La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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Le village mobile : population et société à Ferney au temps de Voltaire
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Par Jonathan Zufferey

Nous présentons aujourd’hui un condensé du travail de recherche de Jonathan Zufferey, qui fut par deux fois civiliste à l’Institut Voltaire et a fourni un intéressant travail de démographie historique sur la population ferneysienne au temps de Voltaire.

Cette présentation est issue d’un travail de mémoire qui avait pour ambition d’explorer les aspects démographiques et sociaux du village de Ferney au cours du XVIIIe siècle. Il a été réalisé en 2009 sous la direction de Michel Oris dans le cadre d’un master de démographie à l’Université de Genève. Certes, de très nombreux travaux se sont déjà penchés sur la démographie des villages de la France d’Ancien Régime. Ces monographies (1), dont les résultats ont été repris à l’échelle nationale voire européenne dans de très bons ouvrages de synthèse (2), ont pu démontrer les caractères immuables des structures villageoises d’alors. Dès lors, pourquoi une étude de plus ?

Depuis toujours, le petit village de Ferney a suscité l’intérêt de nombreux chercheurs. Cette attention particulière ne s’explique ni par sa position géographique, ni par d’importants faits historiques s’y déroulant ou encore par les particularités des habitants, mais par la figure d’un homme qui y a élu domicile pendant 20 ans : François Marie Arouet dit Voltaire. Par la seule présence de l’illustre philosophe, les structures immobiles qui caractérisent les sociétés rurales d’Ancien Régime se mettent soudainement en mouvement et modifient en profondeur les attributs sociaux de la population.

« […] en peu d’années, un repaire de quarante sauvages est devenu une petite ville opulente, habitée par douze cents personnes utiles, par des physiciens de pratiques, par des sages dont l’esprit occupe les mains. Si on les avait assujettis aux lois ridicules inventées pour opprimer les arts, ce lieu serait encore un désert infect, habité par les ours des Alpes et du mont Jura. » (3)


Les sources

Pour mener à bien cette étude sur la population ferneysienne au cours du XVIIIe siècle, nous nous sommes presqu’exclusivement basés sur les registres paroissiaux de Ferney. Les registres de la paroisse protestante du Grand-Saconnex ont cependant également été pris en compte pour pouvoir appréhender les quelques habitants de Ferney de culte réformé qui devaient s’exiler à quelques kilomètres de là pour célébrer leur foi. Pendant l’Ancien Régime, les relevés paroissiaux étaient censés recenser l’ensemble des mouvements naturels d’une population, soit chaque baptême, mariage et sépulture. Mais il n’est hélas pas possible de prétendre à une véritable exhaustivité puisque la bonne tenue des registres dépend du zèle des différents curés. Il est en particulier commun que ces derniers omettaient les décès précoces d'enfants ou les baptêmes de nouveau-nés. En outre, le phénomène migratoire, s’il est d’une certaine importance – ce qui est clairement le cas dans la paroisse de Ferney pendant la deuxième moitié du XVIIIe, tend à perturber l’analyse des populations du passé. En effet, comme les déplacements n’étaient à cette époque enregistrés dans aucun document, le parcours de vie des immigrants est totalement inconnu jusqu’à leur arrivée dans leur nouveau lieu d’habitation tandis que le parcours des émigrants n’est plus pris en cause lorsque ces derniers désertent les lieux.


