La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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Cervantès, Rousseau et l'Antéchrist
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Gazette des Délices

  Par Odon Hurtado

Bien qu'initialement dévolue aux pièces iconographique de l'Institut, notre rubrique « Clin d'Œil » choisit, par ces fortes chaleurs, de se décloisonner pour prendre le frais le temps d'un numéro.

Si au cours de l'une de vos promenades estivales vos pas vous mènent jusqu'à la Perle-du-Lac, vous remarquerez peut-être, au détour d'une allée non loin de la Villa Bartholoni, le buste du plus célèbre écrivain espagnol, Miguel de Cervantès. Une plaque apposée sur le piédestal rappelle aux passants que cette œuvre fut offerte, il y a bientôt trente ans, par la municipalité de Madrid dans le cadre d'un échange de cadeaux entre les deux villes.

Le 5 mai 1981, le maire de Genève René Emmenegger, accompagné du pasteur Henry Babel, s'était en effet rendu dans la capitale espagnole afin d'offrir aux autorités madrilènes la copie d'un buste de Rousseau réalisé par James Pradier (et dont l'original se trouve au Musée d'Art et d'Histoire). La statue avait alors aussitôt trouvé sa place dans le parc du couvent de las Salesas, en compagnie de celle d'un autre grand pédagogue, le poète et dramaturge Carlos Fernández Shaw (1865-1911), représenté au milieu de ses chers élèves.  Avant leur départ, les Genevois se sont finalement décidé pour un buste de l'ingénieux auteur de Don Quichotte de la Manche, qui sera inauguré exactement un an plus tard en présence du très populaire maire de Madrid Enrique Tierno Galvan, dans l'un des plus beaux parcs de la Cité de Calvin.

Mais contrairement à Cervantès, dont l'image ne saurait troubler la tranquillité des rives du Léman, la présence d'un buste de Jean-Jacques à Madrid se révèle bien plus problématique. On sait, notamment depuis les virulents débats provoqués par l'érection de la célèbre statue de Pradier sur l'Île des Barques (aujourd'hui l'Île Rousseau), que même à Genève, pourtant la ville natale du philosophe, l'image de Rousseau était sujette à caution. Alors comment ne pas imaginer les oppositions et critiques immanquablement suscitées par la présence d'un monument à l'effigie du père d'Emile et du Contrat Social,dans l'ancienne capitale du franquisme ? Madrid est certes, depuis les premières élections démocratiques de 1979, dirigée par le maire socialiste Enrique Tierno Galvan, homme de lettres, philanthrope, et grand admirateur des Lumières, en particulier de Rousseau, dont il traduit le Contrat Social, et s'inspire pour composer le préambule de la nouvelle constitution ; mais les forces conservatrices, l'Église en tête, restent très puissantes dans la jeune démocratie espagnole.

A Madrid plus qu'ailleurs, Jean-Jacques sent le soufre. C'est en substance ce qu'affirme l'article paru dans le quotidien ultraconservateur ABC (1) , à l'occasion de l'arrivée de Rousseau devant le couvent des austères sœurs salésiennes en 1981 : « Madrid, à qui certains reprochent d'être l'unique capitale possédant un monument à Satan (2), va à présent rejoindre celles qui en ont un dédié à Rousseau. Et nombreux sont ceux à estimer que la présence du second est la conséquence directe de celle du premier. » Pour beaucoup, les figures de Rousseau et du prince des ténèbres sont donc indéniablement liées, même si le journaliste reconnaît toutefois à notre philosophe le mérite d'être « assimilable » et « perfectible », ce que « l'autre » n'est évidemment pas.

Le lecteur des Confessions se souvient sans doute que de telles accusations avaient déjà été proférées à l'encontre de Rousseau, lors de son exil à Môtiers dans le Val-de-Travers. Après les condamnations successives d'Emile et du Contrat Social à Genève et à Parisen 1762, Jean-Jacques avait en effet été contraint de se réfugier dans la région neuchâteloise, où les médisances n'avaient pas tardé à s'élever contre un personnage à l'allure si singulière (Rousseau portait alors sa fameuse tenue arménienne), devenu très impopulaire auprès des pasteurs locaux après la publication des Lettres de la Montagne. Et c'est précisément sous les traits de l'Antéchrist que les ministres du culte vont peindre leur encombrant voisin à la population. Les conséquences d'une telle assimilation furent pour le moins funestes, puisque quelques jours plus tard, les bons habitants de Môtiers se réunissaient afin d'attaquer, à coup de pierres, la maison où notre pauvre philosophe aspirait  seulement à un peu de tranquillité.

A Madrid, les réactions, bien que plus tardives, n'en seront cependant pas moins violentes, même si, à la différence de Môtiers, elles ne seront cette fois pas le fait d'hommes en robe, mais plutôt de femmes en pantalon. En 2007, l'artiste féministe Cristina Lucas, qui entend protester contre la prétendue misogynie de l'auteur d'Emile, réalise le court-métrage Rousseau y Sophie,dans lequel des femmes défilent devant le buste de Jean-Jacques, pour l'invectiver et le frapper à l'aide de divers objets contondants. Par chance, les lourds bancs de la Plaza-de-las-Salesas, mieux fixés que ceux de Môtiers (et dont la populace furieuse s'était alors servi pour obstruer la porte de Jean-Jacques), n'ont pu être déboulonnés afin de faire office de bélier lors de ce lâche attentat. Les bouteilles de soda et autres sacs à main utilisés se sont ainsi vite révélés inopérants et n'ont pu entamer le bronze du visage bienveillant du Citoyen de Genève, qui trône toujours immaculé au cœur de la capitale madrilène.

Que les Espagnols se rassurent. Aucun acte de représailles à l'encontre du buste de Cervantès n'a pour l'instant été constaté. Il n'a de toute façon pas grand chose à craindre, les chevaliers errants, susceptibles de vouloir venger leur profession ridiculisée par les frasques du célèbre hidalgo, sont de moins en moins nombreux dans nos contrées.

(1) « Madrid al dia : Rousseau », in ABC, 5 mai 1981.

(2) Il s'agit de la statue de l'« Ángel caído (l'Ange déchu) », réalisée en 1877 par Ricardo Bellver pour l'Exposition Universelle de Paris de 1878, et qui trône désormais à exactement 666 mètres d'altitude dans le parc du Buen-Retiro à Madrid.

 


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© IMV Genève | 19.07.2010