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Étude stylistique de la première Promenade

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Nous proposons dans ce numéro une étude stylistique d’un extrait de la première des Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau par Anne-Marie Garagnon. Ce texte reprend la conférence donnée par madame Garagnon à l’Institut et Musée Voltaire le 15 décembre 2009, dont un enregistrement est disponible sur le site de la Société Jean-Jacques Rousseau (www.sjjr.ch).

 
Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire
Première Promenade (extrait)

J’écrivais mes premières Confessions et mes Dialogues dans un souci continuel sur les moyens de les dérober aux mains rapaces de mes persécuteurs, pour les transmettre s’il était possible à d’autres générations. La même inquiétude ne me tourmente plus pour cet écrit, je sais qu’elle serait inutile, et le désir d’être mieux connu des hommes s’étant éteint dans mon cœur, n’y laisse qu’une indifférence profonde sur le sort et de mes vrais écrits et des monuments de mon innocence, qui déjà peut-être ont été tous pour jamais anéantis. Qu’on épie ce que je fais, qu’on s’inquiète de ces feuilles, qu’on s’en empare, qu’on les supprime, qu’on les falsifie, tout cela m’est égal désormais. Je ne les cache ni ne les montre. Si on me les enlève de mon vivant on ne m’enlèvera ni le plaisir de les avoir écrites, ni le souvenir de leur contenu, ni les méditations solitaires dont elles sont le fruit et dont la source ne peut s’éteindre qu’avec mon âme. Si dès mes premières calamités j’avais su ne point regimber contre ma destinée, et prendre le parti que je prends aujourd’hui, tous les efforts des hommes, toutes leurs épouvantables machines eussent été sur moi sans effet, et ils n’auraient pas plus troublé mon repos par toutes leurs trames qu’ils ne peuvent le troubler désormais par tous leurs succès ; qu’ils jouissent à leur gré de mon opprobre, ils ne m’empêcheront pas de jouir de mon innocence et d’achever mes jours en paix malgré eux.

Éléments d’introduction(1)

Dans ce passage (2), la progression comme la thématique même sont soutenues par une figure de construction, l’antithèse, récurrente dans les Rêveries, où elle joue de sa solidité logique et rhétorique, dans une perspective à la fois descriptive et argumentative.
L’antithèse qui construit le fragment est d’ailleurs double : au début du texte, elle est surtout « biobibliographique » et creuse la différence essentielle de destination entre les précédents écrits de Jean-Jacques et celui-ci ; plus tard, elle se fait psychologique, opposant la vanité des tentatives de ses ennemis et sa propre sérénité : tandis que, pour Rousseau, le retour au calme se coule dans l’harmonie du crescendo (indifférence, repos, paix) (3), ses adversaires s’acharnent dans l’impuissance d’assauts répétés, que scande une série de négations connexionnelles (4) (ne me tourmente plus, on ne m’enlèvera pas, ils ne m’empêcheront pas).
Ce double système de tensions (entre l’œuvre antérieure et l’œuvre actuelle, entre les autres et lui-même) entre en correspondance avec certains contrastes de tonalité : dans la première sous-partie, domine un aspect didactique et démonstratif, qui tient à l’emploi exclusif de la modalité assertive, à la mise en avant de l’épistémique (je sais)(5), à un mode d’organisation phrastique, plus logique qu’émotif. Avec l’intervention des modalités pseudo-jussives (Qu’on épie, qu’on s’inquiète, qu’on s’en empare, qu’on les supprime, qu’on les falsifie) ou quasi-jussives (qu’ils jouissent)(6) et le recours aux techniques d’accumulation, le texte s’anime par irruption de formes dévoyées de l’interpellation : c’est alors la figure de « communication » qui l’emporte.
Des procédés d’écho, multiples mais discrets, assourdissent cependant les différences de ton : la reprise d’une image (s’étant éteint dans mon cœur, ne peut s’éteindre qu’avec mon âme), permet de passer du plan affectif au plan vital, du psychologique au biologique ; la répétition du même terme (les monuments de mon innocence, jouir de mon innocence) martèle l’un des motifs fondamentaux de l’intratextualité des Rêveries ; la variation sur les hypotaxes conditionnelles (s’il était possible, Si on me les enlève, Si j’avais su) ouvre à la réflexion un vaste champ spéculatif : toutes sortes de virtualités sont esquissées, de la simple réserve en incidente à la véritable hypothèse, du potentiel à l’éventuel ou à la recréation d’un autre passé que le passé effectif.
Cette alternance de temps de repos et de temps de fièvre, ce rythme systolique caractérisent les Rêveries : l’ouverture du texte sur un J’écrivais, apaisé et inscrit dans une sorte de continuité, succède d’ailleurs à une fin de paragraphe d’un lyrisme exacerbé, où Rousseau célèbre une existence doublement paradoxale, abolissant toute frontière entre la vie érémitique et la vie communautaire, la vieillesse et la jeunesse (7).

I. Les formes de la désignation réflexive

Une des originalités de ce passage, c’est qu’il parle, si l’on peut dire, de lui-même, qu’il s’autodésigne par le truchement de celui qui le prend en charge : c’est un texte auto[bio]graphique.