L’évolution démographique

Entre 1700 et 1760, Ferney n’est qu’un petit village agraire comme il en existe tant d’autres dans le Pays de Gex. Relativement pauvres, la centaine d’habitants qui peuplent la paroisse vivent presqu’exclusivement de l’exploitation des terres (4). Or l’achat par Voltaire de la seigneurie de Ferney va créer un véritable séisme dans les structures démographiques. A l’instar des industriels du XIXe, Voltaire a une vision très paternaliste de son rôle de seigneur et, profondément imprégné par les idéaux du libéralisme social des physiocrates, il s’efforce de vivre dans son domaine pour y guider les habitants et leur apporter les derniers progrès techniques. Le philosophe s’intéresse tout d’abord à son château et à ses jardins, puis il entreprend de développer les champs, les routes et enfin tout le village (5). En 1770, les troubles qui agitent la République de Genève vont donner un nouveau souffle à la croissance initiée dès les premières années voltairiennes de Ferney (6). En effet, avec la crise des natifs, des artisans-horlogers de seconde génération et leur famille quittent en nombre la cité de Calvin. Voltaire s’empresse d’accueillir une centaine d’entre elles en offrant toutes les facilités immobilières à leur installation à Ferney (7). Mais le seigneur ne se contente pas de favoriser l’essor immobilier de ce qu’il nomme désormais sa colonie, puisqu’il soutient également la production économique : il ouvre des ateliers, prête de l’argent et, grâce à son réseau, le patriarche de Ferney obtient les matières premières nécessaires à la confection des montres et offre des débouchés aux produits manufacturés (8). L’importante activité artisanale, voire préindustrielle, qui se déroule à Ferney a pour effet d’attirer davantage de migrants de tous horizons qui entendent profiter de la croissance économique. Mais la mort de Voltaire en 1778 est aussi fatale au dynamisme de Ferney. Les artisans n’ayant plus de bienfaiteur, l’industrie et le commerce s’effondrent. Le village se vide, il retourne à son état primaire et se recentre à nouveau sur l’agriculture.
Le graphique 1, à travers les courbes des baptêmes, mariages et sépultures, montre bien cette évolution en trois temps. Entre 1700 et 1759 domine un système homéostatique qui caractérise les populations rurales d’Ancien Régime, soit un rapport stable aux ressources précaires. Les variations des niveaux de natalité et de mortalité s’autorégulent et permettent de corriger les excès et les déficiences de population pour atteindre sur le temps long un niveau stable. La croissance démarre en 1760 alors que Voltaire vient à peine de s’installer et elle s’accentue encore en 1770. Le village atteint son apogée en 1776-1777 avec quelques 1000 à 1200 habitants. Mais le décès du patriarche de Ferney en 1778 inverse soudainement la dynamique démographique ; la colonie perd dès lors ses habitants.

Graphique 1 : Evolution indicielle et tendancielle des baptêmes, mariages et sépultures de Ferney
(1758-1762 = 100), 1700-1789


L’évolution sociale

L’explosion démographique qu’a connue Ferney dans la seconde moitié du XVIIIe a bouleversé les structures séculaires du village. Jusqu’à l’arrivée de Voltaire, la seigneurie vivait à un rythme de vie paysan et les personnes qui ne travaillaient pas la terre faisaient exception. L’arrivée de plusieurs vagues de migrants tournés vers l’artisanat et le commerce transforme la société sur plusieurs plans.
La vie quotidienne n’est plus autant qu’auparavant perturbée par les aléas des saisons (9), signe que la modernité prend le pas sur les coutumes rurales, que l’activité économique passe du secteur primaire au secondaire voire au tertiaire. En effet, les horlogers qui débarquent à Ferney sont suivis par des commerçants et des artisans attirés par la formidable croissance. Ils se tournent soit vers une production d’exportation en concurrençant la production horlogère de Genève –certes dans une faible mesure – soit vers un marché local en pleine expansion. Pour le contexte rural d’alors, des prestations et des services inimaginables sont proposés à la population qui voit son niveau de vie augmenter. Malgré la forte croissance démographique, la mortalité des bébés avant 1 an est en diminution, les conditions d’hygiène et la santé des mères et des enfants s’améliorent – un chirurgien et un médecin habitent même à Ferney – et tout devient plus facile, à commencer par la vie.
Le siècle des Lumières est bien sûr celui qui mène à la Révolution ; révolution qui casse les structures sociales mais qui marque aussi une évolution de la pensée. Vingt ans avant l’explosion de l’Ancien Régime, le village de Voltaire est déjà celui de la tolérance à la plus grande satisfaction du combattant de l’infâme. Protestants et catholiques vivent en harmonie dans une cité où l’emprise de la religion recule. L’importance des naissances illégitimes et les conceptions prénuptiales tendent à montrer une certaine libération des mœurs dans cette petite cité que Voltaire voulait égalitaire et basée sur des relations fraternelles.
Les relations sociales vont aussi connaître de nouveaux fondements dans la période voltairienne. Au début du siècle déjà, le village fait preuve d’ouverture dans des flux migratoires basés sur la proximité. Le bourg est en effet métissé par de nombreux colons qui proviennent du Pays de Gex ou de Savoie et qui s’assimilent à la population. En étudiant les stratégies d’alliances et le développement des liens sociaux à partir des registres paroissiaux (10), nous avons pu constater que dans un premier temps, les préférences ne sont pas fondées sur l’origine ou la condition sociale. Mais l’expansion et la venue d’une importante population d’origine plus lointaine vont naturellement détendre le maillage des liens. Or ce phénomène va parallèlement se concrétiser par des réactions identitaires. Des groupes se forment désormais en fonction des origines et des catégories sociales : l’ouverture démographique a amené la fermeture sur l’étranger. Entre modernité et Ancien Régime, cette stratification des liens suit différentes logiques selon les affiliations sociales. Les paysans, le cœur historique du village, développent des relations basées sur la tradition et la transmission des terres. Les élites aspirent quant à elles à maintenir leurs prérogatives en se distinguant du reste du réseau, tandis que les artisans visent davantage à consolider leurs intérêts individuels et économiques. La forte mobilité crée ainsi un mélange intéressant avec l’interférence des régimes ancien et nouveau. Nonobstant ces dynamiques, les préférences sociales ne sont pas exclusives dans un Ferney qui demeure malgré tout extrêmement uni (11).

