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La Cité interdite : Jean-Jacques Rousseau à Genève

 

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C’est dans le cadre de l’opération « L’IMV vous livre ses auteurs » que M. François Jacob a présenté, le jeudi 14 mai 2009, en présence de M. Michel Slatkine, son ouvrage intitulé La Cité interdite : Jean-Jacques Rousseau à Genève, paru cette année aux éditions Slatkine. Nous reproduisons ici le texte de son intervention.

Mesdames, Messieurs,

Je vous remercie tout d’abord de participer à ce moment de lecture d’un ouvrage paru voici un mois et qui tente, dans un cadre chronologique précis, de faire le point sur le rapport de Jean-Jacques Rousseau à sa ville natale. Il n’est pas anodin, vous l’imaginez bien, de faire ce point dans le salon même où Voltaire, voici plus de deux cent cinquante ans, a accueilli D’Alembert. Il est encore moins anodin de le faire à un moment où un projet de résolution vient d’être déposé sur le bureau du conseil municipal en vue de l’organisation des fêtes du tricentenaire de la naissance de Rousseau, en 2012.

Ce livre est tout d’abord, si l’on examine le contexte dans lequel il a été conçu, le deuxième d’une série de quatre qui portent, ou porteront, sur la réception de Rousseau à travers un aspect particulier de son œuvre ou de sa personnalité.

Voici déjà trois ans que nous nous sommes retrouvés, ici même, en compagnie de M. Michel Slatkine, et de Mme Françoise Vannotti, présidente de la Société d’Histoire de Suisse romande, pour le premier d’entre eux, à savoir le Concert de Lausanne. Il s’agissait d’examiner l’influence, avouée ou non, que le Rousseau théoricien de la musique pouvait avoir eu dans le développement de la musique populaire, au début du vingtième siècle, en Suisse romande. Je n’avais pas résisté à la tentation de vous faire entendre, à l’époque, quelques morceaux des Armaillis, de Gustave Doret (mon musicien préféré) et deux thèmes avaient été privilégiés, lors de la discussion : comment se faisait-il, d’une part, que l’influence de Rousseau se fasse entendre, c’est le cas de le dire, chez le plus aristocrate des musiciens, chez celui dont tout, les options politiques, la carrière, les idéaux philosophiques et jusqu’à la vie matérielle, s’opposait aux principes de simplicité, de clarté et de franchise qui ont de tout temps dicté le comportement du citoyen de Genève ? Comment, d’autre part, cette influence avait-elle pu se cristalliser dans le canton de Vaud, et ce malgré quelques tentatives courageuses de musiciens genevois, au premier rang desquels Hugo de Senger, Emile Jaques-Dalcroze et quelques autres ?

La Cité interdite, sur laquelle nous reviendrons dans un instant, se situe donc après ce premier essai. Les deux autres, dont la publication pourrait s’étendre de 2011 à 2013, seront respectivement intitulés Rêveries noires et Sans famille. Je ne résiste pas au plaisir de vous en livrer une première esquisse : musique moins douce que celle de Gustave Doret, j’en conviens, surtout au vu des thèmes abordés.

