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À propos de l’Enfant de Chine de Luc Jorand
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Nous proposons aujourd’hui à nos lecteurs de prendre connaissance de Jie (“La Rue”), aquarelle du peintre chinois Yin Xin (dont nous montrons ici un détail). C’est en effet cette vision très particulière de la Chine qui est à l’origine du récit de Luc Jorand, l’Enfant de Chine, dont une présentation sommaire a été faite dans les locaux de l’Institut et Musée Voltaire, le mardi 13 avril dernier. Nous présentons par ailleurs le texte accompagnateur de Luc Jorand, lu à cette séance par Hervé Baudry, directeur des éditions La Ligne d’ombre.

Mesdames, Messieurs,

Je vous prie tout d’abord de bien vouloir m’excuser de ne pouvoir être présent parmi vous ce soir. Comme mes amis Hervé Baudry et François Jacob, que je remercie beaucoup de leur invitation, vous l’ont sans doute déjà dit, je me trouve actuellement, et jusqu’à la fin de l’été, à Hong-Kong. Et Swiss n’a malheureusement pas encore prévu de liaison directe entre le sud de la Chine et l’aéroport de Genève.

La Chine, nous y sommes précisément, avec ce livre, et nous y sommes même dès le titre : l’Enfant de Chine. Encore ne faut-il pas s’y tromper : l’enfant dont il est question est tout, sauf chinois. Il est même, puisqu’il s’agit d’un américain, et de surcroît d’un américain mormon, à l’exact opposé de l’univers qui constitue le cadre du récit. Voilà, me direz-vous, de quoi proprement dérouter le lecteur. Vous verrez que le mot est juste puisque ce qui vous est proposé, dans ce petit livre, n’est finalement rien d’autre, au sens premier du terme, qu’une forme de perversion.

Rappelons d’abord l’histoire, si tant est qu’histoire il y a. Un homme sans nom et dont on suit les évolutions à la troisième personne s’apprête à gagner l’aéroport de Pékin pour y chercher sa femme ou sa compagne. Sur le chemin, qui se fait en taxi, lui reviennent obstinément l’image d’un enfant, Nigel, celle de son frère, Neil, et celle de leur famille, des Mormons originaires de Provo, en Utah. Alors qu’il a récupéré sa compagne et qu’ils commencent à passer leur première nuit chinoise, il quitte soudain son appartement et va rôder, en pleine nuit et malgré le froid, près du bâtiment où logent les Mormons. Enfin, le texte reprend quelques mois plus tard, début juillet exactement, le jour de l’indépendance américaine. L’homme est visiblement arrivé à ses fins (il s’agira bien entendu de se demander lesquelles) puisqu’on le voit accompagner la famille de mormons à la fête organisée à l’ambassade des États-Unis. Le récit s’achève sur une interrogation, et peut-être sur un malaise, le lecteur ayant été invité à partager, par le truchement d’un long monologue intérieur, tout le cheminement mémoriel d’un homme en proie à une passion troublante.

Regardez maintenant la couverture –conçue avec la complicité de mon ami Hervé Baudry : vous pouvez y voir, sur un fond bleu clair, deux types d’inscription. En noir, le titre du récit, l’Enfant de Chine, et en blanc, un idéogramme chinois, dont le sens nous est révélé au début de la deuxième partie lorsque le personnage –le seul, avec Elle, sa compagne, à ne pas avoir de nom- se souvient d’une vente d’aquarelles organisée par un ami américain, quelques mois auparavant. Je vous relis le passage :

Son regard se posa, sans qu’il sût pourquoi, sur le mur adjacent. Il y vit Jie, cette aquarelle qu’il avait achetée, trois semaines auparavant, à un jeune chinois. La pénombre semblait en circonscrire les contours, les lui offrir, maintenant, dans une nouvelle intensité lumineuse. Jie. La rue. Il s’agissait d’une rue du sud de la Chine. Il se remémora ces pièces vides, aux murs nus, où il était passé, avant que tout commence. Revit, l’espace d’un instant, l’arrivée du peintre, son étonnement, aussi, la précipitation avec laquelle il avait accroché, tant bien que mal, une trentaine de ses toiles. Il avait été attiré, au départ, par une sorte de marine, légèrement floue, sur fond bleuâtre. Puis était revenu à Jie, avait tenté de comprendre, quelques minutes. De savoir. Yin Xin, le peintre, lui avait expliqué. En anglais. Mais lui n’écoutait déjà plus, absorbé de ces ombres, ou de ces hommes, qu’il était seul à voir -qu’il voyait encore, ce soir, devant lui. Une lueur, à gauche. Un bruit continu, qui se mourait, au loin. L’ultime appel de la nuit, de la rue. Dehors.

