La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
   
  Eté 2009Accueil   IMV   Contact
           
     
           
  SOMMAIRE  
Une lettre inédite de Christin à Panckoucke (26 novembre 1778)
     NUMEROS PRECEDENTS
         
 

Actualités de l'IMV
De fructueuses Nuits des Délices
Voltaire nous écrit
Christin, Mme Denis et Pancoucke : 
Clin d'oeil
27 juin 2009 : La Fête à Voltaire
A propos de ...
Une lettre inédite de Christin à Panckoucke (26 novembre 1778)
Nouvelles du XVIIIème siècle
La Cité interdite : Jean-Jacques Rousseau à Genève
Liens
Lumières et Liberté : la Bavière


Tout le numéro en pdf  

inscrivez-vous à la
Gazette des Délices

 

Une lettre inédite de Christin à Panckoucke (26 novembre 1778)
Les deux « Mme Denis », l’administration de Ferney et les « papiers de famille » de Voltaire

Par Christophe PAILLARD

Nous proposons à nos lecteurs un très intéressant article de M. Christophe Paillard sur une lettre inédite de Christin à Pancoucke. Les annexes sont reproduits, pour des commodités de lecture, dans la rubrique « Voltaire nous écrit ».

Avocat et ami de Voltaire, Charles-Gabriel-Frédéric Christin (1741-1799) était en relation d’affaires et d’amitié avec le magnat de la presse et de la librairie française, Charles-Joseph Panckoucke (1737-1798). Trois des lettres qu’il lui adressa au second semestre de 1778, alors qu’il était accaparé par la liquidation de l’immense succession de Voltaire, furent éditées en 2005. L’existence de la première lettre, datée du 24 juillet, était connue par des extraits donnés en 1977 (1)  ; la troisième, datée du 23 septembre, avait été intégralement éditée en 1958, mais sans commentaire(2). Ces trois documents ont en commun d’annoncer l’envoi d’une partie des originaux des lettres de Voltaire à Christin afin que le libraire les fasse paraître dans la première édition posthume des Œuvres complètes, connue sous le nom d’« édition de Kehl », dont la principale innovation était de donner pour la première fois au public la Correspondance du Patriarche. Depuis lors, un site de commerce électronique a mis en vente une quatrième lettre de Christin à Panckoucke, datée du 26 novembre 1778, qui annonce l’envoi d’un « paquet » de manuscrits voltairiens. Elle semble inédite et totalement ignorée de la recherche. Nous l’éditons ici d’après les clichés photographiques en notre possession. Croisée avec d’autres inédits de la même époque, dont une lettre qu’on trouvera en annexe, elle apporte des éclaircissements nouveaux sur l’action de Christin à l’automne 1778, sur la « seconde mort de Voltaire » que fut la liquidation du domaine de Ferney par sa nièce et héritière, Mme Denis, sur la genèse de l’édition de Kehl et sur l’énigmatique devenir des « papiers de famille » du Patriarche. Le contrôle de Mme Denis sur les manuscrits de son oncle fut-il aussi absolu qu’on l’a prétendu ?

Devenue l’héritière universelle de Voltaire, Mme Denis ne retourna jamais à Ferney, qu’elle n’appréciait guère. « Ma santé revient » à Paris « de jour en jour, mon malheureux oncle y a trouvé la mort, et j’y retrouve la vie »(3). Elle envoya à Ferney à la fin de juin 1778 le secrétaire Jean-Louis Wagnière, « excellent et tendre Suisse, tendrement attaché à la mémoire de M. de Voltaire dont il a été le bras droit pendant plus de vingt-cinq ans »(4), pour qu’il administre ses biens. Elle l’assura qu’il pourrait compter sur l’assistance de Christin. Si l’expertise juridique de ce dernier était requise pour régler l’épineuse liquidation d’une immense succession comme l’avait ordonné Voltaire dans son testament(5), Mme Denis « souhaitait établir, par la collaboration des deux hommes, un système de double contrôle lui assurant la mainmise sur la situation »(6). Comme le prouvent la lettre de Christin ici éditée et celles de Wagnière, sa paresse à écrire et son peu d’empressement à répondre à leurs instantes demandes concernant l’administration du domaine les exaspérait. Le point de rupture fut atteint lorsque Christin reçut le samedi 19 septembre 1778 une lettre de Mme Denis lui annonçant la vente du château au marquis de Villette(7). Or, celui-ci souffrait d’une réputation exécrable dans le premier cercle de Voltaire, celui de ses intimes : Christin, Wagnière, le marquis de Florian… A la réception de cette nouvelle, Christin quitta Ferney : « Sur-le-champ il envoya chercher un cheval, et il est parti, paraissant être dans la plus grande affliction »(8). « Je ne sais quelle rage il a pris contre M. de Villette », s’interrogeait Mme Denis(9). Son absence paralysait la gestion de Ferney puisqu’il était spécifié dans le mandat donné à Wagnière par Mme Denis qu’il ne pouvait « rien faire que conjointement avec M. Christin »(10). Mme Denis eut la plus grande peine à le retenir à son service : « M. Christin me plante là, lorsque je suis abîmée d’affaires sans m’en dire un mot, je lui ai écrit 5 ou 6 lettres »(11), qui furent apparemment peu amènes. Christin répondit à Mme Denis le 11 octobre 1778 : « Madame j’ai reçu les deux lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 2 et le 3 [octobre]. Si ma vivacité occasionnée par mon attachement à ce qui vous regarde, vous a donné du chagrin, vous me l’avez bien rendu par la lettre que vous m’avez fait écrire le 1[er octobre] par Mme votre nièce. Ainsi, Madame, nous voilà quittes l’un envers l’autre »(12)… Christin finit par se faire une raison. Corroborée par d’autres documents, la lettre ici éditée témoigne qu’il se rendit à Ferney du 15 octobre au 10 novembre 1778 pour administrer les biens de Mme Denis.

