La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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Voltaire aux Délices : de plumes et de fleurs
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Voltaire aux Délices : de plumes et de fleurs
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Par François Jacob

Nous reproduisons aujourd’hui la conférence que M. François Jacob a prononcée le vendredi 20 janvier 2006 à Genève (Amphithéâtre Piaget). Destinée à un large public, elle a pour but de donner une idée de l’atmosphère qui fut celle du séjour de Voltaire aux Délices puis à Ferney. L’enregistrement en est disponible à la banque multimedia de l’Institut et Musée Voltaire.

Il semble bien, à en croire les critiques qui, depuis deux cent cinquante ans, se sont penchés sur le cas de Voltaire, que l’arrivée du philosophe en terre genevoise représente pour lui un véritable tournant, dans sa vie quotidienne comme dans la rédaction de son œuvre. Theodore Besterman, le premier conservateur de l’Institut Voltaire, dont plusieurs d’entre vous m’ont déjà dit l’avoir connu lorsqu’il promenait son chien, qu’il avait baptisé Jean-Jacques, dans le parc des Délices, Théodore Besterman, donc, va jusqu’à penser qu’il y a dans la vie et l’œuvre de Voltaire un « avant 1755 » et un « après 1755 ». Le temps d’avant 1755 serait le temps des œuvres un peu légères, des facéties, bref, ce serait, sinon le temps de la dissipation, du moins celui d’une certaine dispersion. Le temps d’après 1755, en revanche, serait le temps des œuvres plus mûres (Voltaire, rappelons-le, a 61 ans lorsqu’il arrive à Genève), le temps aussi des engagements plus massifs, le temps, enfin, de l’appel à l’opinion publique, au moment des affaires Calas, Sirven et La Barre.

Les choses, vous vous en doutez bien, ne sont pas si simples. Rappelons d’abord que, lorsque Voltaire arrive à Genève en 1755, il inaugure une période de vingt-trois ans pendant lesquels il ne bougera guère de la région. Il passe bien en octobre 1760 de la maison des Délices au château de Ferney, distant seulement de quelques kilomètres, et il passe également quelques mois à Lausanne, au début de son séjour : mais c’est tout. L’unité, voire la cohérence géographique qui marque les années de vieillesse de Voltaire sera maintenue. Son implication dans les affaires genevoises, si elle est d’abord discrète, devient d’ailleurs insistante. Et que penser de son incessante activité économique dans le pays de Gex, de la création d’une industrie horlogère dont on cite encore aujourd’hui la pleine réussite ?

Examinons donc, si vous le voulez bien, les quatre domaines dans lesquels la vie et l’œuvre de Voltaire vont, à partir de 1755, subir une profonde mutation.

Le premier concerne naturellement son quotidien. Sa vie, qui était celle d’un nomade, se sédentarise brusquement. Voltaire prend conscience des bienfaits du domaine qu’il est appelé à gérer lui-même, et ce jusque dans les plus petites choses de l’existence matérielle : choix des graines qu’il s’agit de planter dans telle partie du vaste jardin des Délices, édification d’une nouvelle aile à la maison de maître qu’il occupe, avec Madame Denis : la liste serait longue des activités mises en œuvre dès le printemps 1755, et qui vont faire du philosophe ce qu’on nomme en bas breton un gentleman farmer.

Deuxième domaine à prendre en considération : le contexte littéraire et philosophique de la décennie 1750. On a souvent dit, en effet, que c’était durant cette décennie que la France passait d’un système d’ancien régime à une forme de pensée plus proche de celle que nous connaissons aujourd’hui. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert change radicalement les mentalités. La religion doit affronter les assauts des philosophes, notamment des philosophes athées (D’Holbach, Helvétius, Diderot) et peut difficilement justifier son implication dans la vie politique de la nation. La fin de la décennie 1760 et le début des années 1770 vont d’ailleurs voir les choses se précipiter : expulsion puis destruction du corps des Jésuites, à la suite du bref de Clément XIV Dominus ac redemptor noster, réforme du chancelier Maupeou, et finalement mort de Louis XV, laquelle ouvre la voie à de profonds bouleversements de société. Il est clair que Voltaire, considéré par ses pairs comme un auteur et un penseur « classique », aura quelques difficultés à suivre le rythme de toutes ces « révolutions ».

Le troisième changement est d’ordre plus littéraire. Voltaire est, en 1755, toujours considéré comme un incontournable maître à penser, mais la relève est là, qui, encore timide et sans aller jusqu’à renverser l’idole, bouscule quelque peu les fondements de son œuvre. Cette évolution des esprits est particulièrement perceptible au théâtre. Que Voltaire soit le digne héritier de Corneille et de Racine, nul ne le conteste : personne mieux que lui ne sait faire une tragédie. Mais faut-il toujours écrire des tragédies ? Le vers alexandrin est-il encore recevable sur scène ? Ne peut-on imaginer une autre forme d’art dramatique ? Sur le plan philosophique, la masse énorme constituée par l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations est certes universellement louée, mais le temps revient à la forme brève. Voltaire, sur ce dernier point, ne sera heureusement pas en reste.

