La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
   
  Hiver 2010Accueil   IMV   Contact
           
     
           
  SOMMAIRE  

Une lettre inédite de Voltaire à Vilnius

     NUMEROS PRECEDENTS
         
 

Actualités de l'IMV
Inauguration officielle du Clos Voltaire
Voltaire nous écrit
Notes marginales de la main de Wagnière...
Clin d'oeil
De la neige aux Délices
A propos de ...
Une lettre inédite de Voltaire à Vilnius
Nouvelles du XVIIIème siècle
Inauguration du Clos Voltaire.
Liens
Lire Montesquieu : les enjeux d'une édition


Tout le numéro en pdf  

inscrivez-vous à la
Gazette des Délices

 

par Dominique Triaire
Professeur à l’Université de Montpellier III

Le 10 février 1778, Voltaire revient à Paris après plus de vingt ans d’éloignement. Chacun s’empresse chez le marquis de Villette. Les représentations d’Irène données à partir du 16 mars à la Comédie-Française remportent un succès prodigieux. Mme de Genlis est témoin de cet engouement :

Tout le monde est toujours uniquement occupé de M. de Voltaire ; tout Paris court chez lui ; on s’y étouffe et on le tuera. […] M. de Voltaire a enfin paru à la comédie ; il a été applaudi à tout rompre, ce qui est juste et simple dans la salle de la Comédie française ; le théâtre de sa véritable gloire est là (1).

Stéphanie Félicité du Crest (1746-1830) avait épousé en 1762 le comte de Genlis. D’elle qui eut souvent la dent dure pour ses contemporains, Talleyrand a brossé un portrait acide (2). En août 1776 (3), la jolie comtesse rend visite à l’ermite de Ferney (4) et quand il s’installe à Paris, elle le rencontre de nouveau :

Pendant que j’étois au Palais Royal, M. de Voltaire vint et mourut à Paris ; comme il m’avoit reçue à Ferney, et qu’il vint se faire écrire chez moi, j’allai le voir trois ou quatre fois ; il me reçut avec beaucoup de grâce, mais je le trouvai si abattu et si cassé, que je vis bien que sa fin étoit prochaine (5).

Ce fut sans doute dans le cours de ces visites qu’elle lui écrivit ; il lui répondit en ces termes :
Copie de la reponse de Mr de Voltaire à la lettre d[e] Madame Ducret Comtesse de Genlis du 15. d’avril 1779 (6). à Paris.

Si je n’etoit pas tres malade je viendrois moi meme vous remercier Madame de la charmante lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’ecrire, et de m’avoir procuré la connoissence de Mr l’abbé de Wiasewiz ; Je dois necesserement m’interesser à son sort aussitot que cet honet-homme est vertueux, malheureux et persecuté ; et je m’empresserois madame de justifier la bonne opinion que Vous me faites l’honneur d’avoir de mon cœur ;
Je sai Madame combien vous avez d’empire sur les esprits, si l’Imperatrice de Russie avoit autant de pouvoir (7) de connoitre le vrai merite, je ne doute point que Mr l’abbé de Wiasewiz ne soit pas le plus heureux mortel du monde,
J’ai l’honneur d’etre avec un profond respect.
                                   Madame votre tres humble
                                    et tres obeissant Serviteur
                                               Voltaire.

Note du Copiste.
M: Voltaire etant mort quinze jours apres avoir ecrit cette lettre, malheuressement sa bonne volonté n’a pas eû lieu, car se trouvant sur le declin de sa vie et lutant dans sa maladie continuellement contre la mort, il n’a pas eü le tems d’ecrire à Sa Majesté Imperiale.
Le texte est porté au recto.
Le manuscrit est conservé par la Bibliothèque de l’Académie des sciences de Lituanie à Vilnius sous la cote F139 (Sapieha)/SK 895.