  • Autodésignation, hétérodésignation

L’autodésignation passe par trois expressions : cet écrit, ces feuilles, ce que je fais. Dans les trois cas, le déterminant démonstratif a valeur exophorique et déictique ; il prend à témoin un observateur extérieur qui regarde les pages et atteste, par ce regard, de l’existence du volume. La référence varie en revanche d’une expression à l’autre : tandis qu’écrit et feuilles évoquent les aspects complémentaires du contenu et du contenant, selon des figurations métonymiques usuelles, la relative périphrastique ce que je fais paraît plus vaste et plus allusive : s’agit-il de la production littéraire de Rousseau, ou plus largement de ses faits et gestes ? Une certaine confusion s’installe entre l’écrivain et l’homme.
L’hétérodésignation cite d’autres textes : les Confessions et les Dialogues. Là encore, le numéral ordinal reste énigmatique, renvoyant soit au début des Confessions, soit à une filiation entre les Rêveries et les Confessions, qui fonctionneraient alors comme un avant texte.

  • Isotopies : de l’écriture à la lecture

Le champ notionnel d’une écriture qui n’est pas strictement autoréférentielle est largement développé, qu’il s’agisse du polyptote sur « écrire » (J’écrivais, cet écrit, mes vrais écrits, le plaisir de les avoir écrites) ou d’une périphrase consacrée (les monuments de mon innocence (8)). Cependant, dans ce passage comme dans l’ensemble des Rêveries, l’isotopie de la lecture se mêle étroitement à celle de l’écriture : encodage et décodage, production et réception apparaissent comme des activités interdépendantes.
Il y a du reste, au cœur du texte, une énumération en hysteron-proteron (9)de la chaîne qui, habituellement, mène de l’existence à l’écriture. Les maillons en sont successivement décrits : 1. l’existence (mon âme, au sens du souffle vital) ; 2. les promenades (les méditations solitaires de ces vastes itinéraires à pied dans Paris et ses environs ou celles de l’exil dans l’île Saint-Pierre) ; 3. la médiation mémoriale (le souvenir de leur contenu) ; 4. la médiation scripturale (le plaisir de les avoir écrites) ; 5. le souvenir du souvenir (Si on me les enlève de mon vivant, c’est-à-dire « si on me prive matériellement de mon œuvre », ne me laissant que la possibilité de la réminiscence). L’hysteron-proteron, qui retrace ces étapes dans l’ordre strictement inverse, montre justement que pour le « rêveur » Rousseau qui sait « se nourrir d’agréables chimères » (10), il n’y a ni coïncidence de l’écriture et de la vie, ni précellence ou préexistence de la seconde sur la première, mais supériorité absolue du souvenir scellé par l’écriture sur le vécu.

II. Une vie duelle : lignes de fracture

Comme souvent dans les Rêveries, le système adverbo-temporel souligne combien les années 1776-1778, ici condensées dans l’instant de l’énonciation, marquent une coupure radicale entre l’ensemble des expériences et des dispositions antérieures de Jean-Jacques et son attitude nouvelle.

  • L’adverbe : du morphème au stylème

L’adverbe aujourd’hui indique une forte discontinuité dans le temps : en amont, un passé que la négation temporelle éloigne et rend irréversiblement caduc (ne me tourmente plus) ; en aval, scandé par la double occurrence de désormais (tout cela m’est égal désormais, ils ne peuvent le troubler désormais), un après qui implique sémantiquement l’avant contre lequel il se construit. La rupture est ainsi consommée, même s’il subsiste, dans une relative non-restrictive (qui déjà peut-être ont été tous anéantis), une fugitive passerelle associant passé, présent et futur asymptotique.

  • Les tiroirs-temps verbaux de l’indicatif

Les trois époques sont représentées. Le présent, majoritaire et massif, ancre le texte sur la « position » actuelle de Jean-Jacques (tourmente, sais, laisse, fais, est, cache, montre, sont, peut, prends, peuvent), prise en compte suivant des extensions variables, de l’instantanéité à l’étalement dans la durée, et selon des aspects divers, uniques ou répétés.
Ce présent comporte une ouverture vers l’avenir, qui en prolonge les perspectives.  Le futur simple de l’indicatif (on ne m’enlèvera, ils ne m’empêcheront pas) semble en genèse dans le présent : n’intervenant jamais seul, il ne se présente que dans le cadre grammaticalement contraint de l’apodose d’un système hypothétique, en hypotaxe (Si on me les enlève) ou en parataxe (qu’ils jouissent à leur gré de mon opprobre). Il n’est donc que la résultante logique et chronologique d’une donnée préalable, éventualité simple dans le premier exemple, hypothético-concession dans le second. Quelle que soit la « base de travail » qu’envisage Rousseau, le futur restera inchangé, conditionné qu’il est et sera toujours par l’irrévocabilité de la décision présente.
Ce présent-futur indivis s’oppose en bloc au passé, qui s’exprime essentiellement de trois manières. L’imparfait liminaire (J’écrivais) a sa valeur habituelle de présent dans le passé : le scripteur se replonge dans son état d’esprit d’alors, il rend à ce qui n’est plus la force de ses émotions et de ses impressions. Les formes de l’irréel du passé, à l’indicatif (Si j’avais su, auraient troublé) ou au subjonctif (eussent été), doublent le passé réel d’un passé fictif, anticipant sur la maîtrise, fraîchement et durement acquise. Quant aux modes non personnels du verbe, ils ne jouent que sur la chronologie relative : le participe passé s’étant éteint marque l’antériorité par rapport au présent laisse ; l’infinitif composé avoir écrites équivaut à une sorte de futur antérieur, propre à évoquer la fin à venir de l’écriture des Rêveries.