Notre quatrième et dernier domaine est celui de l’actualité. Le hasard a voulu que l’arrivée de Voltaire à Genève et dans le pays de Gex coïncidât avec le tremblement de terre de Lisbonne d’une part, et d’autre part avec les affaires judiciaires dans lesquelles l’écrivain va s’impliquer corps et âme à partir de 1762. Modelée par l’actualité, son écriture va dès lors distiller une verve avant tout polémique et s’attaquer aux cibles dont toute son œuvre disait déjà, mais moins énergiquement, le côté néfaste. C’est de cette époque que date le célèbre cri : « Ecrasez l’infâme ! ». L’œuvre majeure de cette période reste bien sûr le Dictionnaire philosophique, sur lequel nous reviendrons.


Les Délices : un quotidien de plumes et de fleurs

Commençons donc par l’installation de Voltaire aux Délices, en mars 1755. Le nom des Délices pourrait avoir été emprunté par Voltaire à un ouvrage d’Abraham Ruchat intitulé Etats et délices de la Suisse, ouvrage paru une première fois en 1714 et qui avait connu, depuis lors, de nombreuses rééditions. Le philosophe scelle en tout cas son entrée dans sa propriété de Saint-Jean en rédigeant une épître de 122 vers à la gloire de son nouveau domaine et, par extension, à celle de la République de Genève :

O Maison d’Aristippe, ô jardins d’Epicure ;
Vous qui me présentez dans vos enclos divers,
Ce qui souvent manque à mes vers,
Le mérite de l’art soumis à la nature.
Empire de Pomone et de Flore sa sœur
            Recevez votre possesseur ?
Qu’il soit ainsi que vous solitaire et tranquille.
Je ne me vante point d’avoir en cet asile
            Rencontré le parfait bonheur,
Il n’est point retiré dans le fond d’un bocage ;
            Il est encore moins chez les Rois ;
            Il est encore moins chez le sage ;
De cette courte vie il n’est point le partage ;
Il faut y renoncer : mais on peut quelquefois
            Embrasser au moins son image.
Que tout plaît en ces lieux à mes sens étonnés !
D’un tranquille Océan l’eau pure et transparente
Baigne les bords fleuris de ces champs fortunés ;
D’innombrables coteaux ces champs sont couronnés.
Bacchus les embellit : leur insensible pente
Vous conduit par degrés à ces monts sourcilleux
Qui pressent les Enfers, et qui fendent les Cieux.

Voilà une poésie qui sent encore son académisme, et les Genevois de l’époque, s’ils  se sont sans doute félicités d’accueillir le grand homme, ont dû être surpris de voir, dans une image un peu surdimensionnée, le lac devenir « ce tranquille Océan » et les sages magistrats de la Ville transformés en vagues allégories. Christiane Mervaud, éminente spécialiste de Voltaire, nous apprend d’ailleurs que le poème n’a pas été composé à Genève, aux Délices, mais à Prangins, quelques semaines auparavant, ce qui fait dire à un autre spécialiste que ce texte n’est finalement qu’un « poème vaudois ».

Sitôt arrivé aux Délices, Voltaire fait venir maçons, ouvriers, jardiniers, entrepreneurs, tapissiers et autres artisans : il s’agit non pas de remettre la maison en état, mais de la rendre conforme au goût de son nouveau propriétaire. C’est ainsi que le philosophe, dans un courrier spécial, commande à Jean-Robert Tronchin « des œilletons d’artichauts dont nous manquons absolument, la plus grande quantité possible de lavande, de thym, de romarin, de menthe, de basilic, de rue, de fraisiers, de mignardise, et de thadicée, de baume, de percepierre, d’estragon, de sariette, de pimpernelle, de sauge, et d’hysope pour nous laver de nos péchés… » La conclusion de la lettre est sans appel : « Daignez donc faire en sorte que notre jardin soit le mieux fourni du territoire de Genève. »

Les transformations architecturales vont également bon train. Une salle de spectacle est aménagée dans la maison de maître, et Voltaire, profitant de la visite du célèbre comédien Lekain, y fera jouer Zaïre et répéter L’Orphelin de la Chine, qui sera créé en août de la même année sur la scène de la Comédie-Française, à Paris.