Cette lettre suffit à montrer que la jeune Mme de Genlis n’éprouvait pas encore pour Voltaire les sentiments hostiles qu’elle manifestera dès 1781 (8). L’appel au grand homme, la réponse enjouée de celui-ci dénotent sinon un climat de complicité, au moins de la confiance.
Mme de Genlis entretenait depuis plusieurs années des relations étroites avec la communauté polonaise à Paris (9) : Michel Brzostowski qui n’était pas indifférent à sa fille, la comtesse Potocka, mère de Jean, l’auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse, Edme Billardon de Sauvigny, ancien garde du corps de Stanislas Leszczyński. C’est assurément par ce milieu qu’elle fit la connaissance de ce mystérieux abbé Wiażewicz dont le nom est absent de la correspondance de Voltaire. Je n’ai pu rassembler que quelques informations sur le personnage, mais assez instructives pour jeter sur lui un éclairage en demi-teintes. Il est question de cet abbé sous la plume du ministre de Catherine II, Nikita Panine, dans une lettre du 19 mars 1772 qu’il adresse à Saldern, ambassadeur de Russie à Varsovie :

Sa Majesté Impériale a approuvé, Monsieur, la protection que vous accordez à l’abbé Wiazewicz contre ses ennemis, et la douceur que vous lui faites pour lui procurer les moyens de subsister. Votre Excellence continuera à le garantir des persécutions, auxquelles il est en butte, et si elle voit qu’il soit impossible de le mettre à l’abri de tout danger tant qu’il restera en Pologne, vous pourrez l’envoyer sûrement en Russie, comme vous l’avez proposé, et on y aura soin de lui jusqu’à ce que des temps meilleurs lui permettent de retourner dans sa patrie (10).

Wiażewicz apparaît déjà sous le coup d’une menace. La Pologne sort alors des graves soubresauts de la confédération de Bar, puis du premier partage au cours desquels la Russie, secondée par la Prusse et l’Autriche, a non seulement maintenu Stanislas Auguste sur son trône, mais aussi maté les confédérés qui se battaient, non sans de forts relents de conservatisme, « pour la Foi et la Liberté » ; Jean-Jacques Rousseau a écrit à leur intention ses Considérations sur le gouvernement de Pologne. Le pays a donc été violemment divisé et Wiażewicz, favorable aux Russes, a joué un mauvais tour au comte Michel Ogiński, confédéré contraint à l’émigration :

Lorsque tout le Camp, et les Equipages d’Oginski furent pris ; un de ses gens cacha sa Cassette contenante 12/m Ducats dans un endroit qui n’étoit connû que de l’Aumonier et du Bouffon d’Oginski. Le Bouffon resista aux menaces et aux coups qu’on lui donna, pour indiquer les depots d’Argents, s’il en connoissoit. L’Aumonier prévint les Coups et denonça la Cassette, en stipulant 200. ducats de recompense pour lui. Quand la Cassette fût trouvée, les 200. ducats lui furent refusés, et 200. coups de Baton lui furent administrés (11).

L’intérêt porté par Saldern à « l’aumônier » et relayé au plus haut sommet de l’État laisse planer un doute sur le châtiment final (à moins qu’il n’ait été infligé par les Bariens) ; il est en revanche aisé de comprendre qu’à la suite de cette fourberie, Wiażewicz ait réclamé la protection de l’ambassade de Russie. Selon la lettre de Voltaire, Wiażewicz réside en France. La diplomatie russe variait au gré des événements : Stanislas Auguste supportait difficilement la tutelle de Catherine qui attirait à elle d’anciens confédérés. L’abbé put faire les frais de ces vicissitudes, fuir son pays et solliciter l’intercession de Voltaire auprès de l’impératrice.
Son vœu fut exaucé : il reparaît en 1805 dans les Mémoires du médecin Jean-Pierre Frank qui produit à son sujet une étrange révélation :