  • Autres repères temporels

Aux adverbes circonstanciels de temps et aux tiroirs-temps verbaux, modes usuels et immédiatement lisibles de l’inscription dans le temps, s’ajoutent ici d’autres parties du discours, denses et signifiantes, soit en elles-mêmes, soit par leur co(n)textualisation.
À deux reprises, se rencontre le numéral ordinal premier. Dans un cas (mes premières Confessions), il établit moins vraisemblablement une ordination dans l’écriture achevée des Confessions, qu’il ne suggère une identité de « genre d’écrire » entre les Rêveries et les Confessions(11). Dans le cas du groupe circonstanciel (dès mes premières calamités), il accuse le recul avec l’actualité et renvoie à un passé lointain le début des épreuves traversées par Jean-Jacques.
Des substantifs prennent aussi une forte charge temporelle. Le regard sur le futur est, pour l’essentiel, l’envisagement serein du terme final de la mort (d’autres générations, achever mes jours, s’éteindre avec mon âme, de mon vivant). Le regard sur le passé confronte une vision intériorisée (le souvenir) et l’extériorisation objectivée ou idéalisée dans la mémoire collective (des monuments de mon innocence) : la souffrance affleure particulièrement dans la restitution insistante de la durée (un souci continuel).

III. Une expression hypertrophiée de l’indignation

La révolte culmine dans la seconde partie du texte, lui donnant sa force expressive et sa valeur de clausule de la Première Promenade. Deux procédés permettent d’en rendre compte : l’un, syntaxique et concernant l’organisation de la phrase ; l’autre, rhétorique et se ramenant à deux figures, l’hyperbole et le polyptote.

  • Patrons phrastiques : l’exploitation du parallélisme

Lorsque interviennent les modalités jussives, réelles ou supposées, la phrase rationnelle fait place à un modèle plus affectif, qui procède par parallélismes inter- ou intra- propositionnels. Une étude spécifique de chaque phrase  peut donner une idée de la combinaison entre structures logico-syntaxiques et ressources rythmiques et sonores.

  • La première phrase

Qu’on épie ce que je fais, qu’on s’inquiète de ces feuilles, qu’on s’en empare, qu’on les supprime, qu’on les falsifie, tout cela m’est égal désormais.

Elle s’ouvre sur cinq complétives  en asyndète (Qu’on épie, qu’on s’inquiète, qu’on s’en empare, qu’on les supprime, qu’on les falsifie), qui constituent, sur les plans volumétrique et syntaxique, deux groupes : les deux premières propositions (Qu’on épie ce que je fais, qu’on s’inquiète de ces feuilles) sont isosyllabiques (7 syllabes) et grammaticalement proches (d’abord une transitivité directe, puis une transitivité indirecte) ; elles déclinent la même idée du voyeurisme et de l’espionnage. Les trois suivantes (qu’on s’en empare, qu’on les supprime, qu’on les falsifie), tout en restant  dans le quasi-isosyllabisme d’une légère gradation (4, 4, 5), doivent à l’emploi des pronoms représentants (en et les) un effet prosodique et syntaxique de concentration, de densité, de rapidité, de violence abrupte  dans la provocation de l’adversaire.
La série reste cependant unifiée par diverses figures de diction :

    • l’anaphore de la conjonction et du pronom indéfini (qu’on), préférée à la variante euphonique (« que l’on ») fait écho à d’autres gutturales (ce que je fais, s’inquiète) ;
    • l’allitération en [s], représentée par les graphèmes c (ce que je fais, ces feuilles) et s (s’inquiète, s’en empare, supprime, falsifie), développe un pouvoir évocateur de persiflage, bien connu depuis Racine.
  • La seconde phrase

Je ne les cache ni ne les montre.

Sous sa forme brève, elle tient en un binaire rapide, de parité syllabique parfaite (4, 4). Le contraste de volume avec ce qui précède comme avec ce qui suit donne au constat la force tranchante d’un couperet.

  • La troisième phrase

Si on me les enlève de mon vivant on ne m’enlèvera ni le plaisir de les avoir écrites, ni le souvenir de leur contenu, ni les méditations solitaires dont elles sont le fruit et dont la source ne peut s’éteindre qu’avec mon âme.