La table du maître, enfin, est des mieux garnies, quoique lui-même soit d’une sobriété presque effrayante. Mais c’est que Voltaire reçoit. On sait que sa table sera notamment très appréciée à Ferney où il engage, en 1768, un cuisinier au nom prédestiné : Bonnesauce. Cet élément de la vie quotidienne n’est pas sans importance au moment où s’élève une querelle entre partisans de la « nouvelle cuisine » (déjà à l’époque !) et défenseurs de la pure tradition française. Les « novateurs » ont pour noms La Chapelle, qui écrit, en 1733, un opuscule intitulé Le cuisinier moderne, ou encore les pères Brumoy et Bougeant, qui écrivent : « L’ancienne cuisine était fort compliquée, et d’un détail extraordinaire. La cuisine moderne est une espèce de chimie. La science du cuisinier consiste aujourd’hui à décomposer, à faire digérer et à quintessencier des viandes, à tirer des sucs nourrissiers et légers, à les mêler et confondre ensemble de façon que rien ne domine et que tout se fasse sentir. »

Voltaire réagit évidemment à toute cette chimie, et se place résolument dans le camp des traditionalistes, voire des intégristes de la fourchette :

Il y a des nourritures anciennes et fort bonnes dont tous les sages de l’Antiquité se sont toujours bien trouvés. Vous les aimez, et j’en mangerais volontiers avec vous, mais j’avoue que mon estomac ne s’accommode point de la nouvelle cuisine. Je ne peux souffrir un ris de veau qui nage dans une sauce salée, laquelle s’élève quinze lignes au-dessus de ce petit ris de veau. Je ne puis manger d’un hachis composé de coq d’Inde, de lièvre et de lapin qu’on veut me faire prendre pour une seule viande. Je n’aime ni le pigeon à la crapaudine, ni le pain qui n’a pas de croûte. Je bois du vin modérément, et je trouve fort étrange les gens qui mangent sans boire, et qui ne savent pas même ce qu’ils mangent. 

De même qu’il est en littérature le partisan des codes anciens et des normes qui, au dix-septième siècle, avaient assuré le succès de la tragédie classique, Voltaire devient donc le défenseur d’un art de vivre dont les Délices, Tournay et Ferney montrent, s’il en était encore besoin, tout le bien-fondé. Mais alors, ne risque-t-il pas, au-delà du caractère anecdotique de tout ce qui touche aux fourneaux, d’être considéré, dans quelque domaine que ce soit, comme participant d’une tradition surannée, complètement dépassée ? Ne risque-t-on pas de reléguer Voltaire dans la vieille garde de ces écrivains à perruque, encore entichés du siècle de Louis XIV et tout à fait incapables de saisir l’air du temps ?

L’installation du philosophe à Genève et à Ferney revêt alors un double sens. D’un côté, elle lui permet d’offrir un foyer stable à la contestation politique ou à l’affrontement judiciaire : c’est à Genève, sur les presses des frères Cramer, que sera publié Candide ; c’est Voltaire que l’on viendra consulter, et personne d’autre (D’Alembert fait ainsi, en août 1756, un séjour de trois semaines aux Délices, afin de glaner quelques renseignements utiles pour la rédaction de son article « Genève », dans l’Encyclopédie) ; c’est enfin Genève qui va réellement devenir, le temps du passage de son hôte illustre, le foyer intellectuel de l’Europe entière. Voltaire comprend très vite l’avantage d’une telle situation. Son identité plus ou moins errante ne lui permettait pas, jusqu’à présent, de faire converger les lumières vers lui : comment d’ailleurs un écrivain français aurait-il osé considérer Postdam, où Voltaire se plaisait à demeurer, comme le foyer possible d’une innovation intellectuelle ? S’installer durablement dans la région lui permet donc de faire en sorte, si vous me permettez cette image, que les projecteurs se braquent de nouveau sur lui. Post tenebras lux

Mais, d’un autre côté, Genève est très éloignée de Paris. Les nouvelles arrivent aussi vite qu’elles peuvent, mais les événements se précipitant, Voltaire est souvent condamné à n’être que spectateur là où il eût aimé devenir acteur. Il est contraint à ne pouvoir que réagir là où il eût aimé agir, et c’est dans ce dilemme, dans cet incessant tiraillement entre action et réaction, pour reprendre les termes dont s’est servi M. Starobinski dans sa célèbre étude, que réside la principale interrogation de l’hôte des Délices.

Un contexte en pleine évolution

Venons-en maintenant, si vous le voulez bien, à la question du contexte littéraire et philosophique des années 1755-1778. Ce contexte est marqué, entre autres, par la renaissance de la querelle avec Rousseau, par l’expulsion et la destruction du corps des Jésuites, et par les changements politiques importants de la décennie 1770 (réforme des parlements et changement de règne).