L’Institut et Musée Voltaire (IMV) de Genève conserve quatre lettres adressées par l’avocat à Mme Denis durant ce séjour, dont la plus importante est éditée en annexe de cet article(13). Elles témoignent de l’étendue des difficultés auxquelles lui-même et Wagnière se trouvaient confrontés. La principale concernait la cession du château au marquis de Villette. Avant d’être officialisée devant notaire le 9 janvier 1779, cette cession avait revêtu la forme d’un acte sous seing privé passé à Paris le 12 septembre 1778 entre l’héritière et le marquis de Villette(14) qu’Olivier Guichard a récemment retrouvé et qu’il éditera en 2010 dans Ferney archives ouvertes, ouvrage parrainé par l’IMV. Christin résume la teneur de l’acte dans une lettre du 21 octobre 1778 : « par cette convention, vous avez tout vendu, meubles, provisions de ménage et tout en un mot, excepté les livres »(15)

La transaction prend la forme d’un échange contre un hôtel particulier, sis rue du Mail à Paris, estimé à 100.000 livres, plus une soulte de 80.000 livres, une rente annuelle constituée de 4.000 livres finalement ramenée à 3.200 sur 100.000 livres de la terre de Ferney, plus 50.000 livres pour l’acquisition du mobilier subsistant. L’achat s’effectue en l’état, exclu, selon une clause marginale spécifique, ‘la bib[liothèque, les] livres et manuscrits s’il y en a’, mettant ainsi le marquis de Villette à l’écart de la bataille acharnée pour cette part très convoitée de l’héritage voltairien(16).

Mme Denis estimait avoir fait une « excellente affaire » : « Comment pouvez-vous être étonné que je vende Ferney lorsque j’en trouve l’occasion, je me fais par cette vente 100.000 livres de rente foncière et je n’en aurai pas tiré deux de Ferney »(17). C’est un leitmotiv de sa correspondance au début de l’automne 1778 : « Je me loue tous les jours d’avoir vendu Ferney, je sens combien tout cela vous donne de la peine et à M. Christin, le malheur de tout cela est de mettre du bon argent contre du mauvais »(18). Dans la lettre ici éditée comme dans d’autres, Christin tempérait son enthousiasme en déplorant que le contrat ait été aussi avantageux au marquis de Villette : « C’est mon zèle pour vos intérêts qui a dicté les observations que j’ai eu l’honneur de vous envoyer au sujet de la rédaction du contrat de vente de votre terre. (…) Il me  semble que M. de Villette avait la terre à assez bon marché pour se charger de quelques petits lods, et cens que l’on pourrait vous demander »(19). Autre motif de grief, Mme Denis n’avait tenu aucun compte du « modèle » de contrat de vente que lui avait communiqué Christin ni du « mémoire essentiel » rédigé par Wagnière(20). Beau-père du marquis de Villette, Rouph de Varicourt et sa femme s’établirent au château le 18 octobre, celle-ci dans la chambre de Mme Denis(21), et ils s’emparèrent « de tout entièrement »(22). Les deux amis durent déménager, Wagnière emménageant dans sa propre maison et Christin trouvant asile chez le marquis de Florian(23). Il leur fallut également procéder à la « reconnaissance des meubles »(24) et établir un dispositif destiné à préserver l’intégrité des archives dans l’attente de l’établissement de l’acte définitif(25). Au mépris de la convention du 12 septembre, Mme Denis avait ordonné à Wagnière de lui « envoyer 40  l[ivres] de café, de vendre la bougie, etc. » mais Rouph de Varicourt s’y opposa, arguant justement que ces « provisions de ménage » étaient comprises dans la vente(26). Mme Denis avait en outre ordonné de céder l’abondante récolte de l’été 1778(27). Christin s’y refusa, rappelant à l’héritière : « Vous avez les mains liées le jour de votre convention. Vous me donnez pouvoir de vendre votre récolte. Je ne l’ai pas vendue ; car par votre convention, vous l’avez promise à M. de Villette, au prix qui sera fixé par deux experts »(28).

