La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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Le curé, les bouquinistes et le préfacier
Par Hervé Baudry

 

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À deux reprises dans ma vie, j’ai visité et interrogé tous les bouquinistes des quais de la Seine, à Paris, depuis le pont de Sully, rive gauche, jusqu’au pont Louis-Philippe, rive droite, via celui, en aval, du Carrousel. Une fois, je cherchais la traduction française du récit de Hermann Detzner, Vier Jahre unter Kannibalen ; l’autre, le Mémoire des pensées et des sentiments de Jean Meslier (1664-1729) paru en 1974 aux éditions Anthropos.
Impossible de mettre la main dessus ! Aussi, avec mon éditeur Michel Bourdain, des éditions Talus d’approche (Le Rœulx, puis Mons, puis Soignies, en Belgique), avions-nous décidé de rééditer ce texte, en tant qu’introuvable et histoire d’accomplir un geste typographique fort.
C’est un Hollandais, Rudolf Charles, qui, le premier, imprima le texte de celui que l’on connaît communément sous le nom de curé Meslier, en 1864, à ses frais, en trois volumes. En outre, ne possédant ni ne connaissant le texte d’origine (trois versions autographes), il reproduisit une copie manuscrite du dix-huitième siècle (de nombreuses circulaient sous le manteau), aujourd’hui conservée à Amsterdam, qu’il avait acquise chez un bouquiniste. Ce texte présente quelques différences d’avec les autres.
Tirée à 550 exemplaires, on trouve les volumes de cette édition intitulée, à tort par une longue tradition, le Testament, à l’Institut et musée Voltaire, à Genève. La France s’est souvent défiée de la Hollande et de ses livres : celui-ci y est rare et malmené. La Bibliothèque nationale n’en possède que le premier tome, la bibliothèque universitaire de Strasbourg seulement les deux premiers ; il faut aller à Poitiers pour pouvoir les consulter tous les trois. En revanche, les volumes au grand complet se trouvent, au choix, à la British Library et à la London School of Economics, à la bibliothèque universitaire de Cambridge, d’Oxford ainsi qu’à la Bodleian (Oxford). Il a été réédité en fac-similé chez Georg Olms en 1974.
Cent dix ans plus tard est paru l’à présent introuvable Mémoire des quais de la Seine dans une édition établie par trois historiens français, Jean Deprun, Roland Desné et Albert Soboul, « à la mémoire de Rudolf Charles d’Ablaing van Giessenburg (1826-1904) ». Le texte, cette fois, est celui de la main de Meslier, dont les trois copies sont conservées au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. C’est l’ouvrage de référence pour tous les lecteurs de ce prêtre athée, curé d’Étrépigny (et autres paroisses adjacentes des Ardennes).
Après une certaine accalmie, on note ces dernières années un regain d’intérêt pour son œuvre et sa pensée. Ont été créées des œuvres destinées à un large public : une pièce de théâtre en anglais, The Last Priest, le roman en allemand de Günther Mager, Das Wissen des Jean Meslier, les films d’Alain Dhouailly, le Curé Meslier, précurseur des Lumières et de Dimitri Kollatos, I diathiki tou ierea Jean Meslier, voire, grâce au fourre-tout Internet, divers courts-métrages (Virgilio Savona, Il testamento del parroco Meslier ; congrès du Parti socialiste à Reims, où Jean Meslier est enrôlé sous la bannière rose !) Des travaux spécialisés ont aussi vu le jour : traductions intégrales, en japonais (2006), en anglais ; et, coup sur coup en 2007, deux éditions intégrales en français : la nôtre, et chez Coda. Tout dernièrement, les Éditions anarchistes s’y sont intéressées.
Donc, tout le monde est content.
Tout le monde sauf un.

