La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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Voltaire, Rousseau et l’horlogerie genevoise

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Par François Jacob

Nous reproduisons aujourd’hui le texte de l’intervention du jeudi 19 février 2009 prononcée par M. François Jacob dans le cadre du colloque entourant la création de Maître Zacharius, opéra de Jean-Marie Curti d’après la nouvelle éponyme de Jules Verne. Une revue littéraire ayant jugé bon, après l’avoir enregistrée, de publier cette conférence, celle-ci s’est trouvée truffée de fautes si nombreuses qu’elle en devenait proprement incompréhensible : les Scythes de Voltaire devenaient ainsi les Citoyens et les Pâquis émigraient au Pakistan… Nous remercions M. Gregor Chliamovitch d’avoir contribué au nettoyage qui s’imposait.

Je voudrais tout d’abord remercier le Centre international Jules Verne d’Amiens et le Musée Jules Verne de Nantes d’avoir choisi l’Institut Voltaire pour parler de Jules Verne à Genève. Cette attention me touche personnellement beaucoup. Grand admirateur du Château des Carpathes en particulier, je suis en effet très touché de voir réapparaître Jules Verne dans ma vie, de voir un opéra créé à partir de sa nouvelle Maître Zacharius à Genève.

Il y a une constante dans le phénomène de l’horlogerie à Genève qui semble avoir traversé les générations. Quelques-unes des archives d’État de Genève concernant ce domaine sont d’ailleurs disponibles sur un serveur numérique. Il s’agit de la base de données Adhémar que vous pouvez retrouver à l’adresse suivante : http://etat.geneve.ch/aegconsult/. Vous pourrez y découvrir des documents d’archives d’horlogers genevois qui vous fourniront matière à réflexion très intéressante, surtout en parallèle à une relecture de la nouvelle de Jules Verne.

Pour en venir à notre sujet, je voudrais commencer par rappeler que Rousseau et Voltaire se sont tous deux intéressés à l’horlogerie, comme d’ailleurs de nombreux écrivains et hommes de lettres genevois. Depuis deux siècles, tout le monde s’accorde à penser que les querelles entre Voltaire et Rousseau ont cristallisé bon nombre des tensions qui ont parcouru et, dans une certaine mesure, fécondé au XVIIIe  siècle la vie genevoise et par extension, la vie culturelle en Europe. Les deux choses sont effectivement liées, et il faut avouer que les querelles de clochers à Genève ont été pour une bonne part à l’origine des querelles qui ont agité les hommes des Lumières.

Je voudrais donc aborder ces querelles de clochers, et évoquer les attaques, contre-attaques et réparties qui s’organisent alors autour d’un cercle, d’un endroit géographiquement très circonscrit, partant des petites îles qui se trouvent sur le Rhône pour arriver jusqu’à Genève, où règne à partir de 1755 un foyer de dissension avec l’arrivée de Voltaire. Pour prendre ce seul exemple, la Lettre à D’Alembert sur les spectacles réagit à l’accusation que le directeur de l’Encyclopédie avait avancée à l’encontre des pasteurs genevois dans son fameux article « Genève ». Je vous rappelle que c’est dans le Grand Salon qui se trouve au rez-de-chaussée de l’Institut Voltaire que Voltaire et D’Alembert se sont rencontrés en août 1756 pour évoquer cette question. Cette discussion a lieu dans un climat local marqué par le rejet du théâtre. Le climat est enfin marqué par une interrogation persistante sur la validité du texte biblique.

C’est dans cette ambiance que seront tour à tour publiés des textes aussi importants et marquants que Candide, dont nous fêtons d’ailleurs en 2009 le 250e anniversaire de la publication. Les Lettres écrites de la montagne paraîtront un petit peu plus tard. La pièce de Voltaire les Scythes, où perce une satire contre les Genevois, date de 1767. Sans parler de l’infâme libelle intitulé le Sentiment des citoyens, dans lequel Voltaire révèle l’abandon par Rousseau de ses enfants. Querelles de clochers donc, et querelles où, au-delà des arguments philosophiques, se dévide pourtant un autre fil, certes plus ténu, mais que l’on pourrait nommer, faute de mieux, le fil du temps. Envisageable pour nous sous le seul angle symbolique, ce qui fait tout à la fois sa force et sa faiblesse, il nous invite à fréquenter les fabriques des maîtres horlogers genevois et à nous familiariser avec cet univers des montres, des cadrans, bref, à nous pénétrer de l’atmosphère dont le jeune Jules Verne rendra compte quelque cent ans plus tard dans Maître Zacharius.

