La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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Deux décors genevois à l’Institut et Musée Voltaire (fin XVIIIe – début XIXe siècle)
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Carl Magnusson
Université de Lausanne

Installé aux Délices, ancienne maison de Voltaire (1694-1778) puis de François Tronchin (1704-1798), l’Institut et Musée Voltaire (IMV) conserve deux importants décors intérieurs témoignant du goût du patriciat genevois pour les boiseries sculptées à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle (fig. 1-2). Disposé dans l’axe de l’entrée, au rez-de-chaussée, le salon de compagnie est lambrissé de panneaux richement ornés, agrémentés de plusieurs glaces. Actuellement remonté dans le vestibule, le second décor provient d’une maison de campagne du Petit-Saconnex, appelée Villars. Aucun document ancien ne nous permet d’attribuer ces deux ensembles au sculpteur d’ornements Jean Jaquet (1754-1839) avec une complète certitude, même si un faisceau d’indices parle clairement en sa faveur. Tant par le style que par la technique, ils sont en effet caractéristiques de sa production. Dans le cas des boiseries du salon de compagnie, les liens privilégiés unissant Jaquet à Tronchin, occupant des lieux au moment de leur réalisation, sont en outre de nature à appuyer l’attribution traditionnelle au sculpteur genevois.

Jean Jaquet et François Tronchin : un sculpteur d’ornements et son protecteur

Les débuts de la carrière de Jaquet sont peu documentés. On affirme qu’il effectua un apprentissage de plâtrier et qu’il suivit parallèlement les cours de l’École de dessin de Genève. La plupart des informations que nous possédons sur cette période de sa vie proviennent d’une lettre non signée, conservée à la Bibliothèque de Genève (BGE) (1). Adressée à Augustin Pyramus de Candolle (1778-1841), président de la Société des arts, elle fut vraisemblablement rédigée peu de temps après le décès du sculpteur. Faisant le bilan de sa carrière, elle permit à Candolle de rassembler assez d’éléments pour prononcer un discours nécrologique, publié dans les Procès-verbaux de la Société (2). La fiabilité de cette lettre, écrite – de l’aveu de son auteur – par un vieil homme dont la « mémoire […] est infidèle », reste sujette à caution. Si son analyse nécessite par conséquent certaines précautions, plusieurs données sont toutefois confirmées par d’autres sources. La protection que Jaquet « trouva […] en la personne de Mons.r Tronchin des Délices, qui lui facilita les moyens de faire de meilleures études », est par exemple attestée par une série de lettres (3). Dans l’une d’elles, nous apprenons que le collectionneur genevois, désireux de permettre au sculpteur d’effectuer un séjour d’étude à Paris, confie à Joseph Vernet (1714-1789), peintre de marines à succès, le soin de soutenir son inscription à l’Académie royale de peinture et de sculpture. Grâce à la recommandation de Tronchin, Jaquet s’installe donc dans la capitale française au début du moi de mai 1781, à l’âge de vingt-sept ans, dans le but de se perfectionner dans la sculpture ornementale. Son séjour durera un peu plus d’une année, jusqu’au début du mois d’août 1782. À l’occasion de son retour, Vernet écrira à Tronchin qu’ « il a fait des progrès considérables dans le genre de sculpture qu’il a embrassé […] on pourra dire a Genève qu’on a un bon sculpteur en ornements ». À partir de cette date et jusqu’aux premières années du XIXe siècle, Jaquet et son atelier produiront un grand nombre de décors intérieurs répondant aux besoins et aux aspirations de la bonne société genevoise.