C’est un mouvement qui se greffe thématiquement sur le précédent, autour de l’isotopie du vol (qu’on s’en empareSi on me les enlève). Jusque-là exploités dans la protase, les parallélismes interviennent cette fois dans l’apodose. Après une acmé, vraisemblablement située sur enlèvera,  la triade des compléments d’objet (ni le plaisir […], ni le souvenir […], ni les méditations solitaires dont […] et dont […]) suit un modèle de phrase ramifiée, avec double cadence majeure interne : d’une part, le troisième et dernier segment négatif reçoit une expansion relative, sensiblement plus étoffée que les compléments nominaux antérieurs ; d’autre part, cette expansion relative procède à une sorte de réduplication, la seconde proposition, de 12 syllabes (et dont la source ne peut s’éteindre qu’avec mon âme) faisant plus du double de la première, de 5 syllabes seulement (dont elles sont le fruit), tandis que, dans une gradation de détail, on passe du singulier (le plaisir, le souvenir) au pluriel (les méditations solitaires).
Le rythme tient à l’association paradoxale de similitudes et de différences. La variation régit la construction des complémentations : infinitif (avoir écrites), substantif (contenu), adjectif (solitaires). Elle mêle aussi ternaire et binaire, pair et impair, isocholies et allongements. Le retour du même joue de multiples phénomènes sonores :

  • anaphore (ni…, ni…, ni…) ;
  • homéoptote (12) des désinences en [ir] des infinitifs substantivés (plaisir, souvenir), que prolongent les assonances en [i] réparties sur écrites, méditations et fruit, et un chiasme sonore entre [ir] (plaisir) et [ri] (écrites) ;
  • reprise de l’allitération en [s] avec la série solitaires, sont, source, s’éteindre, moins en simple écho de la précédente qu’en contrepartie rassurante.
  • La quatrième phrase

Si dès mes premières calamités j’avais su ne point regimber contre ma destinée, et prendre le parti que je prends aujourd’hui, tous les efforts des hommes, toutes leurs épouvantables  machines eussent été sur moi sans effet, et ils n’auraient pas plus troublé mon repos par toutes leurs trames qu’ils ne peuvent le troubler désormais par tous leurs succès ;

La phrase grossit comme une rivière, par l’ajout des rus et petits cours d’eau qu’elle rencontre sur son parcours. C’est ici la binarité qui l’emporte, tant dans la macrostructure que dans les organisations microstructurales. L’apodose du système hypothétique se dédouble sur une coordination additive (eussent été… et auraient troublé…), selon une parité constante dans le détail : deux infinitifs objets de savoir, coordonnés l’un à l’autre (ne point regimber contre ma destinée et prendre le parti que je prends aujourd’hui), avec isocholie entre les deux segments (13) ; deux syntagmes nominaux sujets en asyndète (tous les efforts des hommes, toutes leurs épouvantables machines), dans un mouvement d’indignation croissante, que souligne l’auxèse (14), d’un substantif neutre (effort) à un substantif plus négativement connoté (machine), d’un nom quantifié à un nom quantifié et caractérisé, d’un groupe de 6 syllabes à un groupe plus lourd (9 ou 10).
Quant à l’hypotaxe comparative finale, elle accentue l’effet de traîne, en affirmant la certitude d’un avenir d’ataraxie tellement large (ils ne peuvent le troubler désormais) qu’il permet une sorte de lecture imaginaire et heureuse du passé (ils n’auraient pas plus troublé mon repos) : le temps du regret s’achève, commence celui de « la consolation, [de] l’espérance et [de] la paix » (15).

  • La cinquième phrase

Qu’ils jouissent à leur gré de mon opprobre, ils ne m’empêcheront pas de jouir de mon innocence et d’achever mes jours en paix malgré eux.

Moins développée et moins périodique que les phrases 1, 3 et 4, elle correspond, dans son volume plus mesuré, à un effet d’apaisement, de sérénité définitivement acquise. Grâce à l’attaque sur le subjonctif précédé de la béquille que (Qu’ils jouissent), elle fait écho à la phrase 1 (qu’on épie) et renoue avec l’invective. Mais de subtils changements se sont opérés.
Du point de vue grammatical, le pronom personnel indéfini on fait place au pluriel ils, générique (= tous les hommes) et spécifique (= les adversaires), dans une provocation à la fois ouverte et ciblée. Ce pluriel devient le mot de la fin : c’est en effet la forme eux, tonique et disjointe, qui clôt la Première Promenade et répond au moi des lignes précédentes. Les deux antagonistes se font face in extremis, mais l’issue du combat s’est inversée : sur le plan de l’opinion, puisque l’opprobre s’est mué en innocence ; sur le plan de l’action, puisque la victoire (à leur gré) est devenue défaite (malgré eux).
D’un point de vue rythmique, la chute de la phrase est ralentie par la triple complémentation, d’abord essentielle (le complément d’objet direct mes jours), puis circonstancielle (de manière avec en paix, d’opposition ou de concession avec malgré eux). Cette cadence majeure finale fonctionne en symétrie inversée de la cadence mineure très polémique de la phrase 1, et le « bouclage » du texte confirme l’impression d’autarcie où se renferme Jean-Jacques : « Écartons donc de mon esprit tous les pénibles objets dont je m’occuperais aussi douloureusement qu’inutilement […] je ne dois ni ne veux plus m’occuper que de moi » (16), c’est ce que fait entendre, musicalement, le phrasé de cet ultime retournement.