Rêveries noires ! Voilà, en effet, un titre bien sombre. Mais c’est qu’il s’agit, précisément, d’envisager les différentes morts de Rousseau. Comment ? répliquera t-on : Rousseau est-il donc mort plusieurs fois ? Certes oui, vous répondrai-je, mort et même ressuscité. Cela s’est déjà vu.
Le livre, de fait, prendra comme point de départ, dès le premier chapitre intitulé « En plein soleil », la date même de la mort de Rousseau, le 2 juillet 1778, à Ermenonville : vous pourrez y découvrir, ou redécouvrir, les diverses théories qui ont eu cours à l’époque, notamment celles du suicide, du meurtre et de la mort édifiante de Rousseau et observer que s’élabore, au-delà des intérêts immédiats des témoins, une véritable mythification, voire, dans le cas de Corancez, une pleine et entière mystification.
L’ouvrage se propose ensuite d’examiner l’aventure du masque mortuaire de Rousseau, masque finalement acquis dans les années 1930 par la Bibliothèque Publique et Universitaire, aujourd’hui Bibliothèque de Genève, et visible dans la salle Ami-Lullin récemment rénovée.
Un troisième chapitre intitulé « La mort en scène » tentera de replacer le drame de Jean-Nicolas Bouilly, La Mort de Jean-Jacques Rousseau, dans un contexte marqué par les affabulations développées autour du cadavre de Rousseau, le contexte politique de la Révolution et le traitement particulier qu’y reçoivent les hommes de lettres.
Le quatrième chapitre (qu’on se rassure : il n’y en a que cinq), intitulé quant à lui « A tombeaux ouverts », a pour objet de mettre en relation trois phénomènes concomitants, à savoir l’ouverture quasi simultanée des tombeaux de Voltaire et Rousseau, laquelle autorise, à la fin du dix-neuvième siècle, une nouvelle forme de discours mortuaire, le développement des théories médico-légales du professeur Alexandre Lacassagne (nous attendons à ce propos, avec une impatience non dissimulée, le prochain ouvrage de Michel Porret qui devrait porter, si mon petit doigt m’a dit juste, sur la médecine légale) et enfin l’orientation psychopathologique du discours qui s’accentue, dès le milieu du dix-neuvième siècle, jusqu’à faire de Rousseau la victime innocente d’un mal dont l’eût peut-être guéri, s’il l’avait connu, le bon docteur Freud.
Cinquième et dernier chapitre : « Le juif Rousseau ». Inclusion de Rousseau dans la bande des « dégénérés » et des « invertis » dénoncés par l’Action française, récupération timide et finalement avortée du philosophe par certains théoriciens de l’entre-deux guerres et enfin, last but not least, réécriture de la mort de Rousseau dans une série de romans explicitement juifs : autant de phénomènes qui nous invitent à nous interroger sur un aspect encore trop peu envisagé de la réception de Rousseau, et en particulier de la relecture faite de sa disparition, au siècle dernier. Je me souviens à ce sujet de la conférence tout à fait passionnante que Christophe Paillard avait faite ici même, il y a quatre ans, à l’occasion de l’exposition sur le tremblement de terre de Lisbonne : il y montrait ce lien étroit tissé, sur le plan taxinomique bien sûr mais aussi et surtout sur le plan philosophique, entre la catastrophe portugaise et les représentations de la Shoah : nous sommes, s’agissant de Rousseau, dans une dynamique de même nature.

Je passe rapidement sur le quatrième ouvrage prévu, Sans famille, d’abord parce qu’il a un but si clairement défini qu’une seule ligne suffit à en résumer la problématique (Rousseau a-t-il eu des enfants ?), et ensuite parce qu’il est lui-même encore dans les limbes et qu’on ne peut que souhaiter, à ce stade encore prématuré de sa conception, qu’il vienne au monde un jour.

Venons-en donc, si vous le voulez bien, à la Cité interdite. Je me contenterai de vous en dévoiler le projet initial : c’est en effet la meilleure manière de découvrir les aspérités qu’il s’est agi d’éviter, les difficultés qu’il a fallu contourner, sans parler des pièges et des chausse-trappes qu’un tel sujet pouvait comporter.

Mon point de départ était simple : plusieurs études d’envergure avaient été consacrées aux liens de Rousseau à Genève, mais bien peu, pour ne pas dire aucune, aux liens de Genève à Rousseau. La question était pourtant d’importance, car c’est elle et elle seule qui peut permettre d’élucider le contexte philosophique et patrimonial dans lequel se sont projetés, depuis la fin du dix-huitième siècle jusqu’à nos jours, les différents modes de réception du Citoyen de Genève.

La Cité interdite se proposait alors, au travers de neuf chapitres, de faire l’histoire des rapports de Genève à son plus illustre citoyen. L’ordre de présentation retenu s’est voulu, dès le départ, pour des commodités de lecture, essentiellement chronologique : le patrimoine est en effet quelque chose qui ne se dissèque pas, mais qui se raconte, et dont les lignes de force ou de fracture doivent pouvoir apparaître naturellement, sans effort. Mon point de départ  était, au moment où je me suis lancé dans cette aventure un peu folle, la fuite de Genève, le 14 mars 1728, et le point d’arrivée la présentation des films de Claude Goretta, Les chemins de l’exil, et de Thomas Koerfer, Alzire, lesquels datent tous les deux de 1978 et ont partie liée au bicentenaire de la mort de Rousseau.