Christin était en proie à maints autres problèmes, à commencer par la problématique restitution du château de Tournay aux héritiers de Charles de Brosses. Prétendant avec raison que le domaine avait été délabré par Voltaire, ils instruisirent une action judiciaire contre Mme Denis : « Plût à Dieu qu’il n’y eût jamais d’affaire plus difficile que celle-là !»(29). Ce cas ayant été évoqué ailleurs, nous n’y reviendrons pas, sinon pour rappeler que Mme Denis fut contrainte, par un arrangement à l’amiable le 2 janvier 1781, de régler 42.000 livres à la famille de Brosses(30). Un autre litige était le procès intenté par les Ursulines, contestant à Mme Denis la propriété du « bois Carra » et du « champ de la Planche » à Ferney qu’elle avait acquis le 28 septembre 1766 auprès d’Etienne Bétems, devenu insolvable(31). Le produit de cette acquisition servit à rembourser une partie des dettes de Bétems : 475 livres revinrent aux Ursulines pour remboursement des intérêts d’un prêt de 1000 livres qu’elles lui avaient consenti en prenant une hypothèque sur ses terres. Comme celui-ci était toujours redevable du capital, elles prétendirent en 1778 faire subhaster(32) le bois et le champ que Mme Denis entendait céder à de Villette. Christin résume clairement l’affaire dans une lettre à l’héritière : ces terres revenaient en droit aux « Religieuses » à condition que celles-ci remboursent à Mme Denis les 475 livres qu’elle avait acquittées en 1766(33). L’héritière dut restituer à la fin de 1778 le bois et le champ aux Ursulines(34). L’expertise juridique de Christin était en outre requise pour régler une affaire qui ulcérait Mme Denis. La construction de la plupart des maisons de Ferney avait été financée par Voltaire sous la forme d’un prêt viager sur sa tête et sur celle de sa nièce. Sa mort entraînait l’extinction de la moitié des rentes. L’horloger Joseph Tardy donna le signal de la révolte : il « ne veut absolument payer que la moitié de la rente depuis la mort de M. de Voltaire »(35). Mme Denis vit ses revenus fondre comme neige au soleil : « je voudrais que le feu fût à toutes ces maisons et n’en plus entendre parler » confia-t-elle, excédée, à Christin(36). Celui-ci eut beau lui recommander de consulter des avocats à Dijon, rien n’y fit, le droit était du côté de ses débiteurs(37). Wagnière et Christin devaient en outre recouvrer les créances de Mme Denis auprès de divers clients ferneysiens qui n’étaient pas bons payeurs. Ils s’indignaient de l’arbitraire de Mme Denis qui exigeait un prompt règlement des amis de Voltaire, tels son architecte Léonard Racle(38), mais qui consentait, pour des raisons difficiles à comprendre, des facilités et délais de paiement à l’horloger Guillaume Henri Valentin, pourtant redevable de la somme considérable de « 28.000 livres », alors qu’il s’apprêtait à quitter le pays de Gex et que le recouvrement de cette créance devenait par là-même problématique(39) : « Je ne veux point qu’on exécute Valentin » ordonna Mme Denis(40). Le secrétaire et l’avocat devaient également régler les nombreux créanciers de Mme Denis et faire face à des problèmes imprévus, comme celui posé par un médecin, Revillon, qui exigeait d’être acquitté d’anciens honoraires : « Voici une lettre du médecin de Gex qui est fort impertinente »(41). Christin ne chôma point durant son séjour à Ferney. Ces précisions nous aident à comprendre certains aspects de sa lettre à Panckoucke du 26 novembre 1778.

Vers le 10 ou le 11 novembre, Christin était de retour dans sa ville natale comme il le manda à Mme Denis dans une lettre apparemment inconnue : « M. Christin m’a écrit qu’il était à Saint-Claude mais qu’il reviendrait à Ferney dès que sa présence y serait nécessaire »(42). Délivré des tracasseries ferneysiennes, il pouvait prendre de la hauteur, du sommet de son Mont-Jura, et revenir à des questions de littérature. Car Christin ne fut pas seulement l’ami de Voltaire et son allié dans le combat pour l’abolition de la mainmorte asservissant les paysans du Mont-Jura ; il partagea avec lui une forme de compagnonnage intellectuel, sensible dans les écrits relatifs au servage, voire dans les articles juridiques des Questions sur l’Encyclopédie. Il contribuait à certaines publications de Panckoucke(43). La lettre du 26 novembre confirme qu’il a contribué à l’édition de Kehl en communiquant des matériaux inédits.