  • L’hyperbole et le polyptote

L’hyperbole permet de soutenir la véhémence du ton. Elle ne prend ici que ses formes ordinaires. La caractérisation intensive joue de l’adjectif (continuel, profondeépouvantables) et de l’adverbe (pour jamais). L’indéfini de la totalité (tous, tout cela, tous les efforts, toutes leurs épouvantables machines, toutes leurs trames, tous leurs succès) radicalise la représentation du monde, d’autant qu’il intervient quatre fois dans la même phrase. Quant à la négation, reprise de manière obsédante tout au long du texte, elle correspond à une attitude de contestation habituelle (ne … plus, ne … que, ni, ne point, ne … pas, mais aussi inutile et sans effet).
Le polyptote (ou retour d’un même lexème verbal à des formes personnelles, temporelles ou modales différentes), se multiplie à la fin du texte. Alors que, dans les premières lignes, la reprise s’effectue plutôt par le biais de parasynonymes, de même catégorie (souci et inquiétude) ou de catégories différentes (le substantif indifférence et l’adjectif égal), le polyptote donne ensuite à voir des oppositions, dans un renforcement de la cohésion textuelle que pratique souvent l’écriture des Rêveries. Les quatre occurrences de polyptote (Si on me les enlève […] on ne m’enlèvera pas ; prendre le parti que je prends aujourd’hui ; n’auraient pas plus troublé […] qu’ils ne peuvent le troubler ; qu’ils jouissent[…], ils ne m’empêcheront pas de jouir) donnent une sorte de solidité audible à la protestation, l’appuient par une forte circularité verbale. Dans la vision agonistique que développe Rousseau, ce sont autant de « rounds » ou reprises d’un combat de boxe.

IV. Le rôle discret des images

  1. Images lexicalisées : du classicisme au préromantisme

Certains éléments lexicaux du passage développent l’ambivalence entre somatique et psychologique, qui marque si fortement les textes de l’époque classique. Pas de frontière entre les deux domaines, mais une osmose, qui fait que la douleur s’éprouve dans le corps autant que dans l’esprit.
Ce mélange de sentiments et de sensations se retrouve par exemple dans la traditionnelle image de la « flamme » des passions (le désir s’étant éteint). Elle est suffisamment figée pour se prêter à de légères incohérences, comme le mélange du feu et de l’eau (dont la source ne peut s’éteindre qu’avec mon âme), mais retrouve une certaine force par la constance de ses emplois tout au long des Rêveries.
Plus nette encore paraît l’image, non moins ancienne, de la « torture » (ne me tourmente plus) (17). Le verbe tourmenter a ici comme sujet le substantif inquiétude, qui relève du même champ notionnel et d’une histoire semblable, d’un état physique d’agitation et d’instabilité à un mélange de souffrance et d’appréhension. C’est donc le lien entre physique et moral que privilégie l’occurrence. Ailleurs dans les Rêveries, l’environnement du verbe fait que l’acception primitive et enfouie de la « torture » se trouve ravivée, qu’il s’agisse d’une scène de curée (18) ou de la peinture du supplice que se plaît à infliger un dieu vengeur (19).

  1. Images revivifiées : le cheval rétif

C’est une image fugacement convoquée dans la construction ne point regimber contre ma destinée et deux autres fois employée dans les Rêveries (me soumettre à ma destinée sans plus regimber contre la nécessité, Première Promenade, p. 56 ; qu’il fallait m’y soumettre [à ma destinée] sans raisonner et sans regimber, Huitième Promenade, p. 154). L’environnement lexico-syntaxique reste identique dans les trois occurrences : une négation (ne…point, sans) ; un infinitif de forme simple ou présente ; une complémentation prépositionnelle insistant sur la contestation par rapport à une entité abstraite censée gouverner l’homme, ce qui fait de la tournure une locution, une unité phraséologique.
Pourtant l’usure dont semblent témoigner la codification et la banalisation de l’emploi est comme battue en brèche par le témoignage des dictionnaires contemporains qui attestent comme encore dominante l’acception littérale (= « résister en ruant, se cabrer, en parlant d’un cheval ou d’une monture »), signalant comme secondaire le sens figuré de « refuser d’obéir, se montrer rebelle ou récalcitrant, se rebiffer, se révolter ». Il est ainsi possible que, dans les Rêveries, où les métaphores sont rarement filées, l’image à peine appuyée mais tout de même perceptible du cheval indocile traduise la résistance opiniâtre de Rousseau face à la cruauté d’une certaine « élection négative ». C’est d’ailleurs la « posture » que décrit, de manière à peine imagée mais dans des termes très proches, une phrase de la fin de la Sixième Promenade : « mais sitôt que je sens le joug, soit de la nécessité soit des hommes, je deviens rebelle ou plutôt rétif… » (p. 130).