La confiance de Tronchin aura par conséquent été un moteur non négligeable dans l’avancement de sa carrière. Les bonnes relations vont perdurer entre les deux hommes. En 1795, quelque quinze années après le retour de Jaquet, un fonds que le collectionneur genevois avait remis à la Société des Arts va en effet lui être attribué afin de financer un séjour de quelques mois en Italie. Dans une lettre du 14 août 1795, Tronchin explique le but du voyage : « l’étude de l’architecture civile qui nous manque totalement à Genève » (4). L’intérêt de celui-ci pour l’architecture est clairement attestée. Signés Liotard et Saint-Ours, deux portraits conservés à la Société des Arts le montrent accompagné d’instruments de mathématiques et de papiers qui en témoignent. Parti le 25 décembre 1795, après obtention d’un passeport de LL.EE. de Berne, Jaquet tient régulièrement la Société informée de ses agissements(5). Nous apprenons ainsi qu’en février 1796, l’Académie de peinture et de sculpture de Gênes lui réserve un accueil des plus courtois. Arrivé à Rome, il se lie d’amitié avec Canova, qui lui facilite l’accès aux grandes collections. À la Société des Arts, les lettres envoyées d’Italie par le sculpteur sont lues à haute voix par Isaac Pictet lors des séances. C’est lui qui annonce, le 15 avril 1996, l’arrivée de Jaquet à Naples. Les comptes de la Société révèlent en outre un grand nombre d’achats de plâtres au cours du voyage. Le 3 août 1796 arrivent deux caisses ayant transité par Marseille. Plus tard, le 5 novembre, M. Odier, secrétaire de la Société, enregistre « un compte de platres achettés à Florence » (6). Jusqu’au 5 septembre 1796, Jaquet continuera son périple, visitant académies et monuments, achetant au passage un matériel pédagogique destiné à l’École de dessin, comme les moulages de l’Hercule Farnèse et du Gladiateur Borghèse. De retour à Genève, il entretient les membres de la Société des Arts des résultats de sa mission. Le 3 octobre, Isaac Pictet lit, à une séance, des fragments d’un journal tenu par le sculpteur durant son voyage. Une publication de ce récit retravaillé par un homme de lettres a, semble-t-il, été envisagé. Ce projet n’a cependant pas abouti et le journal lui-même a disparu. S’il est difficile d’évaluer les conséquences de ce voyage sur les décors réalisés par Jaquet, son impact sur le statut d’artiste du sculpteur a dû être considérable.

Histoire des Délices et du salon de compagnie (7)

Le bâtiment qui accueille actuellement l’IMV est le fruit de plusieurs campagnes de construction, d’embellissement, de transformation et de restauration. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, Jean Jacques Mallet (1694-1767), banquier à Paris, fait édifier, peut-être sur les dessins de Jean-François Blondel (1683-1756), une maison de campagne à un niveau sur caves. En 1755, Voltaire s’y installe avec Madame Denis. Étant donné que les étrangers catholiques n’avaient pas le droit d’acquérir des biens fonciers à Genève, l’achat est signé au nom de Jean-Robert Tronchin, frère de François. En 1765, ce dernier reprend le domaine et y loge ses importantes collections de peinture. Si aucun devis, mémoire ou contrat relatif à la pose du décor sculpté dans le salon de compagnie ne semble avoir été conservé, un passage du journal tenu par le baron Louis-François Guiguer de Prangins (1741-1786), dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, indique peut-être un terminus ante quem pour l’intervention. En date du 30 septembre 1784, Guiguer mentionne en effet qu’il fut reçu, avec sa femme Matilda, par madame Tronchin qui les « mena voir l’Appartement fameux, et surtout une salle ornée dans un goût exquis » (8). Les mentions d’intérieurs sont rares dans les sources du XVIIIe siècle. Faisant partie d’un cadre de vie, ils ne constituent pas un objet de discussion ni de commentaires en soi, à moins d’être exceptionnels. Que faut-il déduire de la phrase du journal ? Fait-elle référence à la collection de peinture ou aux boiseries ? Guiguer a-t-il été impressionné par le raffinement du salon des Délices, au point de le noter dans son journal ? Il est pour l’instant difficile de trancher. Au cours du XIXe siècle, les Délices changent plusieurs fois de propriétaires. En 1925, Jenny Streisguth procède à des travaux et fait transférer les boiseries du salon au Musée d’art et d’histoire où elles sont remontées, jusqu’à leur réinstallation dans leur premier lieu d’affectation en 1992 par l’atelier Saint-Dismas SA (Genève). À cette occasion, une étude historique est effectuée et des sondages révèlent la polychromie d’origine des différents éléments des boiseries (panneaux, moulures et sculptures) (9). En tout, neuf couches de peinture sont repérées, datant grosso modo de 1730 à la deuxième moitié du XXe siècle. Ces sondages permettent notamment d’établir que la plupart des panneaux sont antérieurs à l’installation des sculptures qui les ornent. Selon un procédé courant au XVIIIe siècle, les éléments sculptés sont donc rapportés et enrichissent un ensemble de boiseries à l’origine sans décor. Les travaux de restauration subséquents furent conditionnés par les résultats de ces recherches et l’état actuel reflète les choix chromatiques du XVIIIe siècle.