Vous aurez donc affaire à deux histoires, à deux trajectoires, plutôt. D’un côté, celle d’un homme dont on ne sait rien et qui éprouve pour un enfant dont on finit par savoir tout, une attirance insensée ; et de l’autre celle de la route elle-même qui s’étend sans fin, dans la première partie, vers l’aéroport ; qui semble se figer, dans la deuxième partie, dans le froid d’une nuit d’hiver ; et qui finit, dans la troisième et dernière partie, par éclater de lumière, à l’ambassade américaine. Ces deux trajectoires se rencontrent parfois, se croisent, comme lors de l’arrivée au Youyi, le premier soir. Le Youyi, ou « Hôtel de l’amitié », est un grand complexe hôtelier où logent tous ceux qu’on appelle les « experts » étrangers employés comme lecteurs dans les universités voisines. Je vous cite le passage :

Le bus, qui ralentit. Un feu. Et les bicyclettes. Des centaines de roues, qui traversèrent tout à coup un vaste carrefour, sans qu’on sût d’où elles venaient, disparaissant dans la pénombre, se mêlant aux passants, qu’elles frôlaient, sans même les voir. Puis la route se libéra, droite, uniforme, sans heurt. Et l’on repartit. L’ascension se fit d’abord lentement, pesamment. La façade du Shangri La, qu’il avait aperçue, se perdit bientôt, dans une brume orange. La circulation restait fluide. De temps en temps, un camion passait, en sens inverse, dégageant d’âcres fumées puantes, que chacun buvait, par la force des choses.
Une lumière, au bout de la voiture, s’alluma. Une jeune femme cria. Il fut question de billets. Des maos se tendirent, machinalement. Quelques-uns montrèrent une carte, sans se soucier, d’ailleurs, qu’on les vît. Et un arrêt, qui survint. La lumière s’éteignit, précédant la descente d’un flot de voyageurs qui se dirigèrent, une fois sur le trottoir, vers le sud. Personne, heureusement, n’était monté. Quelques sièges se libérèrent, bientôt pris d’assaut par deux soldats. Le Youyi, il le savait, n’était plus très loin. Il suffisait d’obliquer à l’est, sur une centaine de mètres, et de continuer, jusqu’aux premiers néons. Deux stations, avant qu’il descende. Quelques minutes.
Il tenta, lentement, de coulisser vers les portières. On le regardait. On le prenait sûrement pour un étranger de passage. Il vit les grilles de l’Université du Peuple, sur la gauche. Puis plus rien. Un flot de voyageurs l’entraîna dehors, malgré lui. Le froid était plus âpre, plus vif. Il manqua déraper sur une plaque de glace qui se brisa, libérant une écume blanche, mêlée de neige. Puis il se pressa. La salle sud-est était de l’autre côté. Il lui fallait gagner le bâtiment principal, contourner le gigantesque parc, où il avait passé toute une nuit, une fois, lors des fêtes d’automne. Un bus passa, qu’il laissa filer, de peur de glisser, encore une fois. Puis il se dépêcha. Le Youyi s’étendait, démesurément.
C’était au Youyi qu’il avait d’abord, un peu paradoxalement, songé à la Chine. La Chine. Le règne du milieu. Le centre de ce qu’il avait pensé être une vie nouvelle, dépourvue de risques, de fissures. Un monde de lumière et de jade, où il aurait pu se forger des intérêts nouveaux, à l’abri des tentations d’occident. Un pays aux rites, aux sites millénaires. Et d’où il s’était exclu, en fin de compte, sans retour possible. Tous ces gens l ’épiaient, l’agressaient -jusqu’à ces enfants malicieux qu’il avait croisés, l’avant-veille, et qui avaient osé lui sourire, tandis qu’il gagnait les étalages d’un marché libre, du côté de Xiyuan. De toute façon, il était peu probable qu’on s’intéresse à lui, à ses doutes, à ses craintes, à tout ce qui faisait de lui un être sceptique, qu’effrayait l’étreinte du monde.

Mais je m’en voudrais de faire un discours. Ce n’en est ni le lieu ni le temps. Ce que je voudrais vous proposer, en revanche, ce sont quelques regards croisés : croisement du texte et de ce qu’a été, à un moment donné, la réalité du récit, ce qui l’a fécondé, à une certaine date, en un certain lieu, dans un monde aujourd’hui radicalement disparu. J’ai choisi pour cela deux « épisodes », si l’on peut dire, qui égrènent le récit, à savoir : les enfants sur la glace et l’apparition des dragons dans la fête du 4 juillet.
Commençons, si vous le voulez bien, par l’évocation des enfants sur la glace :