Dans sa quatrième édition (1762), le Dictionnaire de l’Académie française définit la préface comme suit :
« PRÉFACE. s.f. Avant-propos, Discours préliminaire que l'on met ordinairement à la tête d'un livre, pour avertir le lecteur de ce qui regarde l'ouvrage. Grande préface. Longue préface. Belle préface. Préface ennuyeuse. Faire une préface. L'Auteur a mis une excellente préface à la tête de son ouvrage. Cette préface rend raison de la conduite, de l'économie de l'ouvrage. La préface de l'histoire de l'Académie des Sciences. »
Or, est-elle grande, belle, longue, ennuyeuse, excellente, la préface dont Roland Desné a orné l’étude de Serge Deruette Lire Jean Meslier (éditions Aden, 2008) ? Surtout, avertit-elle le lecteur ? Oui : au moins sur un fait. Car le lecteur apprend que l’édition du Mémoire parue en 2007 chez Talus d’approche est déplorable, inutile, et comprend que le préfacier a été mis fort en colère par ses responsables. Haro sur le baudet !
Cet avertissement regarde-t-il l’ouvrage préfacé ? Nullement. Et ce qu’a fait le professeur préfaçant ne regarde pas le monde du livre ni ne respecte les bonnes mœurs de la république des lettres. On ne poignarde pas un livre sans crier gare, on ne poignarde pas dans le dos.
Pour ma part (ou mon grade), j’ai découvert le propos tardivement, un jour où je feuilletais l’ouvrage chez un vendeur de bouquins. Trop tard !
Parlera-t-on de censure ? Du moins le fait trahissait-il son censeur.
Qu’avait donc le préfacier contre notre édition ? Qu’elle existât. Qu’elle fût la réédition du texte de Rudolf Charles. Et pourquoi jugeait-il ce livre inutile, voire nuisible ? Parce que l’édition de 1971 rendait, à ses yeux, caduques toutes les autres. Principe : l’original abolit la copie.
Ici, une explication dont le lecteur pressé pourra faire l’économie en passant ce paragraphe : est-ce vraiment par souci de la science que Roland Desné a lancé son décret sur l’édition de 2007 ? Celle-ci reprend le texte de 1864, c'est-à-dire une copie du xviiie siècle du Mémoire. Et, comme les nombreuses copies qui circulent à travers l’Europe, celle-ci réserve bien des surprises par rapport aux trois originales, dont on ne connaît pas l’éventuelle, possible, version antérieure. C’est ainsi que toute la complexité de cette histoire demeure, que l’édition de 1974 ne saurait définitivement, oukazement résoudre. Pour repaître la curiosité des spécialistes, donnons ici quelques références des notes dans l’édition de 2007, chez Talus d’approche, où est signalée la qualité de la copie, voire sa supériorité, sur l’un des trois manuscrits autographes : tome I, notes 31, 36, 69 etc.; tome II, notes 30, 41, 62, 69, 89, 94, 191, 202, etc.; tome III, notes 20, 29, 60, 138, 142, 180, 189, etc. Mais il faudrait travailler dans le détail pour s’en apercevoir et le temps d’un préfacier est précieux, comme celui d’une dame spécialiste du siècle qu’elle se passerait volontiers de dire des Lumières, à qui furent offerts les trois volumes et manqua le temps de remercier.
Les auteurs de cette satanée édition, à mille lieues de penser qu’ils œuvraient dans le néant, avaient bien un peu réfléchi à ce qu’ils faisaient. Ils avaient conscience que l’ouvrage de référence, l’édition de 1974, demeurait « indispensable » (H. Baudry-Kruger in Mémoire des pensées et des sentiments de Jean Meslier, Soignies : Talus d’approche, Note d’édition, tome I, p. 68). Ils avaient même expliqué leur geste : « Les raisons de publier le Mémoire d'après l'édition hollandaise de 1864 ne manquaient pas. Il s'agit d'un geste fort, vu l'ampleur de ce texte, sa complexité (trois états recopiés de la main de l'auteur, plus des dizaines de copies qui ont tôt circulé à travers l'Europe), les conditions dans lesquelles il a été écrit, diffusé, tu, édité enfin, près de cent cinquante ans plus tard. [...] Enfin, contrairement à une opinion établie depuis une trentaine d'années, le texte édité par Rudolf Charles n'est pas mauvais. »