Histoire de Villars et du salon ovale (10)

Propriété de Pierre-Adolphe d’Hervilly de Malapert au XVIIIe siècle, la maison actuelle date d’une campagne de reconstruction de peu postérieure à 1762. Anciennement appelée Le Bouchet, elle est cédée en 1802 à Jean-Victor Desybourg qui lui donne le nom de Villars. Edmond Barde affirme que Desybourg fut précepteur en Russie. Le salon ovale qu’il fait aménager, vraisemblablement au début du XIXe siècle, dans l’angle sud-ouest du rez-de-chaussée serait une copie d’une pièce du palais de Tsarkoïe Selo, près de Saint-Pétersbourg. Au cours de la première moitié du XXe siècle, le domaine est amputé de nombreux hectares, avant d’être acheté par l’État de Genève en 1940. Les travaux de transformation en vue de l’installation du Laboratoire cantonal de chimie agricole conduisent dès lors, sous la direction de l’architecte Albert Rossire, à la suppression des aménagements intérieurs anciens, notamment de plusieurs trumeaux de glace, et au démontage du salon ovale en 1941. Dans un premier temps prévu pour l’étage administratif du Musée d’art et d’histoire, celui-ci sera stocké au Musée de l’Ariana et finalement en partie remonté dans son lieu de conservation actuel entre 1953 et 1954. L’ordonnance de colonnes toscanes qui lui conférait sa dignité sera toutefois sacrifiée afin d’adapter l’ensemble à l’exiguïté du vestibule de l’IMV.

Comparaisons stylistiques

Les deux décors conservés aux Délices n’ont pas à l’origine été conçus pour occuper des espaces contigus. Très proches l’un de l’autre, d’un point de vue stylistique et technique, ils appartiennent toutefois à une même production genevoise de boiseries, d’excellente qualité, dominée par la figure de Jaquet. Systématiquement rapportés sur panneau, les éléments sculptés se déploient sur les moulures, les dessus de portes et de fenêtres, les parcloses et pilastres flanquant les trumeaux de glace. Ils se déclinent en une série de motifs caractéristiques, tels guirlandes de fleurs, vases, cassolettes flammées, trophées d’instruments de musique, médaillons et chutes allégoriques (fig. 2-8). Le choix des ornements et leur composition rappellent fortement les dessins conservés dans le fonds « Jean Jaquet » au Musée d’art et d’histoire. Constitué de projets de décors intérieurs, celui-ci compte environ cent soixante pièces, dont quelques-uns sont signés par le sculpteur (fig. 9-11). Les motifs qui ornent les boiseries des Délices se retrouvent également dans d’autres boiseries genevoises de la même époque. Le médaillon avec trophée de musique qui surmonte l’une des portes du salon de compagnie est identique à celui qui orne le trumeau de glace de l’ancienne maison Picot à Genthod, dite presbytère de Genthod (fig. 12). La cassolette du salon ovale est répétée, avec de légères variantes, dans un trumeau de glace récemment restauré par l’atelier Piaget (Lutry) (fig. 13).