***
Christin à Panckoucke, 26 novembre 1778, lettre autographe signée, in-4°, 3 pages sur 4, adresse p. 4, cachet de cire rouge et tampon postal « DE ST CLAUDE ». La lettre porte en page 1, en haut et à droite, une mention de classement qui semble être de la main du destinataire : « annotter pour Le mercure et porter à mon C[omp]te. particulier ». Nous respectons scrupuleusement la graphie et indiquons la pagination. Ayant apparu en 2008 sur un site de commerce électronique, cette lettre a été retirée de la vente, faute de trouver acquéreur.

[page 1] St Claude. 26 9be 1778.

Monsieur

En arrangeant les papiers de famille de M. de V.(44) j’y ai trouvé des Lettres qui me semblent dignes d’entrer dans la Collection de ses œuvres. J’en ai fais [sic] un paquet que je vous adresse sous le couvert de M. de Vergennes(45) par le courrier de ce jour.

Je crois, Monsieur, que vous devés avoir fait copier ma correspondance, et j’espère que vous ne tarderés pas à me renvoyer les originaux(46).

Vous voudrés bien me mettre au nombre des souscripteurs du Mercure pour l’année prochaine(47). Comme j’aurai l’honneur de vous voir dans le printems(48), je vous payerai pour lors ma souscription(49).

Mr. De Villette a fait un excellent marché avec Mde. Denis(50). il donne deux cens trente mille livres de la terre(51). il relévera cette somme du prix des bois, des meubles, et des maisons abergées(52). il aura pour rien un Chateau tout [page 2] neuf dont la construction a couté 50000 ecus, des champs, des prés, des vignes qui valent au moins 8000L. de rentes. Cette terre était déprisée par les gens du pays qui voulaient les uns lacheter, d autres la louer à vil prix.

J’avais ecris à mde denis de ne pas se presser, je lui aurais fait faire un marché bien plus avantageux. Mais elle a traité avec m. de villette sans consulter personne(53). au surplus c’est là une afaire sans ressource.

J’ai resté à ferney depuis le 15. 8b jusqu au 10 9b(54). j’y retournerai aussitôt qu’elle m aura envoyé ses consultations au sujet des ventes dont les débiteurs ne prétendent payer que la moitié(55). je lui ai écrit plusieurs lettres aux quelles elle na point repondu(56). elle m’avait mandé que comme ses afaires me Detournaient des Miennes, et me fesoient abandonner mon état, elle voulait m’en indemniser, et faire un arrangement avec moi. elle m’a pressé par deux lettres d’entrer sur cela en correspondance avec made denis sa niéce(57). d’après les invitations, [page 3] j’ai proposé à mde. denis La jeune Larrangement que je croyais Le moins onereux à sa tante. je m’en raportais meme entiérement à Celle-ci. Cependant il semble qu’elle soit fachée de cette proposition qu’elle m avait vivement pressé de Lui faire. je ne concois rien à cela. Si vous pouviés le démêler, et en parler à mde. denis, sans lui dire que je vous ai écris, vous m obligeriés beaucoup de m apprendre au clair ce qu’elle pense sur cela.

Je crois que vagniére ira en russie dans le Mois de Mars pour y arranger la bibliothèqu[e](58) dans ce cas je serai obligé de rester continuellement à ferney, sans pouvoir faire d’absence(59). mais je ferai toujours ce qui sera agréable à mde. denis, et ce que le bien de ses affaires exigera.
J’ai l’honneur d’etre avec un sincére attachement Monsieur Votre trés humble et très obeiss[ant]. serviteur

est il vrai que palissot a fait un eloge de notre cher patron(60). [signé] Christin fils

[page 4] A Monsieur/ Monsieur Pankouke Libraire/ rue des Poitevins, hotel de/ Thou/ à Paris

***

Si cette lettre apporte des précisions inédites, elle soulève de nouveaux problèmes. Elle nous fait d’abord comprendre que Panckoucke proposa ses bons offices de médiateur entre Wagnière et Christin, d’une part, et Mme Denis d’autre part. Wagnière déclina cette médiation(61) à laquelle Christin recourut avec succès : il accepta de devenir le bailli de Ferney lors du voyage du secrétaire en Russie en 1779. Panckoucke cultivait l’amitié des deux hommes, intimes de Voltaire, dont il n’ignorait pas quel pouvait être l’apport aux Œuvres complètes. Cette lettre révèle en outre l’existence d’une seconde « Mme Denis », nièce de la précédente. L’identification que nous proposons dans l’Annexe II ci-dessous reste conjecturale : il s’agirait de l’épouse du neveu par alliance de Mme Denis. Le contexte épistolaire indique qu’elle était mariée et plus jeune que sa « tante », qui se fiait suffisamment à elle pour la charger d’ordonner à Christin de rester à son service.