La querelle avec Rousseau s’envenime après la publication de l’article de D’Alembert sur Genève, dans l’Encyclopédie. On se souvient que le célèbre mathématicien était venu passer trois semaines aux Délices, en août 1756, et qu’il avait glané sur place les informations nécessaires à la rédaction de son article. Tout s’est apparemment bien passé, mais les ennemis de Voltaire et ceux de d’Alembert font des gorges chaudes de cette visite. Pierre-Claude Patu écrit ainsi à Palissot, en date du 15 septembre 1756 : « D’Alembert faisait la cour à Voltaire et à Mme Denis au moment où j’arrivais, et vous sentez d’avance les services philosophiques qu’il a rendus à l’auteur des Originaux. Rien de plus tracassier que ce prétendu sage. Quelques scènes qu’il a occasionnées dans ce pays-ci font que Lyon, Genève et moi, nous n’avons qu’une voix sur son chapitre. » Les événements vont alors se précipiter : Rousseau répond en 1757 à d’Alembert par sa fameuse Lettre à d’Alembert sur les spectacles, et voit par la suite dans Candide une attaque contre sa personne. On en viendrait aux mains, s’il était possible : Voltaire rédige un peu plus tard un libelle venimeux, Le Sentiment des Citoyens, mais applaudit en 1762 à la Profession de foi du vicaire savoyard. Autant de contrastes, vous le voyez, mais que de turbulences ! Et les Délices devaient être, je vous le rappelle, un havre de tranquillité…

Le deuxième événement contextuel marquant de cette période est la destruction programmée du corps des Jésuites. Voltaire applaudit d’abord aux attaques portées contre la Compagnie, et il le fait d’autant plus volontiers qu’il est aux prises avec l’un d’entre eux, l’abbé Nonotte, lequel ose, en trois gros volumes in-octavo, contester la méthode qu’il avait employée pour l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Mais on aperçoit, à partir des années septante, une sorte de revirement dans la position voltairienne. Non qu’il souhaite le rétablissement des jésuites : sa charité chrétienne ne va pas jusque là. Mais il pressent les bouleversements futurs avec une sorte de crainte. Et puis, ne sont-ce pas les Jésuites qui nous ont permis de connaître la société chinoise, et, à travers elle, de prendre connaissance des vertus économiques et sociales du confucianisme ? N’était-ce pas aux Jésuites que l’on devait la formation de nos élites, et le maintien d’une certaine forme de dialectique, très utile dans les affaires ? On le voit : Voltaire, arrivé à presque quatre-vingts ans, pèse avec plus de sérénité le pour et le contre. C’est ce qui apparaît très clairement dans une de ses toutes dernières œuvres philosophiques, les Lettres chinoises, indiennes et tartares, dont une édition est prochainement prévue à l’Institut Voltaire.

Voltaire, résidant à Genève et à Ferney, ne voit enfin que de loin les bouleversements politiques en cours. « En cour[s] » est d’ailleurs le mot juste, puisque c’est à la cour que les choses se produisent. La mort de Louis XV, atteint par la petite vérole, et l’avènement de Louis XVI, vont radicalement bouleverser le paysage et achever de rejeter Voltaire dans un autre temps. Le nouveau personnel politique est globalement plus jeune et n’a entretenu avec le patriarche que des rapports lointains, souvent évanescents. Le vieillard de Ferney (car c’est ainsi qu’on l’appelle désormais), qui s’est si longtemps interrogé sur son statut, acquiert en fin de vie une stature qui le place au-dessus de la mêlée. Mais au-dessus, cela veut dire aussi au-dehors. Et dans « stature », il y a déjà « statue ». Littéralement statufié et placé au rang de ces divinités tutélaires qu’on n’invoque qu’avec crainte, Voltaire comprend qu’il est définitivement écarté de la vie politique et économique de la nation.

La cérémonie parisienne du 30 mars 1778, nommée « triomphe de Voltaire » ou encore « apothéose de Voltaire », telle qu’elle nous est rapportée par Bachaumont, est très emblématique de cet état de fait. Je ne résiste pas au plaisir de vous en citer certains fragments :