Une préface est une tribune. On s’effraie de voir que de nos jours encore quelqu’un puisse y monter pour condamner un ouvrage par contumace. Avant de fulminer, ce juge eût pu lire ce passage, par exemple :
« Rééditer la première édition intégrale par le rationaliste hollandais Rudolf Charles Meijer d’Ablaing van Giessenburg du Mémoire de Meslier n’est pas dépourvu de sens. Ce fondateur, en 1848 à Batavia, d’une société visant à « préserver de l’assoupissement complet » ses semblables découvrit dix ans plus tard dans Meslier de quoi blanchir ses nuits et noircir du papier. Imprimeur et libre penseur - le livre et l’existence dans leur nécessité réciproque. Nous blanchirons les mots de la préface de 1864, laissant au lecteur le soin de compléter : « Si les libres-penseurs de [       ] sont bâillonnés, persécutés, pourquoi ne ressusciterions-nous pas les francs-parleurs de 1700 ? La classe civilisée en France surtout a tellement dégénéré grâce au venin de la réaction que [       ] ans après le siècle d’un Meslier, leurs antagonistes aux abois jettent dédaigneusement au visage l’épithète d’athée ou l’accusation d’athéisme.
« Une telle entreprise, aujourd’hui encore, dit la nécessité du livre dans un contexte perturbé. Quoique affaibli face aux autres médias, il demeure un compagnon de route. Pour un peu, il serait de nos jours aux autres médias ce que le manuscrit était au livre imprimé à l’époque de Meslier : une chance pour l’esprit. C’est cette chance qu’avait saisie le Hollandais et, remettant Meslier sur le chantier, que nous avons voulu saisir à notre tour et à nouveau faire partager. Il ne s’agit ni d’une commémoration ni d’un essai muséographique. La question de l’histoire des textes de Meslier demeure largement ouverte. Bien des points restent à élucider. La communauté savante n’en a pas fini avec lui. Au Brésil, en France, au Japon, on l’étudie. Il y a de quoi faire. Les traductions attendent. Une édition de toutes les variantes des trois manuscrits constitue un défi à relever. Bref l’affaire Meslier n’est pas close et son œuvre est ouverte. » Il y avait de quoi discuter, au choix.
Il eût pu lire un « essai sur la bibliothèque de Jean Meslier ».
Il eût pu, parmi les cinq cents notes que compte cette édition de mille deux cents pages, voir que plusieurs résolvaient des problèmes restés en blanc dans les travaux antérieurs, corrigeaient des références.
Il eût pu se réjouir, mais n’est-ce pas trop demander ? de ce que cette édition fournissait une bibliographie de 1974 à 2006, qui complétait la précédente, arrêtée en 1974.
Il eût même pu s’en prendre aux erreurs contenues dans l’édition du Mémoire parue chez Coda. Mais c’était là son moindre défaut : les auteurs avaient tourné en français moderne son texte de 1974.
Qu’à tout cela ne tienne. Le bouillant préfacier eût-il simplement attendu quelques mois qu’il eût appris l’extinction des éditions Talus d’approche. Procès à cadavre que celui qu’il avait expédié en peu de mots : pratique d’ancien régime. Mais à la différence d’alors, on est sûr aujourd’hui que les morts ne reviendront pas.

 

PS. Les exemplaires rescapés du Mémoire édité en 2007 par les éditions Talus d’approche ne sont plus disponibles que sur demande auprès des éditions La Ligne d’ombre (hdb@lignedombre.org).


Illustrations : manuscrit du Mémoire de Jean Meslier ; porte le titre de Testament de Jean Meslier (XVIIIe s., Internationaal Instituut voor Sociale Geschiedenis / International Institute of Social History, Amsterdam).

Légendes

1ère illustration: page de titre du manuscrit.
2ème : dernière page du manuscrit.
3ème : deuxième de couverture, on voit l'emplacement d'un portrait de Jean Meslier, disparu ; les portraits connus de Meslier sont tous considérés comme faux.



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© IMV Genève | 04.05.2010