L’attribution traditionnelle de ces deux ensembles à l’atelier de Jaquet est par conséquent relativement bien étayée. S’il s’avère que le passage du journal de Guiguer décrit les boiseries du salon de compagnie des Délices, nous serions en outre en présence de l’un des premiers décors réalisés par le sculpteur après son retour de Paris en 1782, pour le compte de Tronchin, son protecteur. La nouveauté de l’ensemble pourrait dans ce cas expliquer l’admiration du baron de Prangins, peu habitué à voir des intérieurs aussi richement ornés à Genève.

Légende des illustrations



fig. 1 :
Salon de compagnie des Délices, 1782-1784 ?, photo auteur.



fig. 2 :
Salon ovale de Villars, actuellement remonté aux Délices, début XIXe siècle ?, photo auteur.

fig. 3 :
Guirlande de fleurs, salon de Villars, photo auteur.

fig. 4 :
Dessus de porte avec cassolette flammée, salon de Villars, photo auteur.

fig. 5 :
Détail d’une parclose avec un trophée d’instruments de musique, salon de Villars, photo auteur.

fig. 6 :
Détail d’une parclose avec palette, salon de Villars, photo auteur.

fig. 7 :
Dessus de porte, salon de compagnie, photo auteur.

fig. 8 :
Médaillon du dessus de porte précédent, photo auteur.


fig. 9 :
Trumeau de glace avec cassolette et palette, dessin du fonds « Jean Jaquet », Musée d’art et d’histoire (BA 2005 25-74), photo Bevilacqua (Musée d’art et d’histoire de Genève, cabinet des dessins).

fig. 10 :
Trumeau de glace avec cassolette et lyre, dessin du fonds « Jean Jaquet », Musée d’art et d’histoire (BA 2005 25-81), photo Bevilacqua (Musée d’art et d’histoire de Genève, cabinet des dessins).

fig. 11 :
Dessus de porte avec médaillon et guirlande, détail d’un dessin du fonds « Jean Jaquet », Musée d’art et d’histoire (BA 2005 25-125), photo Bevilacqua (Musée d’art et d’histoire de Genève, cabinet des dessins).



fig. 12 :
Médaillon ornant un trumeau de glace, ancienne maison Picot (Genthod), photo auteur.


fig. 13 :
Trumeau de glace avec cassolette récemment restauré par l’Atelier Piaget (Lutry), col. part. (Suisse), photo Jean-Marc Piaget.


(1) BGE, Le Fort 8, n° 13, 3e partie, 88.

(2) Procès-verbal de la vingt-et-unième séance de la Société pour l’avancement des Arts, Genève, 1839, p. 370.

(3) BGE, Ms Tronchin 190, correspondance Joseph Vernet – François Tronchin.                                                               

(4) Archives de la Société des Arts (ASA), Correspondances, 1776-1825, 39.

(5) Claudius Fontaine-Borgel, Souvenir national. A la mémoire du sculpteur Jean Jaquet 1754-1839, Genève, [Rivera et Dubois], 1887, p. 16, 23-28.. – Guillaume Fatio, Le sculpteur Jean Jaquet et la décoration intérieure des maisons genevoises au XVIIIe siècle, Genève, Atar, [1919], p. 12-17

(6) ASA, ibidem, 49, 51.

(7) Voir : Institut et Musée Voltaire, rue des Délices 25, Genève, 1994. – Martine Koelliker, "'Les Délices de Voltaire", in Voltaire chez lui. Genève et Ferney, Genève, 1994, p. 12-38. – Christine Amsler, Maisons de campagne genevoises du XVIIIe siècle, vol. I, Genève, 1999, p. 329-341.

(8) Archives cantonale vaudoises, PP 545, vol. 6, 41. Je remercie Chantal de Schoulepnikoff et Rinnantonio Vianni d’avoir attiré mon attention sur ce journal.

(9) Atelier Saint-Dismas, rapport de restauration, février 1992 ; complément, novembre 1992.

(10) Voir : Pierre-Antoine Troillet, Genève. Domaine de Villars, Av. Edmond Vaucher 50, Étude historique et architecturale, août 1993, dactyl.


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© IMV Genève | 08.04.2008