La cour, quelque vaste qu’elle soit, était remplie de monde qui l’attendait. Dès que sa voiture unique a paru, on s’est écrié : le voilà ! Les Savoyards, les marchandes de pommes, toute la canaille du quartier, s’était rendue là, et les acclamations Vive Voltaire ! ont retenti pour ne plus finir. A son entrée à la Comédie, un monde plus élégant, et saisi du véritable enthousiasme du génie, l’a entouré ; les femmes surtout se jetaient sur son passage et l’arrêtaient, afin de le mieux contempler. On en a vu s’empresser à toucher ses vêtements, et quelques-unes arracher du poil de sa fourrure.
(…) Le saint, ou plutôt le dieu du jour, devait occuper la loge des gentilshommes de la chambre, en face de celle du comte d’Artois. Madame Denis, madame de Villette étaient déjà placées, et le parterre était dans des convulsions de joie, attendant le moment où le poète paraîtrait. On n’a pas eu de cesse qu’il ne se fût mis au premier rang auprès des dames. Alors on a crié : la Couronne ! et le comédien Brizard est venu la lui mettre sur la tête. Ah ! Dieu, vous voulez donc me faire mourir ? s’est écrié M. de Voltaire, pleurant de joie et se refusant à cet honneur. (…) Le buste de M. de Voltaire, placé depuis peu dans le foyer de la Comédie-Française, avait été apporté au théâtre, et élevé sur un piédestal : tous les comédiens l’entouraient en demi-cercle, des palmes et des guirlandes à la main. Une couronne était déjà sur le buste ; le bruit des fanfares, des tambours, des trompettes avait annoncé la cérémonie… Nanine jouée, nouveaux brouhahas, autre embarras pour la modestie du philosophe ; il était déjà dans son carrosse, et l’on ne voulait pas le laisser partir ; on se jetait sur les chevaux, on les baisait, on a entendu même de jeunes poètes s’écrier qu’il fallait les dételer et se mettre à leur place, pour reconduire l’Apollon moderne : malheureusement il ne s’est pas trouvé assez d’enthousiastes de bonne volonté, et il a enfin eu la liberté de partir, non sans des vivat, qu’il a pu entendre encore du Pont-Royal et même de son hôtel.
M. de Voltaire, rentré chez lui, a pleuré de nouveau, et a protesté modestement que s’il avait prévu qu’on eût fait tant de folies, il n’aurait pas été à la Comédie. 

              
La relève de la garde

Venons-en au troisième aspect à prendre en compte, s’agissant de cette rapide analyse de la situation de Voltaire aux Délices et à Ferney, c’est-à-dire à la présence plus ou moins discrète, plus ou moins avouée, d’une « relève » d’écrivains.

Sur le plan philosophique, Voltaire se trouve dépassé par la hargne des philosophes athées, et notamment par celle du baron d’Holbach. C’est ainsi qu’il avait inscrit, sur quelques-uns des livres de sa bibliothèque, évidemment ceux du baron d’Holbach, les mots « ouvrage dangereux ». Il semble que le livre le plus condamné par Voltaire ait été le fameux Traité des trois imposteurs, dont il convient de dire un mot. 

Dans le Traité des trois imposteurs, d’Holbach part du postulat, partagé à la même époque par tous les philosophes des Lumières, et notamment par Voltaire et Rousseau, que l’étude de l’histoire vient contredire la véracité des écrits testamentaires et que toute religion révélée, ou du moins toute religion qui se limite à l’acceptation pure et simple de la révélation, est une supercherie. Il va toutefois beaucoup plus loin que Voltaire et Rousseau en concentrant sur trois cibles déterminées (Jésus Christ, Mahomet et Bouddha) l’essentiel de ses attaques. La conclusion se devine aisément : éloigné de toute spiritualité, d’Holbach fait de l’athéisme la seule réponse possible à toute interrogation métaphysique.

Voilà donc Voltaire dépassé sur sa gauche, si j’ose dire. L’éloge à peine déguisé qu’il fait de la gent jésuitique, à la fin de sa vie, s’explique aussi sans doute par une volonté de couper court à ces libelles athées, et de redonner à une forme de spiritualité la place qu’elle mérite. On comprend en tout cas que les Délices et Ferney n’aient pas été le foyer de contestation philosophique qu’ils eussent dû devenir : Voltaire, si je puis dire, était pour cela un peu trop mou.    

Au théâtre, en revanche, le patriarche semble en passe de l’emporter sur ses rivaux –ou plutôt sur son rival, puisque c’est Diderot, et lui seul, qui propose un nouveau système dramatique, nommé tour à tour tragédie domestique et comédie sérieuse, et rebaptisé « drame bourgeois » par la critique. Je passe rapidement sur ce texte connu que sont les Entretiens sur le fils naturel pour en venir à la question essentielle : la tragédie a-t-elle pu durer jusqu’à l’extrême fin du dix-huitième siècle et même jusqu’au début du dix-neuvième parce que Voltaire était parvenu à en modifier suffisamment les règles pour la rendre pérenne, ou Voltaire est-il au contraire parvenu à se soutenir contre ses rivaux parce que la tragédie, finalement plus souple qu’on ne pense, lui en donnait les moyens ? Il y a là un véritable chantier à ouvrir, un véritable débat à faire, et ce sera peut-être l’un des objectifs de ces prochaines années aux Délices.

Ainsi, me direz-vous, il ne semble pas y avoir vraiment de relève. Si, vous répondrai-je, il en est un dont Voltaire comprend, sur le tard, qu’il est promis à une très belle carrière. Cet oiseau rare n’est autre que Beaumarchais.