L’ancien palais d’été. Il n’avait pas fait trop froid. Il s’était assis près du lac, se demandant, par jeu, quelle était l’épaisseur de la glace, et si l’on pouvait marcher partout. Sans risque. Il avait suivi des patineurs, un peu plus loin, observé une vieille femme qui s’élançait, au bras de sa fille. Peu de monde, du reste. Quelques oiseaux qui tournaient, dans le ciel blanc, et qu’il apercevait difficilement, aveuglé de lumière. Le vent. Les branches qui frémissaient, autour de lui, couvrant les bruits de la rue, plus à l’ouest, et ceux de la foule. Cette foule avide et muette. Désorientée.
Il n’avait pas compris. Il était venu là, sur ce lac glacé, sans penser à mal. Il n’avait pas songé aux enfants, n’avait pas même imaginé pouvoir y rencontrer quelqu’un, y voir un visage connu, quel qu’il fût. Nigel avait paru surpris, lui aussi. Neil ne s’était pas arrêté, avait dépassé son frère, courant sur la glace, abandonnant son vélo, heureux d’une solitude qu’il recouvrait et qui lui faisait oublier les dangers de la rue, derrière. Ils étaient seuls, tous les deux, s’étaient perdus, à plusieurs reprises, dans ces taches de clarté qu’il avait tant prisées, quant à lui, avant qu’ils viennent. Ils avaient joué, l’avaient oublié, totalement, après quelques minutes. Et il était resté là, à les contempler, à se dire qu’il les aimait, sans raison précise. Qu’il resterait là tout l’après-midi, sans doute, profitant de leurs rires, partageant avec eux ce flux de lumière qui les avalait, sans qu’ils le sachent.

Continuons avec la fête chinoise et le défilé des dragons. Vous savez sans doute que le dragon est l’animal emblématique de la Chine. A Hong-Kong, où je me trouve présentement et où le manque d’espace se fait cruellement sentir, de nombreux bâtiments sont pourvus de larges trous afin (et on vous dira la chose de manière sentencieuse, afin d’éviter, sans doute, un sourire convenu) de laisser passer les dragons…
Les dragons dont il est question dans le récit sont ceux de la fête qui eut lieu un 4 juillet à Pékin, jour de la fête nationale américaine. Là encore, ce qui est donné à voir, ce sont deux voies qui se croisent, deux mondes qui se rencontrent. Je vous cite le passage :

Très vite, il comprit. Les regards, déjà, s’étaient tous dirigés, sans que rien fût dit, dans une seule direction. Une tambourinade, au loin, annonça l’équipée suivante. Et les chinois parurent, tordant, malmenant un dragon de papier, aux mille couleurs, le lançant, par jeu, en plein ciel, tandis que d’autres arrivaient, l’élançaient de nouveau, le confondant, un temps, aux couleurs de la foule. Et les corps valsaient, couraient, passant devant lui, sans cesse, l’épuisant de chaleur et de bruit. Tout cela tournait, volait, revenait -et toujours cette musique, cette musique assourdissante, qui s’éloignait, heureusement, à l’extrémité de la rue.
Les spectateurs, habitués, savaient. Un second dragon se profilait, déjà, sur la droite. Quelques-uns s’écartèrent, s’adossant, quand c’était possible, aux grilles de la résidence officielle, derrière eux. Puis tout reprit, soudainement: le tambour, les cris, ces gestes insensés qui allaient, revenaient, et auxquels il cessa, tant que dura la danse, de s’intéresser vraiment: Nigel, à présent, devait contourner le bâtiment ouest, s’apprêtant, comme les autres, à revenir, pour passer devant eux, encore, et disparaître, enfin, loin de la foule.
Mais les dragons volaient, se mêlaient, s’ingéniant, dans un déploiement de lumières, à éviter tout contact, toute prise. On les voyait s’enrouler, frôlant, face aux gens stupéfaits, ceux qui, parmi les plus braves, s’étaient avancés. Un chinois, qui dirigeait la manoeuvre, s’avisa d’aller encore plus haut -lui fut ébloui, un moment, en levant la tête: le soleil, toujours. Et ces couleurs virevoltantes, ce rougeoiement de fête, qui l’enivra presque, qui l’eût enivré, assurément, en d’autres temps.
Linnea, justement, s’était écartée, se protégeant, un peu dérisoirement, non loin d’une estrade de bois blanc, où l’orchestre reviendrait, sans doute, en prévision du bal. L’homme était avec elle, souriait, lui aussi, se contentant, une ou deux fois, de regarder la scène, distraitement. Puis tout s’acheva: les chinois s’éloignèrent, reprenant de plus belle, au fur et à mesure qu’ils avançaient, leurs morceaux de triomphe. Les cymbales s’apaisèrent, laissant place aux rumeurs de la foule, à ces cris qu’il aimait, depuis le début.

 
Mesdames et messieurs, je vous remercie d’avoir pris part à cette petite évocation d’une Chine révolue, d’une quête résolue aussi, et vous laisse à présent en de bonnes mains, à savoir celles de M. Hervé Baudry, qui, j’en suis sûr, vous fera partager sa passion de l’édition et son très vif intérêt pour l’œuvre de Fernando Pessoa.

Je vous remercie.

 


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© IMV Genève | 11.10.2010