La véritable énigme de cette lettre consiste dans la nature des papiers adressés à Panckoucke le 26 novembre 1778 sous le couvert de Vergennes. Si l’on savait depuis longtemps que Christin avait adressé au libraire les originaux des plus intéressantes de ses lettres de Voltaire(62), on découvre ici qu’il lui a remis certains des « papiers de famille » du patriarche. Quelle insigne indélicatesse de la part d’un avocat chargé de liquider la succession ! Le fait est en soi révélateur : on ignorait que certains des manuscrits présents à Ferney furent adressés à Panckoucke sans l’aval de Mme Denis et à son insu(63). Quels sont ces « papiers de famille » ? Il serait tentant de les identifier au premier des vingt paquets « cachetés du cachet de M. Christin » et de celui de Wagnière dont ce dernier dressa la « Note » le 27 juillet 1778 : « Paquet adressé à Madame Denis, intitulé papiers de famille important. Il contient les lettres de M. de Voltaire au roi de Prusse, et du roi de Prusse à M. de Voltaire. Ce sont celles depuis 1756. Ce paquet est très curieux »(64). Mais ce chemin ne mène nulle part puisque Wagnière  remit à Panckoucke l’intégralité de ces vingt « paquets » le 17 août(65). L’hypothèse la plus plausible est que ces papiers faisaient partie des archives de Ferney déjà évoquées. Christin devait naturellement les arranger : ils étaient nécessaires à la liquidation de la succession et à la gestion des biens. Le problème de leur identification n’est pas anodin. Prenant au sérieux l’hypothèse formulée par Jean Nivat en 1953, André Magnan a magistralement établi en 1986(66) que certaines des lettres à Mme Denis publiées dans la Correspondance par toutes les éditions depuis Kehl jusqu’à Besterman étaient fictives, faisant partie d’un roman épistolaire anti-frédéricien composé « au cœur de l’hiver 1753-1754 », Paméla ou les Lettres de Monsieur de Voltaire à Madame Denis, de Berlin(67). Cette découverte explique que les lettres de Prusse seront éditées deux fois dans les Œuvres complètes de Voltaire en cours de publication à Oxford, « d’abord indûment conservées dans la correspondance, puis reprises à part comme un ouvrage en soi »(68). Or Voltaire désignait en 1753 Paméla sous le nom de code de « papiers » relatifs aux « affaires de famille »(69). Se pourrait-il que Christin ait communiqué à Panckoucke certaines des lettres de Paméla ? Cette hypothèse expliquerait la dispersion du roman dans la Correspondance : Mme Denis n’aurait pas eu connaissance de la communication de ces pièces. Elle relève cependant de la spéculation(70). Faute de découvrir de nouveaux éléments du commerce épistolaire de Christin et de Panckoucke, nous ignorons la nature de ces pièces sinon que l’avocat les jugeait dignes d’être imprimées.

Cette lettre confirme les rapports amicaux de Christin et de Panckoucke en 1778. Elle constitue à notre connaissance le seul document établissant que l’avoué fit parfois preuve d’infidélité à l’égard de Mme Denis : ne communiqua-t-il pas au libraire certains papiers de Voltaire sans qu’elle l’y ait autorisé ? Son infidélité est d’autant plus flagrante que ces documents avaient trait à la famille de Voltaire. En vendant le domaine de Ferney au marquis de Villette, l’héritière perdit la considération de Christin et de Wagnière. Le principal enseignement de cette lettre est de nous apprendre que le contrôle exercé par Mme Denis sur les manuscrits de son oncle ne fut pas aussi absolu qu’on pouvait le penser ; certains documents passèrent aux mains des éditeurs sans qu’elle les ait vérifiés. Grâce à l’entregent de Panckoucke et à la collaboration de Christin et de Wagnière, l’édition de Kehl partit d’un bon pied.

*
**
***

(1) Voir Suzanne Tucoo-Chala, Charles-Joseph Panckoucke et la librairie française, 1736-1798, Pau et Parus, 1977 (désormais S. Tucco-Cala), p. 283, n. 166 et p.286, n. 182 et notre Jean-Louis Wagnière ou les deux morts de Voltaire, Saint-Malo, Editions Cristel, 2005, p. 150-151 et p. 199-200 (désormais C. Paillard).