Les soudaines transformations des dynamiques démographiques et sociales de Ferney ne furent qu’éphémères et étroitement dépendantes de l’impulsion d’un homme. Elles rendent néanmoins cette situation exceptionnelle par rapport aux structures des sociétés rurales d’Ancien Régime, encore trop souvent perçues comme immuables. Ferney a ainsi été appelé à devenir, pour quelque temps seulement, le laboratoire d’une population en mutation, un village mobile.


(1) Citons BOUCHARD Gérard, Le village immobile : Sennely en Sologne au XVIIIe siècle, Paris, Plon, 1972 ainsi que l’ouvrage fondateur de la discipline de GAUTIER Etienne et HENRY Louis, La population de Crulai, paroisse normande : Etude historique, Paris, Presses universitaires de France, 1958.

(2) DUPAQUIER Jacques (dir.), Histoire de la population française : de la Renaissance à 1789, Paris, Presses Universitaires de France, 1988 pour la France et BARDET Jean-Pierre et DUPAQUIER Jacques (dir.), Histoire des populations de l’Europe : I. Des Origines aux prémices de la révolution démographique, Paris, Fayard, 1997 pour l’Europe.

(3) D19396, lettre de Voltaire à Nicolas Baudeau, mars/avril 1775 in VOLTAIRE, Correspondance définitive, publiée par Theodore Besterman, Institut et Musée Voltaire, Genève puis Voltaire Foundation, Oxford, 51 volumes, 1968-1977.

(4) CHOUDIN Lucien, Histoire ancienne de Fernex, aujourd’hui appelé Ferney-Voltaire des origines à 1759, Annecy, Gardet, 1989.

(5) CAUSSY Fernand, Voltaire seigneur de village, Paris, Hachette, 1912.

(6) Comme le montre Claude Castor – in  CASTOR Claude, Voltaire et les maçons de Samoëns : une esquisse de Ferney au XVIIIe siècle, Ferney-Voltaire, Les amis de Ferney-Voltaire, 1978.

(7) CEITAC Jane, Voltaire et l’affaire des natifs : un aspect de la carrière humanitaire du patriarche de Ferney, Genève, Droz, 1956.

(8) Dans sa nombreuse correspondance, Voltaire fait la promotion des créations de Ferney tant en France et en Italie, qu’en Espagne et en Russie.

(9) La saisonnalité des comportements démogra-phiques est fortement influencée par l’activité économique. Par exemple, dans les campagnes au XVIIIe, on se marie davantage en hiver et on évite les mois de récoltes tandis que les comportements urbains sont mieux répartis sur l’année. Le village de Ferney, qui passe dans la période voltairienne du régime rural au régime urbain, devient ville non pas par son nombre d’habitants qui reste, somme toute, modéré, mais par les comportements d’une population qui a tellement évoluée qu’elle a perdu ses attributs de campagne.

(10) Nous avons effectué des analyses de réseau en nous basant sur la participation aux événements démographiques (témoins, parrainages, etc.) pour appréhender la structuration des relations sociales.

(11) En comparant le réseau social de Ferney avec d’autres analyses historiques, le cas ferneysien frappe par le métissage des liens. Presque l’ensemble de la population est indirectement connecté ce qui signifie que malgré les mouvements identitaires la population se mélange fortement.


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© IMV Genève | 13.09.2009