  1. De l’imagerie à l’imaginaire : le complot

Ce motif insistant, représentatif des enjeux du passage et de l’ensemble des Promenades, est ici porté par plusieurs termes associés en réseaux.
Il se décline d’abord autour de l’image du vol (rapaces, qu’on épie, qu’on s’en empare, Si on me les enlève, on ne m’enlèvera). Tandis que les verbes doivent leur force à la redondance et à la répétition, l’adjectif, dont les Rêveries ne se resserviront pas, lance en quelque sorte l’image. Il a d’abord son acception primitive de « voleur, pillard », prise à l’étymon latin rapax, sur rapere (« dérober par surprise ou par force »), et se trouve appliqué aux mains, par un transfert métonymique proche de l’hypallage (= « mains de mes persécuteurs rapaces »). Il peut ensuite se prêter à une lecture métaphorique, qui superposerait une image animale, identifiant les persécuteurs à des oiseaux de proie, vautours ou charognards, et leurs mains à des griffes ou à des serres(20). Le brouillage des perceptions dû à l’hypallage et à la syllepse invite à aller au delà des apparences et à accueillir « des associations impressionnistes étrangères à la logique »(21) : la frontière entre la réalité et la métaphore, l’objectif et le subjectif, s’efface. Reste une vision obsédante de l’âpreté et de l’avidité des ennemis, de leur total manque de scrupules.
La technologie prend ensuite le relais pour rendre compte de l’ingéniosité et de la noirceur des entreprises menées contre Rousseau. Le mot machines, au sens classique de « ruses, intrigues, manœuvres » et en équivalence avec le moderne « machinations »(22), est ici, comme dans d’autres contextes des Rêveries(23), porteur d’une obsession que traduit le retour des mêmes éléments d’une occurrence à l’autre : le recours au pluriel, hyperbolisé par l’indéfini de la totalité ; l’association au mot hommes, soit en complément de nom, soit dans la mention possessive ; la situation dans un co(n)texte fortement péjoratif.
Machines reçoit avec trames une glose particulièrement intéressante. Ce terme, récurrent et frappé de la même « codification » que machines(24), le paraphrase en renvoyant à des complots ou à des intrigues. Ce sens, solidement attesté depuis le siècle précédent et aujourd’hui littéraire, quoiqu’il se maintienne dans les formes verbales de même famille morphologique (« tramer, se tramer ») ou notionnelle (« ourdir »), fait, dans les Rêveries, le lien entre la thématique générale de la conspiration ou de l’entente universelle des méchants (complot, piège, ligue, embûches, intrigues) et un imaginaire, plus intime et plus archaïque, du fil ou du réseau de fils.
Dès la clausule de la Première Promenade, l’emploi de trames lance ainsi la métaphore du tissage qui, par le biais du «filet » ou du « nœud », est associée, comme une forme-sens, aussi bien à l’évocation d’un dessein organisé, d’un dispositif concerté, qu’à celle du lien qui attache le prisonnier, et même de l’enfermement dans lequel il se prend lui-même : en parallèle avec le substantif trame, interviendra d’ailleurs le verbe enlacer(25), également employé pour évoquer la chasse à l’homme (26) et l’auto-enfermement, qu’il s’agisse de l’exil volontaire ou de l’exil intérieur (27).

Éléments de conclusion

C’est sur l’image du tissage que nous aimerions conclure, et cela, pour diverses raisons qui en font à nos yeux une sorte de « précipité » chimique de l’écriture des Rêveries.
Le mot trame(s) relève en effet d’un vocabulaire récurrent, d’une série de mots-clefs, où se retrouvent des noms (« cœur », « affections », « assiette », « leurre », …), des adjectifs comme « expansif », des verbes tels « circonscrire ». En tant que support de métaphore, il isole une image obsédante, égale en force à d’autres réseaux : les « ténèbres », le « voile » et le « masque », la « navigation périlleuse », le « lien », piège ou joug, la « blessure », pour ne rappeler que les plus caractéristiques (28). Comme les autres réseaux, desquels il se dissocie pour mieux s’y mêler parfois, le tissage participe de la dialectique fondamentale de l’expansion et du resserrement ; plutôt que de s’appuyer sur l’insistance et la continuité de la métaphore filée, il procède par petites touches, par écho assourdi d’une occurrence à l’autre ; en mélangeant subtilement le concret et l’abstrait, il transcrit des impressions physico-morales, non sans une certaine allégorisation de l’abstrait, qui replie le monde des idées sur celui des sensations.
« Les discours les plus éloquents sont ceux où l’on enchâsse le plus d’images », écrit Rousseau dans l’Essai sur l’origine des langues. Oui, mais ce sont des images bipolaires, restituées dans l’ambivalence d’un double versant, tantôt clair et tantôt obscur. Des images aussi qui préfèrent à la brutalité de la sensation, une coloration, ou une recoloration, par l’imagination mémoriale.

 


(1) Je tiens à remercier d’emblée Jean-Louis de Boissieu, qui m’a généreusement donné accès aux notes qu’il a rassemblées dans le cadre d’un cours d’agrégation destiné aux étudiants de Sorbonne. Le lecteur retrouvera donc, dans la présente étude, le onzième chapitre de notre ouvrage commun, Commentaires stylistiques (première édition, Paris, SEDES, 1987). Il y retrouvera aussi l’esprit et la méthode d’une « stylistique des concours », qui emprunte ses outils à diverses sciences et pratiques connexes (grammaire, linguistique, rhétorique, poétique, sémiotique, …) pour tenter de saisir les procédés mis en œuvre par l’écrivain à des fins communicatives et esthétiques.