(2) Voir G. B. Watts, « Voltaire, Christin and Panckoucke », The French Review, vol. 32, n°2, décembre 1958, p. 142-143 (désormais G. B. Watts) et R. Bergeret, « A propos d’une lettre de Christin à Panckoucke. Une correspondance de Voltaire, des originaux à la publication », Cahiers Voltaire 4, 2005, p. 139-152 (désormais R. Bergeret). Sur Christin, voir aussi R. Bergeret, L’avocat Christin (1741-1799). Un collaborateur de Voltaire des Lumières à la Révolution, Lons-le-Saulnier, Société d’émulation du Jura ; Association des Amis du vieux Saint-Claude, 2002.

(3) Mme Denis à Jean-Louis Wagnière, 29 septembre 1778, C. Paillard, p. 222.

(4) Friedrich-Melchior Grimm à Henri de Prusse, 21 mars 1779, Correspondance privée de Frédéric-Melchior Grimm. 1723-1807, éd. J. Schlobach et V. Otto, Genève, Éditions Slatkine, 2009,  p. 215.

(5) Dernier testament de Voltaire, 30 septembre 1776, D.app.469.

(6) C. Paillard, p. 27.

(7) Mme Denis à Christin, 13 septembre 1778 et Wagnière à Mme Denis, 20 septembre 1778, C. Paillard, p. 205 et p. 214-215.

8) Wagnière à Mme Denis, 20 septembre 1778, C. Paillard, p. 214.

(9) Mme Denis à Wagnière, 20 octobre 1778, C. Paillard, p. 253.

(10) Wagnière à Mme Denis, 30 septembre 1778, C. Paillard, p. 237-238

(11) Mme Denis à Wagnière, 29 septembre 1778, C. Paillard, p. 222. Ne nous fions pas à cette hyperbole : Mme Denis semble n’avoir adressé à Christin que deux lettres, plus une par l’intermédiaire de sa nièce. Voir la référence suivante.

(12) Christin à Mme Denis, 11 octobre 1778, IMV, MS-26-1.

(13) Christin à Wagnière, 19, 19 [sic] et 21 octobre 1778, et 3 novembre, IMV, MS-26-2, MS-26-3, MS-26-4 et MS-26-5.

(14) Mme Denis à Christin, 13 septembre 1778, C. Paillard, p. 205.

(15) IMV, MS-26-4.

(16) O. Guichard, « La visite en héritage : Ferney, Villette et l’affaire Ravinet (1779) », Orages. Littérature et culture 1760-1830, 8, 2009, p. 127-136 (ici, p. 128).

(17) Mme Denis à Wagnière, 29 septembre 1778, C. Paillard, p. 222-223. « Une bonne affaire » : Mme Denis à Christin, 13 septembre 1778, C. Paillard, p. 205.

(18) Mme Denis à Wagnière, 19 septembre 1778, C. Paillard, p. 213.

(19) Christin à Mme Denis, 3 novembre 1778, MS-26-5.

(20) Christin à Mme Denis, 19 octobre 1778, IMV, MS-26-3. Ce « mémoire essentiel » fut adressé à Mme Denis le « vendredi » 2 octobre : Wagnière à Mme Denis, 4 octobre, C. Paillard, p. 241 et n. 149. Instruit par son expérience auprès de Voltaire, Wagnière invitait Mme Denis à insérer dans le contrat une clause interdisant à Villette de recourir contre elle dans l’éventualité où il aurait à s’acquitter de « droits seigneuriaux ».

(21) Christin à Mme Denis, 21 octobre 1778, IMV, MS-26-4.

(22) Christin à Mme Denis, 19 octobre 1778, IMV, MS-26-3 et Wagnière à Mme Denis, 21 octobre 1778, C. Paillard, p. 255.

(23) M. de Varicourt va venir après midy avec sa femme se mettre en possession du château. (…) Vagnière va loger chez lui. comme il n’a que deux lits, un pour lui et sa femme, l’autre pour sa fille, j’irai loger chez M. de Florian qui veut bien me recevoir pour son pensionnaire » : Christin à Mme Denis, 19 octobre 1778, IMV, MS-26-3.

(24) Christin à Mme Denis, 19 octobre 1778, IMV, MS-26-3. Cf. la décharge de Rouph de Varicourt du 25 octobre 1778, C. Paillard, p. 257.

(25) Les archives furent conservées au château mais Christin en conserva la clé : Christin à Mme Denis, 19 octobre 1778, IMV, MS-26-3. Par ce biais, aucune des deux parties ne pouvait y accéder avant la conclusion de l’acte définitif : voir C. Paillard, p. 52.

(26) Christin à Mme Denis, 21 octobre 1778, IMV, MS-26-4.

(27) Mme Denis à Wagnière, 29 septembre 1778, C. Paillard, p. 224.

(28) Christin à Mme Denis, 19 octobre 1778, IMV, MS-26-3.