L’ouvrage voulait montrer que Genève nourrit vis-à-vis de Rousseau un étrange complexe : peut-on faire de lui le porte-parole de la petite république ? Les conclusions auxquelles Rousseau a abouti, notamment dans son œuvre politique, sont-elles compatibles avec la vie de la Cité ? Entrent-elles bien dans le champ de discussion qui est celui de nos institutions ? Et qu’en est-il, aussi, sur le plan patrimonial ? On sait que la question de l’héritage rousseauiste se pose à Genève plus tôt qu’ailleurs, grâce en particulier à l’action des fondateurs de la Société Jean-Jacques Rousseau et notamment à celle du premier d’entre eux, Bernard Bouvier. Mais après ? N’y a-t-il pas un constant décalage entre les aspirations des admirateurs de Rousseau et les simples nécessités de la vie économique ?
Trois chapitres étaient initialement prévus, qui traitaient tous des rapports de Rousseau à Genève du vivant du philosophe. Le premier, intitulé « Faire le mur », était centré sur le premier livre des Confessions. Qu’est-ce qui a motivé le départ soudain de Jean-Jacques, le 14 mars 1728 ? Peut-on seulement se fier au récit qui nous en est fait par Rousseau ? Une lecture croisée des différents écrits du philosophe permettait de mettre en lumière certaines récurrences : l’idée d’enfermement, de mur, voire de muraille. De quoi, finalement, esquisser, pour reprendre l’expression de Kenneth White, une première géopoétique de l’écriture rousseauiste. Le deuxième, intitulé « Les Eaux-Vives », se focalisait sur le quartier où Rousseau a séjourné en 1754. On se souvient que Jean-Jacques reste alors à Genève quelques mois, fait le tour du lac, entame une vaste promenade, et s’entoure de quelques personnages inquiétants, notamment Gauffecourt. Ce séjour genevois, le dernier de Jean-Jacques, était d’autant plus intéressant qu’il se situait deux mois seulement avant l’arrivée de Voltaire à Genève et que les personnages qui avaient rencontré l’un étaient destinés à fréquenter l’autre. S’instaurait alors une forme particulière de dialogue indirect, très intéressant dans la perspective initialement entrevue. Le troisième chapitre enfin, intitulé « L’impossible retour », avait pour cadre et objet d’étude l’année 1762 : Rousseau n’a pu revenir à Genève, comme il l’espérait. L’Émile et le Contrat Social sont en effet condamnés par le Petit Conseil. Se développe alors chez lui une vision particulière de sa ville natale entrevue, à travers l’exil, par le prisme d’une mythification qui trouvera son aboutissement, et peut-être sa fin, dans les écrits dits autobiographiques.

Ces trois chapitres initiaux étaient suivis de ceux que vous connaissez : « L’homme de bronze », qui se propose de faire l’histoire des commémorations rousseauistes sous la Restauration, d’envisager le rôle de James Pradier, et d’examiner le caractère emblématique de l’emplacement choisi pour la statue de Rousseau ; « Cent ans après » et « Rue Verdaine », qui traitent de l’année 1878, année particulièrement faste pour l’histoire du rousseauisme à Genève (c’est en effet le moment de la célébration du premier centenaire de la mort du philosophe, et d’une activité redoublée de ces figures majeures que sont Amiel, Marc Monnier et Berthe Vadier) ; « Un Genevois à Paris », chapitre entièrement consacré à l’étude de l’œuvre de Louis Dumur, auteur sur qui se focalise, au début du vingtième siècle, la fracture identitaire suisse ; « Une société pour Rousseau » et « Fête de famille », où l’on voit se multiplier les initiatives en faveur d’un culte plus prononcé de la mémoire de Jean-Jacques Rousseau : fondation de la Société Jean-Jacques Rousseau, création du musée Rousseau dans la salle Ami Lullin de la Bibliothèque Publique et Universitaire, organisation des festivités du bicentenaire de 1912 ; « Rousseau à Saint-Gervais : un mauvais placement », avec au centre la tragédie de la démolition de la maison dans laquelle a vécu Jean-Jacques Rousseau, à Saint-Gervais ; « Les Chemins de l’exil » enfin, avec au premier plan le film du même nom, signé Claude Goretta et Georges Haldas.

Mais, me direz-vous, il en manque un ! Et vous aurez raison. Mais nous abordons là, avec « Parades », le neuvième et dernier chapitre du livre tel qu’il est finalement paru aux éditions Slatkine, des problèmes trop actuels pour pouvoir être envisagés avec le recul nécessaire. C’est un peu dommage, car on serait bien tenté d’esquisser quelques pistes et de poser quelques questions : vivons-nous, à l’heure actuelle, une phase nouvelle de la réception de Rousseau ? La vision « genevoise » du philosophe a-t-elle tendance, eu égard au développement soudain des techniques de communication, à s’aligner sur celle de ses voisins, ou fait-elle au contraire preuve d’une autonomie reconnue ? Ne serait-ce pas alors finalement cette singularité genevoise que la Ville et ses partenaires tentent de promouvoir à travers le projet de commémoration du tricentenaire, en 2012 ? Et que penser des polémiques qui ont déchiré et, dans une certaine mesure, déchirent encore, l’espace public au sujet de Rousseau ? Il est une limite en-deçà de laquelle, par souci de pure objectivité, l’historien doit savoir s’arrêter. C’est donc à d’autres qu’il appartiendra, dans une cinquantaine d’années au moins, d’écrire l’histoire du rousseauisme à la fin du vingtième et au début du vingt-et-unième siècle à Genève. Faisons en sorte, si vous le voulez bien, qu’ils aient une matière suffisamment ample pour nourrir leurs travaux et commençons dès lors, et dès ce soir, à discuter ensemble.

 



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© IMV Genève | 07.07.2009