Beaumarchais, a priori, a tout pour plaire à Voltaire. Il est fils d’horloger, et Voltaire tient précisément, à Ferney, une fabrique d’horlogerie, dont il vend les produits à toutes les relations qu’il entretient dans les diverses cours européennes. Beaumarchais est homme d’affaires avant d’être écrivain, et même n’est devenu écrivain que pour mieux faire ses affaires : voilà qui ne saurait déplaire à Voltaire dont il est bon de rappeler (et vous me pardonnerez l’anachronisme) qu’il est un des premiers grands capitalistes français, et que, contrairement à ce que pensent nombre des visiteurs du musée aujourd’hui, la fortune de Voltaire est moins due à ses écrits, qui lui rapportent peu, qu’à son négoce, qui lui rapporte infiniment.

Beaumarchais commence à écrire à Voltaire au moment où celui-ci s’installe à Genève. Voltaire mettra longtemps à répondre mais finira par se prendre au jeu. A titre d’exemple, je voudrais vous citer l’extrait d’une lettre que Beaumarchais écrit à son père, et où il lui rend compte d’une missive qu’il a reçue de Ferney : « J’ai reçu une lettre de M. de Voltaire. Il me complimente en riant sur mes trente-deux dents, ma philosophie gaillarde et mon âge. Sa lettre est très bonne, mais la mienne exigeait tellement cette réponse que je crois que je l’eusse faite moi-même. Il désire quelques détails sur le pays où je suis ; mais je lui répondrais volontiers comme M. Caro le fit hier chez la marquise d’Arissa chez M. de Grimaldi. Elle lui demandait ce qu’il pensait de l’Espagne. –Madame, répondit-il, attendez que j’en sois dehors pour avoir ma réponse ; je suis trop sincère et trop poli pour la faire chez un ministre du roi. »

Beaumarchais va très vite exceller dans les pastiches de Voltaire, pastiches qu’il utilise à des fins polémiques, voire partisanes. A titre d’exemple, je voudrais vous citer un petit poème qu’il écrit pour tenter de délivrer un certain Ambroise Lucas, qui était son valet, des griffes de la maréchaussée. Ledit Ambroise Lucas était en effet ce qu’on nomme esclave marron, c’est-à-dire esclave échappé des plantations où ses maîtres blancs l’avaient mis pour, selon l’expression de Beaumarchais, « l’instruire dans les vertus de la religion chrétienne ». Voici ce texte.

Si tout est bien, que signifie
Que, par un despote asservie,
Ma liberté me soit ravie ?
Mille vœux au ciel sont offerts,
En tous lieux l’humanité crie.
Un homme est esclave en Syrie,
On le mutile en Italie.
Son sort est digne des enfers
Aux Antilles, en Barbarie.
Si votre âme en est attendrie,
Montrez-moi, raisonneurs très chers,
Sur quelle loi préétablie
Mon existence est avilie,
Lorsque par des documents clairs
D’une saine philosophie
Que le sentiment fortifie,
Je sais que l’auteur de ma vie
M’a créé libre, et que je sers.
Suis-je un méchant, suis-je un impie,
Lorsqu’avec douleur je m’écrie :
Tout est fort mal dans l’univers ?

Vous aurez reconnu, bien entendu, une imitation du célèbre Poème sur le désastre de Lisbonne, dont une très belle lecture nous a récemment été faite par la comédienne Danièle Lebrun, et qui fut rédigé aux Délices. D’autres textes de Beaumarchais témoignent d’une lecture très attentive du Voltaire polémiste, c’est-à-dire de celui qui se révèle aux yeux de l’opinion à partir de son installation genevoise. Et ce sera précisément là mon dernier point.

Une actualité brûlante

Oserais-je dire en effet qu’au moment où Voltaire s’installe aux Délices, à Tournay puis à Ferney, l’actualité est vraiment très brûlante ? Et ce terme est à prendre, hélas, dans son sens propre. Ce sont d’abord les maisons de Lisbonne qui brûlent, suite au terrible tremblement de terre du 1er novembre 1755. Ce sont ensuite les bûchers de Toulouse ou d’Abbeville, sur lesquels on brûle les corps suppliciés de Jean Calas, innocent mais protestant, et du chevalier de La Barre, catholique mais coupable d’avoir chanté une chanson paillarde. Ce sont enfin les bûchers de livres, ces affreux autodafés, qu’il s’agisse de ceux de l’Inquisition, encore très vigoureuse à cette date lorsqu’il s’agit de s’opposer à l’inexorable essor du savoir, ou de ceux des simples tribunaux ordinaires.

On comprend, dans ces tristes circonstances, que l’œuvre de Voltaire se fasse plus sérieuse. Non que l’ironie n’y soit présente (bien au contraire), mais le rire change de nature. Il s’agissait jusqu’à la mort d’Emilie du Châtelet de chanter les plaisirs de la vie et Voltaire, à cette date, pouvait encore être considéré comme un doux épicurien. Or il ne s’agit plus, à partir du tremblement de terre de Lisbonne et dans toutes les affaires qui vont suivre, que de mettre ce rire au service d’une cause universelle, d’une affaire dans laquelle Voltaire s’implique désormais de manière absolue, et qui est la lutte contre les abus de la religion, contre ses excès, contre son implication frauduleuse dans la vie matérielle de la nation.