(29) Christin à Mme Denis, 11 octobre 1778, IMV, MS-26-1.

(30) C. Amsler et L. el-Wakil, « Tournay, les ‘‘États’’ de Voltaire » dans Voltaire chez lui. Genève et Ferney, éd. E. Deuber-Pauli et J.-D. Candaux, Genève, Albert Skira, 1994, p. 29-46 (ici, p. 38-42).

(31) D.app.282.I.

(32) D’après le Dictionnaire de l’Académie française de 1762, la « subhastation » désigne la « vente au plus offrant et dernier enchérisseur, soit de meubles, soit d’immeubles ». Ce terme correspond notamment à ce que nous appelons la « vente par adjudication judiciaire ».

(33) Voir le résumé de cette affaire dans le point 2 de l’Annexe I, « Une lettre inédite de Christin à Mme Denis (3 novembre 1778) ».

(34) Voir Mme Denis à Wagnière, 13 octobre 1778, C. Paillard, p. 251, et Mme Denis à Rouph de Varicourt, 27 octobre 1778, dans J. Stern, Belle et Bonne, Paris, Hachette, 1938, p. 92.

(35) Christin à Mme Denis, 19 octobre 1778, IMV, MS-26-2. Sur cette affaire, voir C. Paillard, p. 33, n. 96.

(36) C. Paillard, p. 215.

(37) Voir le point 4 de lettre de Christin à Mme Denis dans l’Annexe I.

(38) Voir l’Annexe I, « Une lettre inédite de Christin à Mme Denis (3 novembre 1778) ».

(39) Voir l’Annexe I, « Une lettre inédite de Christin à Mme Denis (3 novembre 1778) ».

(40) Mme Denis à Wagnière, 28 octobre 1778, C. Paillard, p. 257.

(41) Christin à Mme Denis, 21 octobre 1778, IMV, MS-26-4. Cf. Wagnière à Mme Denis, 18 octobre 1778, et Mme Denis à Wagnière, 9 novembre, C. Paillard, p. 252 et p. 262-263.

(42) Voir Mme Denis à Wagnière, 20 novembre 1778, C. Paillard, p. 264.

(43) Notamment le Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, économique et bénéficiale (64 vol. in-8°, Paris, 1775-1783) comme l’a établi G. B. Watts, p. 143, n. 10.

(44) Comprendre : « Voltaire ». Voir ci-dessous l’interprétation de cette mention des « papiers de famille ».

(45) Le 23 septembre 1778, Christin avait déjà utilisé ce biais pour communiquer à Panckoucke les originaux des lettres de Voltaire en sa possession (G. B. Watts, p. 142). Jouant peu ou prou le rôle d’un « secrétaire d’État à l’Information » (R. Bergeret, p. 143, n. 13), Vergennes avait accordé à Panckoucke le « monopole des nouvelles politiques » (S. Tucco-Chala, p. 211). Ajoutons que le courrier ministériel présentait le triple avantage de la franchise de port, de la sûreté de l’acheminement et de la garantie d’échapper à la surveillance du « Cabinet noir ».

(46) Dans sa lettre du 23 septembre 1778, Christin marquait son vif désir de « conserver ces précieux monuments de l’amitié dont un grand homme m’honorait » (G. B. Watts, p. 142). Il avait pris le risque d’adresser les originaux pour qu’on ne le soupçonnât point « d’être intervenu sur les textes par des coupes, des ajouts, etc. » (R. Bergeret, p. 143, n. 14). Les rédacteurs de Kehl ne retinrent qu’une quarantaine de lettres, quitte à fondre certaines d’entre elles en une seule (p. 148).

(47) Panckoucke avait acquis ce périodique le 12 juin 1778 (S. Tucoo-Chala, p. 213), auquel il abonna gracieusement Wagnière (Wagnière à Panckoucke, 24 juillet 1778, C. Paillard, p. 150) et Christin, qui se plaignait de le recevoir « sous le nom de M. Chretien » (Christin à Panckoucke, 9 septembre 1778, C. Paillard, p. 200, et 23 septembre, G. B. Watts, p. 143). Le problème d’adresse semble avoir été réglé en octobre ou novembre.

(48) Christin se semble pas s’être rendu à Paris au printemps de 1779 : le départ de Wagnière pour la Russie étant imminent, sa présence à Ferney était requise (voir C. Paillard, p. 290-314).

(49) Voir la mention de classement portée par Panckoucke en tête de cette lettre : il offrit l’abonnement à Christin.

(50) Voir les références données en n. 16 supra.

(51) Montant figurant dans la convention sous seing privé passé entre Mme Denis et de Villette le 12 septembre 1778 : voir C. Paillard, p. 36.