Dès son arrivée à Pétersbourg, le chanoine Wiażewicz s’était introduit chez lui [J.-P. Frank]. Ce Polonais, qui passait une partie de l’année à Pétersbourg, paraissait connaître à fond cette capitale. Il offrit ses services avec tant de cordialité et d’insistances qu’il ne fut pas possible de s’en défendre. D’ailleurs, son âge avancé exigeait des égards. Rien ne semblait lui tenir plus à cœur que d’engager mon père à faire une visite à l’archevêque catholique Siestrzeńcewicz, résidant à Pétersbourg. « Il s’informe tous les jours de vous, disait-il, et il est très-impatient de faire votre connaissance. » Mon père, qui s’expliquait facilement cette importunité de la part d’un chanoine, se décida enfin à le satisfaire. Ils entrèrent ensemble dans l’antichambre de l’archevêque, mais le chanoine ne fut pas admis à l’audience de ce prélat, qui reçut même assez froidement mon père. « Qu’y a-t-il à votre service ? – Le chanoine Wiażewicz m’ayant dit que vous désiriez faire ma connaissance, je me hâte de m’acquitter de ce devoir… » L’archevêque (après avoir froncé le sourcil au nom du chanoine) : « Monsieur, je ne sais guère à quoi je suis redevable de cet honneur, si ce n’est en ma qualité de chef de la religion catholique dans l’empire de Russie ? » Mon père, piqué d’un accueil auquel il ne s’attendait pas, répondit : « Monseigneur, la religion catholique n’a jamais été mon côté fort, j’ai l’honneur de vous saluer. » En sortant, il fit des reproches les plus amers à M. Wiażewicz de l’avoir entraîné à une fausse démarche. Le chanoine balbutia quelques mots d’excuses et continua ses assiduités. Il suffisait que mon père voulût faire une visite pour qu’il fût prêt à l’accompagner. S’il lui demandait : « Mais êtes-vous bien connu dans la maison où je me propose d’aller ? » Il répondait : « Comment donc ? Je suis l’ami intime de Monsieur, le confident de Madame, etc. » C’est ainsi qu’ils allèrent un jour chez Mme de Milow, dame très-respectable, qui ne tarda pas à prendre mon père à l’écart, et lui dit : « Monsieur Frank, connaissez-vous bien l’homme qui vous accompagne ? – Madame, je le connais pour le plus grand deccatore [?] qui existe. – Ah ! reprit-elle, s’il n’était que cela ! C’est un être vil, généralement méprisé, à qui l’on ferait redescendre l’escalier plus vite qu’il ne voudrait, s’il ne le montait pas avec vous ; en un mot, c’est un escroc, un pourvoyeur, un vrai coquin. Savez-vous ce qu’il a fait à Jean-Jacques Rousseau ? Il le faisait voir pour de l’argent. – Comment cela ? – Wiażewicz ayant fait, je ne sais comment, la connaissance de Jean-Jacques à Paris, finit par demeurer quelque temps avec lui. Beaucoup d’étrangers, surtout des Anglais, désirant voir le citoyen de Genève, très difficile à aborder, Wiażewicz leur en procurait le moyen contre une rétribution en argent. Ce n’est pas tout. Plusieurs de ces curieux, trouvant Rousseau dans la misère, lui offrirent des secours que le philosophe rejeta avec dédain. À peine l’avaient-ils quitté que Wiażewicz se présentait de nouveau à eux, en disant : “Messieurs, ne faites aucun cas du refus de Rousseau, car il ne sait pas ce qu’il dit ; mais moi qui suis à la tête du ménage, je ne sais que trop bien qu’il se fâche quand il n’y a pas de quoi dîner, comme ce sera le cas aujourd’hui.” On s’imagine bien l’effet que produisait une telle explication. Cette escroquerie ne dura pas long-temps, et Jean-Jacques chassa bientôt son maître d’hôtel, à coup de pieds (12). » Mon père en fit presque autant (13).

Wiażewicz n’est pas plus présent dans la correspondance de Rousseau que dans celle de son vieil ennemi, mais il n’est pas impossible que les démêlés de l’abbé avec le premier ne l’aient favorablement servi auprès du second. Quelques années plus tard, les relations de Wiażewicz avec Rousseau sont de nouveau évoquées et non par le moindre des écrivains polonais du XIXe siècle, puisque c’est Adam Mickiewicz qui écrit :

Un riche abbé, M. Wiazewicz, grand admirateur de la philosophie du siècle passé, voulut ramener les paysans à l’état de nature. Il acheta une grande forêt vierge pour en faire l’asile des familles qui y auraient vécu, à la manière des patriarches, dans la paix et la méditation. Sur quoi devaient-ils méditer ? c’est ce dont l’abbé ne parut pas s’occuper. Il fit un voyage à Genève pour voir Jean-Jacques Rousseau et le prier de venir s’établir au milieu de sa forêt pour servir de modèle. Je crois que Jean-Jacques Rousseau ou un autre écrivain français en parle quelque part. Quant à l’abbé Wiazewicz, il vivait en épicurien, tout en se réservant le droit de venir visiter ses ermites pour leur parler de la sagesse. Cette réforme n’a existé que sur le papier ; elle n’a jamais eu de commencement d’exécution (14).