Le texte qui est au centre de toute cette période est, bien entendu, le Dictionnaire philosophique.  Et, puisque nous avons commencé à nous entretenir des fleurs et des graines que Voltaire se plaisait à semer dans son jardin, aux Délices, je voudrais vous citer l’extrait d’un article intitulé « Chaîne des événements » et dans lequel il est également question de graines, de plantes et de légumes.  

Le présent accouche, dit-on, de l’avenir. Les événements sont enchaînés les uns aux autres par une fatalité invincible: c’est le destin qui, dans Homère, est supérieur à Jupiter même. Ce maître des dieux et des hommes déclare net qu’il ne peut empêcher Sarpédon son fils de mourir dans le temps marqué. Sarpédon était né dans le moment qu’il fallait qu’il naquît, et ne pouvait pas naître dans un autre; il ne pouvait mourir ailleurs que devant Troie; il ne pouvait être enterré ailleurs qu’en Lycie; son corps devait dans le temps marqué produire des légumes qui devaient se changer dans la substance de quelques Lyciens; ses héritiers devaient établir un nouvel ordre dans ses États; ce nouvel ordre devait influer sur les royaumes voisins; il en résultait un nouvel arrangement de guerre et de paix avec les voisins des voisins de la Lycie: ainsi de proche en proche la destinée de toute la terre a dépendu de la mort de Sarpédon, laquelle dépendait de l’enlèvement d’Hélène et cet enlèvement était nécessairement lié au mariage d’Hécube, qui, en remontant à d’autres événements, était lié à l’origine des choses. 
Si un seul de ces faits avait été arrangé différemment, il en aurait résulté un autre univers; or, il n’était pas possible que l’univers actuel n’existât pas; donc il n’était pas possible à Jupiter de sauver la vie à son fils, tout Jupiter qu’il était. 
Ce système de la nécessité et de la fatalité a été inventé de nos jours par Leibnitz, à ce qu’on dit, sous le nom de raison suffisante; il est pourtant fort ancien: ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que souvent la plus petite cause produit les plus grands effets.

Derrière la fable mythologique se cache, vous l’aurez compris, une énième attaque contre le dogme de la religion chrétienne. Sarpédon, que bien peu de gens connaissent, n’est que le double un peu pâle du Christ, et les légumes qui se changent « dans la substance de quelques lyciens » offrent une représentation caricaturale de l’Eucharistie. Le système leibnizien de la raison suffisante, s’il est effectivement visé, ne l’est pas autant que le système théologique mis en place après saint Augustin et qui, en mélangeant le profane et le sacré, assigne au fait religieux une mission proprement historique.
Les derniers écrits de Voltaire mettront justement en lumière cette dynamique historique, essentielle à son œuvre. Mais, dira-t-on, Voltaire est-il véritablement historien ? L’est-il, durant toutes ces années, autant qu’il est polémiste ?
Se demander si Voltaire est historien peut surprendre, lorsqu’on sait qu’une grande partie de son œuvre se propose précisément de retracer quelques-unes des grandes étapes de l’histoire universelle, qu’il s’agisse de l’histoire récente (Histoire de Louis XIV, Précis du siècle de Louis XV, Histoire de Charles XII), d’une histoire plus ancienne (abordée par exemple dans l’Essai sur les mœurs) ou d’une histoire qui dépassât les bornes du monde connu pour s’étendre jusqu’aux confins de la Tartarie et de la Chine. La question paraît même incongrue, quand on sait, comme en témoigne le premier des articles des Fragments sur l’histoire, que la redécouverte, voire la réécriture de l’histoire, apparaissent pour Voltaire, à la fin de sa vie, les seules bases sur lesquelles il pense que peut encore s’édifier une société nouvelle : « Il y a plus de quarante ans que l’amour de la vérité, et le dégoût qu’inspirent tant d’historiens modernes, inspirèrent à une dame d’un grand nom [Mme du Châtelet], et d’un esprit supérieur à ce nom, l’envie d’étudier avec nous ce qui méritait le plus d’être observé dans le tableau général du monde, tableau si souvent défiguré. Cette dame, célèbre par ses connaissances singulières en mathématiques, ne pouvait souffrir les fables que le temps a consacrées, qu’il est aisé de répéter, qui gâtent l’esprit et qui l’énervent ».

