez Voltaire et la vigilance à l’égard du signe), l’inversion finale qui fait retour sur le thème fondamental de l’essai, la répression spiritualiste du corps, cette source vive d’un destin (philosophique) si funeste.

3. Pour conclure sur un problème d’introduction.

La question du style traverse bien celle des rapports de la philosophie et de la littérature. Ne posons pas une énième fois celle de sa légitimité mais relevons ce qui pourrait être pris pour un paradoxe de La Nuit des Olympica : à plusieurs reprises, l’auteur opère un net partage entre les deux disciplines, au détriment de la seconde. « Cette philosophie grevée de toutes les maladies de la littérature », a écrit Joë Bousquet au sujet du cartésianisme. La citation se trouve en upographe à une section consacrée à la toute-puissance du cliché et de la littérature en France, jusque dans la pratique philosophique courante. Et l’auteur d’ajouter : « Inlassablement la France a répété Descartes car il était conforme à son génie. » (38) Il est clair pour lui que la distinction entre le littéraire et le philosophique passe par la rigueur discursive, la sape du « mot idole » ; que penser est un inlassable exercice de rationalité :

La philosophie, elle, n’en a pas encore fini avec des mots-idoles subsumant des notions telles que celles d’esprit, d’infini, d’amour... sur lesquelles le courant de pensée analytique contemporain n’a cessé de porter une lumière drue, abrupte, décapante. Lumière dès lors insoutenable pour les tenants de l’ancienne rhétorique à laquelle la philosophie classique n’a cessé et ne cesse encore d’appartenir et qui n’en accuse que plus le caractère littéraire de son discours...
Sans doute une opposition significativement culturelle entre deux mondes, l’un qui se réclame toujours des arts libéraux et du fameux trivium (grammaire, rhétorique et dialectique traditionnelles), l’autre d’un souci de rigueur / connaissance épistémologique, pour lequel le mot lui-même n’est plus insécable (le mot-molécule), et l’atome la plus petite partie encore divisible (analytiquement) (39).

L’antinomie est donc ici caduque. L’étude du style de l’essai philosophique n’a donc pas consisté à en dégager la part littéraire (le pendant de la présente étude serait : style et philosophie dans les œuvres de fiction de Gérald Hervé). « En France, rien n’est indépendant du Pouvoir. Ni la littérature. Ni la Banque de France […] (40) » Ni la Philosophie, ajouterait-on avec Jacques Bouveresse (41). Posons alors que le style, cette arme contre le pouvoir, ce n’est pas l’homme, c’est le lutteur.


 


(1) Bibliographie : www. lesolympica.iquebec.com/GeraldHerve.htm ; La Ligne d’ombre. Bulletin de la Société des amis de Gérald Hervé, nº 1, janvier 2006.

(2) Carnet de mémoire et d'oubli. La France 1990, Soignies, Talus d'approche, 2004.

(3) Pour des raisons éditoriales, Lla Nuit des Olympica, composé de deux livres, a été publié en quatre tomes. Livre I : Descartes tel quel, Descartes inutile ; livre II : La France cartésienne, Adieu Descartes. Pour les références, nous ferons l’abréviation NO du chiffre du tome et de celui de la page.

(4) NO, 3, 241.

(5) Voir Yves Kerruel (pseudo.), Des Pavois et des fers, Paris, Julliard, 1971.

(6) Plus de 300 000 mots ; NO : 350 000 mots. Cette première version, achevée en 1985, remaniée, aboutira au livre publié sous ce titre (L’Âge d’Homme, 1989) et au roman les Feux d’Orion (Talus d'approche, 2004).

(7) NO, quatrième de couverture. L’intégrale en ligne : http://iquebec.ifrance.com/lesolympica/gh.htm

(8) Berel Lang, The Anatomy of Philosophical Style, Oxford, Basil Blackwell, 1990, p. 18.

(9) NO, 4, 387.

(10) Les Feux d’Orion, op. cit., p. 88 ; extrait du discours de Hugo Jonckheers sur le temple de Borobudur en Indonésie.

(11) Leo Spitzer, Études de style, Paris, Gallimard, 1970, p. 64.

(12) Denkbewegung, in Antonia Soulez, Comment écrivent les philosophes?, Paris, Kimé, 2003, p. 28 : le style comme « déploiement de signes relatif à un mouvement qu’on peut tenter de repérer ».

(13) Gérard Defaux, « Parole et écriture dans les Essais de Montaigne » in Revue d’histoire littéraire de la France, 1990, nº 6, p. 881.

(14) NO, 4, 480.

(15) Voir Pierre Sauvanet, « À propos de la question du style en philosophie» in Style, visée, intentionnalité, Dijon, Centre de Recherches Le Texte et l’Édition, 2000, p. 63-4. B. Lang, op. cit., p. 12, parle de modèle « neutraliste ». Même le refus de style n’est pas neutre, précisent les éditeurs du recueil The Question of Style in Philosophy and the Arts, éd. Caroline van Eck, James McAllister, Renée van de Vall, Cambridge, University Press, 1995, p. 5.

(16) Cité in B. Lang, op. cit., p. 42.

(17) NO, 2, 445 ; souligné par nous.

(18) NO, 3, 159.

(19) Voir A. Sandrier, Le Style philosophique du baron d’Holbach. Considérations et contraintes du prosélytisme athée en France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, H. Champion, 2004, p. 19 et 419.

(20) NO, 4, 490-1.

(21) NO, 1, 149 ; 2, 564, n. 45 : « […] Fermer la bouche : l’expression se retrouve dans la lettre au P. Mesland sur l’Eucharistie : « ce qui fermerait la bouche aux ennemis de notre religion », ou, en d’autres termes, plus modernes dans la France catholique, fermer leur gueule...»; 4, 419 (lettre à Mesland, 15 mai 1644). A. Grafton, Les Origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note en bas de page, Paris, Seuil, 1998, p. 167 : les notes contre « l’intolérance du cartésianisme ».

(22) NO, 3, 31-2.

(23) NO, 2, 368.

(24) NO, 3, 126.

(25) Des Pavois, op. cit., p. 207.

(26) NO, 3, 138.

(27) NO, 2, 409.

(28) NO, 3, 225.

(29) Par ce terme nous désignons les unités textuelles, en nombre et de longueur variés, formant un chapitre et le plus souvent précédées d’un titre.

(30) NO, 4, 446.

(31) NO, 1, 9

(32) NO, 1, 174.

(33) Voir Hervé Baudry, « Contribution à une histoire de la note : le double plan du texte dans La Nuit des Olympica de Gérald Hervé » in Notes. Actes du colloque international, Université de Rouen, mai 2005, Rouen, Presses de l’Université de Rouen (à paraître).

(34) NO, 1, 11.

(35) NO, 3, 75 et 287 ; Flaubert : « L’ineptie consiste à vouloir conclure », 4/7/1850 ; et P. Valéry (Cahiers, 1937, in Ego scriptor, Paris, Gallimard, 1992, p. 207).

(36) Ann Van Sevenant, Importer en philosophie, Paris, Paris-Méditerranée, 1999, p. 29.

(37) NO, 4, 383.

(38) NO, 3, 49.

(39) NO, 2, 551, n. 161.

(40) NO, 3, 184.

(41) J. Bouveresse, Le Philosophe et le réel, Paris, Hachette, 1998.

 


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© IMV Genève | 08.04.2008