(52) Christin voit juste. De Villette démembra le domaine en vendant les terres au plus offrant : voir C. Paillard, p. 38-39 et Jean-Louis Wagnière, secrétaire de Voltaire. Lettres et documents, SVEC 2008:12, Oxford, Voltaire Foundation, 2008, p. 171.

(53) Voir les références citées n. 20 supra.

(54) Lire : « du 15 octobre au 10 novembre ». Témoignage confirmé par Wagnière qui écrit le lundi 12 octobre 1778 que Christin « n’a pu venir » à Ferney « samedi [10] à cause de l’horrible temps qu’il fait, mais il viendra sans faute jeudi » 15 (C. Paillard, p. 249). Le 20 novembre, Mme Denis avait reçu une lettre de Christin l’informant qu’il était de retour à Saint-Claude (p. 264).

(55) Voir les références données n. 35 supra.

(56) Voltaire déplorait la paresse de Mme Denis à répondre à ses correspondants (D8398 et D9138). C’est un reproche récurrent dans les lettres de Wagnière à Mme Denis (voir, par exemple, sa lettre du 28 septembre 1778, C. Paillard, p. 221 : « J’attends tous les jours que vous me donniez des instructions et des ordres. Car je ne sais à quoi m’en tenir »).

(57) Voir l’Annexe II sur l’identité de cette énigmatique « seconde Mme Denis ».

(58) Catherine II avait acquis de Mme Denis la bibliothèque de Voltaire. Étant pour ainsi dire compris dans l’acquisition (François Tronchin à Grimm, 22 septembre 1778, C. Paillard, p. 219), Wagnière devait partir « dans les premiers jours de mars » 1779 pour installer les livres à Saint-Pétersbourg (Grimm à Wagnière, 4 février 1779, p. 280). Mais Catherine II ordonna qu’il diffère son « voyage de quelques mois » (Grimm à Wagnière, 3 avril 1779, p. 300). Wagnière partit au début de juin 1779 (C. Paillard, Jean-Louis Wagnière, secrétaire de Voltaire, p. 53).

(59) En l’absence de Wagnière, Christin s’établit à Ferney pour administrer les biens qui restaient à Mme Denis. Voir Mme Denis à Wagnière, 29 mars 1779, C. Paillard, p. 290 : « J’écris à M. Christin et je le prie de se rendre à Ferney ». En l’absence de Wagnière, il séjourna sans discontinuer à Ferney, d’où il écrivit de nombreuses lettres à Mme Denis (p. 294-329).

(60) Charles Palissot de Montenoy, Eloge de Voltaire, Londres [Paris], 1778.

(61) Wagnière à Panckoucke, 14 septembre 1778, C. Paillard, p. 206 : « Je vous remercie du conseil que vous me donnez. Je ne demande rien à Mme Denis ».

(62) Christin à Panckoucke, 24 juillet, 9 et 23 septembre 1778, C. Paillard, p. 150, p. 199-200, et R. Bergeret, p. 143-144.

(63) Voir l’Annexe III ci-dessous, La remise des papiers de Voltaire à Panckoucke.

(64) C. Paillard, p. 151-152. La correspondance de Voltaire et du roi de Prusse n’enregistre que la trace des échanges épistolaires de 1756 : voir. C. Mervaud, Voltaire et Frédéric II. Une dramaturgie des Lumières, SVEC 234, Oxford, Voltaire Foundation, 1985, p. 553-554.

(65) Wagnière à Mme Denis, 15-16 et 19 août 1778, C. Paillard, p. 174 et p. 178.

(66) A. Magnan, Dossier Voltaire en Prusse (1750-1753), SVEC, 244, Oxford, Voltaire Foundation, 1986.

(67) A. Magnan, L’affaire Paméla. Lettres Monsieur de Voltaire à Madame Denis de Berlin, Paris, Paris-Méditerranée, 2004, p. 185.

(68) A. Magnan, L’affaire Paméla, p. 178. Ce doublon de la nouvelle édition redouble celui de l’édition de Kehl qui introduisit certains éléments des Mémoires de Voltaire dans le Commentaire historique avant de les publier intégralement.

(69) Voir A. Magnan, L’affaire Paméla, p.222. Cf. Voltaire à Mme Denis, 22 août, 9 et 29 septembre 1753, D5488, D5505 et D5532.

(70) Paméla aurait pu avoir été compris dans un des deux mystérieux « paquets » enfermés dans les caisses de la bibliothèque que Wagnière évoque dans sa Correspondance de 1778 : voir A. Magnan, Paméla, p. 223 ; C. Paillard, p. 59-62 et Jean-Louis Wagnière, secrétaire de Voltaire, p. 91, n. 24, et p. 92, n. 27.

 


Vers le haut

 
     
© IMV Genève | 07.07.2009