(2) Il s’agit de la clausule de la Première Promenade, celle où Rousseau définit son projet d’écriture. Sa position nouvelle, faite d’un refus définitif de la société de ses contemporains, d’une revendication de solitude absolue, le conduit à se réfugier en lui-même et à s’ « étudier », en fixant sur le papier les pensées de ses « promenades journalières ». C’est une entreprise qu’il mène de soi à soi, à la différence de Montaigne « qui n’écrivait ses Essais que pour les autres ». L’idée d’une indifférence à tout espoir de publication ouvre ce dernier mouvement, qui s’achève sur une interpellation véhémente des persécuteurs, proche, dans sa tonalité et ses formes, des lignes finales de la Huitième Promenade.

(3) Les trois mots évoquent un même état psychologique de quiétude, de calme, de tranquillité. Ils se doublent tous trois d’un arrière-plan religieux, que le contexte d’ailleurs ne mobilise en rien. Du fait de sa préfixation négative ou privative, indifférence implique l’éloignement ou le dédain pour ce qui pourrait intéresser ou agiter, une sorte de liberté conquise sur l’univers des passions et des ambitions. Antonyme de « travail » ou « occupation », repos renvoie plutôt à l’absence de trouble. Quant au terme paix, dont subsistent fortement les emplois dans les relations internationales et interpersonnelles, il semble qu’il dépasse les deux autres, en témoignant de l’harmonie ou consonance intérieure de l’être, dans le face à face avec soi-même autant qu’avec autrui.

(4) Par « négation connexionnelle » on entend, à la suite des travaux de Tesnière (Éléments de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck, 1959), une négation dont la portée s’étend à la totalité de la phrase. Généralement exprimée par un double marquage fait d’un discordantiel (« ne ») et d’un forclusif (« pas » ou « point »), elle diffère de la négation nucléaire, qui porte sur un constituant. L’expression de la négation est particulièrement riche dans le passage, où elle touche plusieurs niveaux d’analyse (morphosyntaxique, sémantique, discursif, textuel). Elle peut, selon les occurrences, avoir valeur descriptive ou valeur polémique et réfutatoire.

(5) On parle de « modalité épistémique » pour une modalité qui implique un savoir du sujet parlant, qui exprime l’ordre du vrai et du nécessaire selon l’appréciation personnelle du sujet. « Certain, exclu, plausible, contestable » sont les quatre angles du « carré épistémique », lequel diffère de l’aléthique et du déontique.

(6) C’est une « modalité d’énonciation » ou, dans la perspective de la grammaire générative et transformationnelle, un « type de phrase », exprimant l’ordre ou la défense. On parle également de type impératif ou injonctif. S’il y a vraiment une expression de l’ordre ou de l’acceptation dans le dernier exemple, les cinq premiers ne portent qu’en première lecture une valeur de consentement. Ce sont, en réalité, non pas des subjonctifs indépendants précédés de la béquille « que », mais des conjonctives complétives, reprises par tout cela et en fonction de thèmes d’une prédication ultérieure, dont on ne sait si elle en validera, ou non, la valeur de vérité.

(7) « En dépit des hommes je saurai encore goûter le charme de la société et je vivrai décrépit avec moi dans un autre âge, comme je vivrais avec un moins vieux ami » (p. 62). Pour cette référence comme pour les suivantes, la pagination est celle de l’édition Garnier Flammarion (1997), avec chronologie, présentation, notes, dossier et index par Érik Leborgne.

(8) Monument, qui ne se rencontre qu’une fois dans les Rêveries, présente le sens contextuel de « témoignage écrit gardant la mémoire de quelque chose ». Suivi d’un « génitif objectif » (= « On se souvient de l’innocence ») et coordonné au groupe nominal vrais écrits, il apparaît comme un latinisme, calqué sur une des acceptions usuelles de son étymon monumentum, lequel est formé sur moneo « avertir » et signifie de ce fait « ce qui montre, ce qui perpétue le souvenir ». Cet emploi, différent des autres usages du mot (« tombeau, ouvrage d’architecture, etc »), semble bien attesté au XVIIIème siècle, comme le signale la définition du Dictionnaire de Trévoux (1721) : « Témoignage qui nous reste dans les histoires et chez les auteurs des actions passées […] Bien des grands bâtiments ont péri dont il nous reste encore quelques monuments dans les livres ».

(9) Formé par l’association de deux mots grecs, dont le premier signifie « qui vient derrière, qui a lieu après » tandis que le second renvoie à la notion exactement inverse, l’hysteron-proteron (Marouzeau) ou hystero-proton (Littré), parfois appelé « hystérologie » ou « déchronologie », consiste en une interversion de l’ordre naturel des idées. Cette inversion paradoxale des séquences obéit à une motivation cachée comme dans le vers de Virgile Moriamur et in media arma ruamus (Énéïde, II, 353), où l’anticipation de Moriamur montre que les soldats ne meurent pas avant de se lancer à l’assaut, mais ont, avant l’attaque, déjà résolu de faire le sacrifice de leur vie.

(10) Fin de la Cinquième Promenade, p. 118.