Commençons par Rousseau. Pour lui, les choses sont simples. L’horlogerie est une tradition familiale, son père est horloger comme l’ont été plusieurs de ses ancêtres : il aurait fort bien pu le devenir lui-même. Une exposition intitulée Des montres signées Rousseau aura lieu au Musée Patek Philippe en 2012, et regroupera pour la première fois toutes les montres connues signées des ancêtres de Rousseau. Mais un Rousseau horloger est peu probable : le premier livre des Confessions nous dit en effet l’impossibilité radicale d’un tel scénario. La profession d’horloger est interdite à Jean-Jacques et, à travers elle, c’est la possibilité d’une relation harmonieuse avec sa patrie qui lui est interdite. L’expression onomatopéique « goton tic-tac rousseau », est utilisée par les petites filles de Saint-Gervais dans le premier livre des Confessions, pour se moquer de l’idylle naissante entre Rousseau et la petite Goton. Mais cette expression a également un sens plus agressif, et fait référence aux coups et aux horions reçus par Rousseau durant son adolescence, coups qui seront dupliqués à loisir par le truchement du texte littéraire dans les Confessions. Autre indice : si le jeune Rousseau est mis en apprentissage, ce ne fut pas chez un horloger mais chez un maître graveur. Il y a là une véritable déchéance, le talent des graveurs étant considéré comme très limité dans le monde de l’horlogerie, apprend-on dans les Confessions.

Rien de tel chez Voltaire, qui ne s’intéresse aux belles montres et aux belles horloges qu’après 1750, c’est-à-dire au moment où il est l’hôte de Frédéric II de Prusse. Lesdites montres n’ont chez lui nulle valeur mémorative comme chez Rousseau, il ne s’y attache aucun souvenir particulier. Elles sont de simples faire-valoir, elles lui permettent de gagner la faveur des grands et de les soulager au passage de quelque argent.

La lettre que Voltaire écrit en date du 11 mai 1770 à la duchesse de Choiseul est à cet égard un moment d’anthologie et je ne résiste pas au plaisir de vous la faire découvrir. Voltaire envoie d’abord six montres à ladite duchesse, qui ne les a pas demandées. Il en fait l’article dans la lettre d’accompagnement : « nous fabriquons des montres qui ne coûtent que onze louis pièce. Même les plus chères ornées de diamants ne coûtent que quarante-sept louis. Celles qui portent le portrait du Roi en sur-émail et en diamant en coûtent vingt-cinq, l’autre avec le portrait du Dauphin et une aiguille de diamant seulement dix-sept. Toutes ces montres seraient d’un bon tiers plus chères à Paris ». Voltaire en use ainsi avec tous ses correspondants. Catherine II n’échappe pas à la règle, et Voltaire lui envoie carrément une caisse de montres sorties de sa fabrique.

Si Rousseau et Voltaire fréquentent ainsi tous deux le monde de l’horlogerie, ils le font dans des temps et dans des circonstances opposés. Pour Rousseau, l’horlogerie, c’est d’abord la fabrique de son père et, par extension, un univers promis à la nostalgie des souvenirs. Chez Voltaire en revanche, il s’agit de montrer les produits d’une industrie exclusivement envisagée dans ses possibilités de rendement économique. L’enfance et ses vertus d’un côté, la vieillesse et l’appât du gain de l’autre. Introversion chez Jean-Jacques Rousseau, pure extraversion chez Voltaire, avec au bout du compte une espèce de ronde des heures dont il serait intéressant de dévider quelques motifs.

Nous nous contenterons, très succinctement, d’en aborder deux. Le premier, ou la première, est une motivation politique. Chez Rousseau comme chez Voltaire, le monde de l’horlogerie est lié aux querelles qui agitent sur le plan politique la Genève du XVIIIe siècle, et induit chemin faisant un questionnement de fond. Le deuxième motif peut être appelé, faute de mieux, philosophique. Il s’agit des interrogations suscitées par ce bouillonnement intellectuel qui se fait jour, agrégeant le devenir des cabinotiers genevois à l’un des défis majeurs du XVIIIe siècle, le discours philosophique sur le temps. Je pense évidemment à tout ce qu’on a dit de la querelle déjà présente à la fin du XVIIe siècle, querelle des Jésuites sur la chronologie biblique, sur le choix entre la chronologie de la Vulgate ou celle des Septante. Cette querelle va ressurgir à Genève, en particulier à travers le monde de l’horlogerie, tout d’abord avec les événements genevois de 1770, qui confirment de manière tragique que les problèmes posés par la fabrique et, par extension, tout le corps artisanal genevois, sont une question politique.