Avant d’aller plus loin, deux remarques s’imposent : s’agit-il donc, en se lançant dans l’étude de l’histoire, d’effacer les marques du temps ? Ne s’agirait-il pas là d’une tentative quelque peu paradoxale et comment, dans ces conditions, pourrait-on concilier l’entreprise de l’historiographe ou celle de l’historien avec une tâche s’assimilant, de près ou de loin, à l’œuvre d’un moraliste ? Les termes utilisés dans cet incipit sont par ailleurs à peu près les mêmes que ceux qui ouvrent les premiers chapitres du Traité sur la tolérance : il nous est proposé de refaire le « tableau » du monde, en même temps que son histoire.

Mais poursuivons : « Elle était étonnée de ce nombre prodigieux de systèmes sur l’ancienne chronologie, différents entre eux d’environ mille années [référence est faire ici à la différence entre la chronologie de la Vulgate et celle des Septante, qui va alimenter le discours anti-chrétien des philosophes déterminés à parachever une lecture exclusivement allégorique ou symbolique de la Bible]. Elle l’était encore davantage que l’histoire consistât en récits de batailles sans aucune connaissance de la tactique, excepté dans Xénophon et dans Polybe ; qu’on parlât si souvent de prodiges, et qu’on eût si peu de lumières sur l’histoire naturelle ; que chaque auteur regardât sa secte comme la seule vraie, et calomniât toutes les autres. Elle voulait connaître le génie, les mœurs, les lois, les préjugés, les cultes, les arts... » Cette période de la vie de Voltaire (période de la liaison avec Mme du Châtelet) semble effectivement donner lieu à une intense activité « historique », voire historiographique puisqu’il s’agit parfois, comme dans la lettre écrite au marquis d’Argenson en date du 26 janvier 1740, de s’interroger sur le sens de l’histoire : « On n’a fait que l’histoire des rois, mais on n’a point fait celle de la nation. Il semble que pendant quatorze cents ans, il n’y ait eu dans les Gaules que des rois, des ministres et des généraux ; mais nos mœurs, nos lois, nos coutumes, notre esprit ne sont-ils donc rien ? »

On peut comprendre dès lors que le Traité sur la tolérance et tous les écrits de la période ferneysienne puissent s’inscrire dans une perspective historique, voire dans ce qui deviendra, trois ans plus tard, une véritable « philosophie de l’histoire » : il s’agit d’abord de déconstruire le système d’iniquité qui a pourvu, par le biais d’une histoire faussée, à sa propre conservation ; puis de réécrire cette histoire selon des critères que le texte même se charge de définir. Libre au lecteur de poser alors la question d’une incompatibilité possible de l’histoire et de l’actualité : les Calas ou le chevalier de la Barre peuvent-ils, alors que fume encore leur bûcher, entrer de plain pied dans l’Histoire ?

Conclusion

Ces graves questions théologiques, philosophiques et historiques nous ont quelque peu éloignés des tulipes, des carottes et des topinambours que Voltaire se plaît à cultiver dans son jardin. Tout est pourtant lié. Car 1755, date de l’arrivée de Voltaire à Genève, marque bien une rupture sinon dans son œuvre même, du moins dans la perception de son œuvre.

C’est en effet lorsqu’il devient propriétaire foncier, d’abord aux Délices, puis à Ferney, c’est quand il commence à s’occuper de planter des graines, de tailler ses haies et de songer à ses charmilles qu’il prend différemment sa plume. Tandis qu’avant son arrivée à Genève Voltaire restait fidèle aux codes d’écriture qui prévalaient en cette première moitié de dix-huitième siècle, et qu’en particulier il lui arrivait rarement de sortir d’un genre déterminé, il en va tout différemment après sa prise de résidence sur les hauteurs de Saint-Jean. Les textes qu’il offre au public sont en effet résolument novateurs.

A commencer par Candide. Conte, certes, mais conte philosophique qui tranche singulièrement avec ceux qui l’ont précédé, puisqu’il tire ses effets de la juxtaposition de tableaux tout à fait dramatiques et d’une ironie qui coupe court à l’émotion pour engager de suite la réflexion. Rappelez-vous ce passage du début du conte :

Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque. Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d’aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d’abord un village voisin; il était en cendres: c’était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs; d’autres, à demi brûlées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés. 

Novateur aussi un texte comme le Dictionnaire philosophique, en ce qu’il emprunte sa forme aux moralistes de la fin du siècle précédent et son argumentaire aux spéculations les plus récentes. Novateur le Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas, en ce qu’il part d’un fait précis pour, par petites touches, en arriver à l’universel. Novatrice enfin la Philosophie de l’Histoire, en ce qu’elle fonde une bonne partie de l’historiographie moderne.

Je n’insisterai pas, mais vous aurez bien compris qu’on aurait tort de croire que Voltaire, dès lors qu’il s’installe dans ses terres, aux Délices puis à Ferney, se retire de la mêlée littéraire. Bien au contraire, les truites du lac de Genève, qu’il apprécie particulièrement, semblent lui avoir donné une nouvelle jeunesse.


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© IMV Genève | 15.07.2008