(11) La Première Promenade présente en effet les Rêveries comme « la suite de l’examen sévère et sincère » appelé Confessions (p. 60), un simple « appendice » (p. 61), dont l’intitulé a changé, parce que changeaient les conditions biographiques : plus de faute à avouer pour un cœur « purifié à la coupelle de l’adversité ».

(12) Catherine Fromilhague (Les Figures de style, Paris, Nathan Université, coll. 128, 1995, p. 27) définit l’homéoptote comme « un parallélisme de marqueurs morphologiques, que ce soit les terminaisons des formes verbales, nominales ou autres, les marqueurs de la personne, les déterminants du substantif, etc ». La similitude sonore est renforcée par une similitude morphologique, d’où l’aspect oratoire souvent attaché à cette figure de construction, à ranger dans le cadre plus général de la répétition.

(13) Selon que l’on compte ou non le « e » final de prendre, il y a isosyllabisme presque parfait (11, 12) ou parfait (12, 12). On parle d’ « isocholie » pour l’égalité volumétrique de deux ou plusieurs segments de phrase assez rapprochés pour que cette identité de nombre ou de masse soit perçue.

(14) Selon le Dictionnaire de poétique et de rhétorique de Morier (Paris, PUF, 1981), il s’agit d’une « hyperbole des valeurs positives ou hyperbole croissante ».

(15) Première Promenade, p. 60 ;

(16) Première Promenade, p. 60.

(17) Rappelons brièvement que le verbe tourmenter prend d’abord le sens physique de « soumettre à un instrument de torture », avec l’évocation d’une violente douleur physique. Il se métaphorise ensuite et passe au sens moral de « tracasser », lui-même rapidement gagné par l’affaiblissement qui frappe les termes de haut degré. Ce type d’évolution touche aussi un verbe comme « navrer » qui se rencontre souvent dans les Rêveries, avec sa double valeur de « blessure » et d’ « affliction profonde, désolation » et le même risque de déperdition sémantique.

(18) Ainsi dans le contexte suivant (« comme ne pouvant échapper aux cruelles mains des hommes acharnés à me tourmenter », Septième Promenade, p. 145), avec la mention des « mains », l’emploi cynégétique ancien d’ « acharner » (littéralement « donner le goût de la chair à des chiens de chasse »), la suggestion d’une traque.

(19) Ce qu’on peut voir dans la phrase « Ils s’en prennent à la destinée qu’ils personnifient et à laquelle ils prêtent des yeux et une intelligence pour les tourmenter à dessein » ( Huitième Promenade, p. 154).

(20) Rapace comme substantif date en effet de 1768 et d’un traité d’ornithologie, où il désigne un « superordre d’oiseaux carnassiers aux griffes et aux becs acérés et recourbés ».

(21) Selon la formulation de Catherine Fromilhague, op. cit., article « hypallage », p. 43.

(22) L’acception concrète de machine, liée à l’ère industrielle, a expulsé, depuis le XVIIIème siècle, l’acception abstraite, venue du latin où le terme renvoyait à un expédient ou à un artifice (par métaphorisation de ses valeurs techniques : « assemblage » ou « engin »).

(23) En voici deux exemples : « ma volonté me tient encore plus éloigné d’eux que ne font toutes leurs machines » (Sixième Promenade, p. 127 ) ; « Tous les événements de la fortune, toutes les machines des hommes ont peu de prise sur un homme ainsi constitué » (Huitième Promenade, p. 160).

(24) Il se rencontre au pluriel, renforcé par l’indéfini (« sans qu’enveloppé de toutes leurs trames j’en eusse même le moindre soupçon », Troisième Promenade, p. 76 ; « je me ris de toutes leurs trames et je jouis de moi-même en dépit d’eux », Huitième Promenade, p. 160 ) ou par un adjectif appréciatif (« j’étais bien éloigné de prévoir alors ces trames atroces », Neuvième Promenade, p. 164). Le singulier est plus rare (« entrevoir la trame dans toute son étendue », Première Promenade, p. 58).

(25) D’après Littré, enlacer signifie « disposer en forme de lacs (du latin laqueus) », c’est-à-dire de « nœud coulant qui sert à prendre des oiseaux, des lièvres et autre gibier ». L’emploi figuré développe donc l’idée d’un piège, d’un embarras dont on a de la peine à se tirer. Qu’il s’agisse de l’assemblage de cordons du lacs ou du tissu à mailles et à jour du filet ou des rets, reste la même crainte d’une étreinte multiple et serrée. 

(26) Dans des exemples comme « un leurre qu’on me présente pour m’attirer dans le piège où l’on veut m’enlacer » (Sixième Promenade, p. 121) ou « au premier soupçon du complot dont j’étais enlacé » (Huitième Promenade, p. 151).

(27) Dans des exemples comme « je n’ai fait en me débattant que m’enlacer davantage et leur donner incessamment de nouvelles prises » (Première Promenade, p. 56), ou « dans ce séjour isolé où je m’étais enlacé de moi-même » (Cinquième Promenade, p. 110).

(28) Voir l’article de Marie-Hélène Cotoni cité dans les éléments de bibliographie.


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© IMV Genève | 11.10.2010