Quelles furent précisément les relations de Wiażewicz avec Rousseau ? Frank est ordinairement exact, mais le grand Mickiewicz peut-il se tromper ? L’un n’exclut pas nécessairement l’autre et ce qui paraît au moins avéré, c’est la réalité de ces relations avant que l’abbé n’entreprenne Voltaire.
Une dernière citation permet d’approcher le personnage. Ambroise Jobert signale qu’il avait accueilli l’abbé Baudeau à son arrivée en Pologne (15) ; c’était en 1768. Ce contact avec un des penseurs de la physiocratie rejoint la « réforme » décrite par Mickiewicz et confirme la proximité de Wiażewicz avec les philosophes français. Jobert ajoute que Wiażewicz était « l’homme de confiance » du prince-évêque de Wilno, Ignace Massalski. Les choix politiques de celui-ci, très sinueux, finiront par le mener à la potence. À l’époque de la confédération de Bar, il est plutôt du côté des confédérés et sa correspondance avec Ogiński, découverte par les Russes, le pousse à quitter le pays. Un cercle se ferme : en ces circonstances, Wiażewicz fut probablement amené à servir l’occupant en lui révélant où était serrée la cassette d’Ogiński.
Les amitiés pro-russes de l’abbé ne convainquirent pas Voltaire : dans ses lettres à l’impératrice datées du 30 avril et du 13 mai, pas un mot de Wiażewicz.

La « Copie de la reponse de Mr de Voltaire » ici rapportée est conservée dans les archives Sapieha. De nombreux représentants de cette puissante famille lituanienne résidèrent en France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et il est bien difficile de suivre le cheminement de ce document. Remarquons toutefois que l’ami de Mme de Genlis, Michel Brzostowski, fréquentait depuis 1775 la même loge maçonnique « La Candeur » que Casimir Sapieha (1757-1798).

(1) Les souvenirs de Félicie L****, Paris, 1804, pp. 254-255.

(2) Mémoires 1754-1815, Paris, 1982, pp. 119 sq.

(3) René Pomeau, On a voulu l’enterrer, Oxford, 1994, p. 194.

(4) Mémoires inédits, Paris, 1825, t. II, pp. 317 sq.

(5) Ibid., p. 376.

(6) Lire bien sûr « 1778 ».

(7) Biffé : « de connot ».

(8) Voir par exemple ses Annales de la vertu.

(9) « Le roi de Pologne m’avoit envoyé son portrait avec une lettre, dans laquelle il me demandoit le mien, en me remerciant de toutes les grâces que j’avois pour les Polonois ; car, en effet, toutes les dames polonoises qui arrivoient à Paris venoient d’abord chez moi. », Mémoires inédits, t. II, p. 362.

(10) Сборник Императорского Русского исторического общества, Saint-Pétersbourg, 1904, p. 42.

(11) Stanislas Auguste, Mémoires, t. IV, pp. 257-258 (RGADA à Moscou, f. 1, op. 1, d. 19). Le nom de « l’aumônier » est révélé dans une lettre de Saldern à Panin du 29 février 1771 (W. Konopczyński, Konfederacja barska, 2e éd., Warszawa, 1991, t. II, p. 607). Je remercie Mme Anna Krwawicz de m’avoir fourni cette information.

(12) [Note de l’auteur :] Cette anecdote m’a été confirmée par des hommes dignes de foi.

(13) Mémoires biographiques de Jean-Pierre Frank et de Joseph Frank, son fils, rédigés par ce dernier, éd. par Caroline Paliulis, à paraître, chap. XLVII (manuscrit conservé par la Bibliothèque de l’Université de Vilnius, F21).

(14) Les Slaves, Paris, 1849, t. III, p. 172.

(15) Magnats polonais et physiocrates français (1767-1774), Paris, 1941, p. 29.

 


Vers le haut

 
     
© IMV Genève | 11.10.2010