Le 22 février 1770, un édit est promulgué contre l’ensemble des natifs ; une semaine auparavant, trois d’entre eux avaient été tués lors d’une émeute. Quelques-uns sont expulsés, et en majorité des membres de la fabrique. Voici leurs noms : les monteurs de boîte Georges Auzière et Jean-Pierre Mottu, les horlogers Édouard Luya, Louis-Philippe Pouzait, Pierre Rival et Guillaume-Henri Valentin. Pierre Rival est connu au XVIIIe siècle non pas tant pour ses talents d’horloger que pour sa progéniture, puisque son fils va devenir un comédien célèbre et sera l’un des favoris de la Cour de Saint-Pétersbourg. Tout ce beau monde s’enfuit alors à Versoix. C’est là du pain bénit pour Voltaire, qui cherche au même moment à se raccommoder avec le duc de Choiseul, lequel est bien en cour. Il va dès lors travailler dans deux directions : la création du port de Versoix, chargé de faire concurrence à Genève, et le développement de l’industrie horlogère qu’il avait déjà mise en place quelques années auparavant à Ferney, en profitant du savoir-faire des horlogers genevois chassés de leur patrie.

On comprend que c’est un intérêt avant tout politique qui est au cœur de la démarche horlogère du Voltaire vieillissant de Ferney et de son goût soudain pour les maîtres horlogers genevois. Les négatifs genevois vont, suite à cette saignée de l’artisanat, prendre des mesures pour tenter de réintégrer les maîtres horlogers dans leur patrie. À partir de 1775, les horlogers reviennent effectivement à Genève avec la garantie de pouvoir exercer leur art dans les meilleures conditions.

Si le monde des cabinotiers est chez Rousseau au cœur d’une argumentation politique, elle l’est au prix d’une partition géographique dont l’histoire genevoise ne montrera que trop le bien-fondé. L’île où travaille Maître Zacharius  est en effet le lieu d’opposition naturel des aristocrates genevois, c’est-à-dire ces fameux négatifs qui sont réfugiés sur les hauteurs du vieux faubourg, dans le quartier de Saint-Gervais, et qui sont très peu représentés au sein des instances décisionnelles. Bien plus, c’est tout l’artisanat genevois qui est condamné à disparaître et ce, au sens premier du terme. Pendant les deux cents ans qui ont suivi la mort de Rousseau et de Voltaire, on n’a en effet cessé de raser les bicoques où pouvaient encore s’exprimer quelques-unes des revendications des maîtres cabinotiers.

Que reste t-il des cabinotiers aujourd’hui ? Rien, si ce n’est un musée et quelques traces éparses de leurs activités que l’on traite avec bonhomie et bienveillance, comme une curiosité historique ou touristique. On a même rasé en 1958, chemin faisant, la maison que Rousseau occupa enfant à Saint-Gervais. Il ne reste plus aujourd’hui comme trace de toutes ces activités, outre le musée, qu’une page des Rêveries sur les fabriques d’indiennes aux Pâquis et quelques affiches de l’horloger Breguet qui rappelle que ses activités ont commencé en 1775.

Si l’horlogerie genevoise s’insinue dans l’œuvre de Rousseau et de Voltaire, elle le fait donc au prix d’une extension métonymique que l’un et l’autre vont exploiter sous des formes différentes. Pour Rousseau, le problème du temps se pose au moins à deux reprises. D’abord, quand il est question pour lui de musique, et il en sera question toute sa vie, depuis les articles de musique qu’il écrit pour l’Encyclopédie jusqu’aux partitions qu’il copie à partir de 1770 lorsqu’il revient à Paris, sans oublier la composition des Muses Galantes, du Devin du village et des Consolations des misères de ma vie. Ensuite, au moment de la composition de son roman épistolaire, Julie ou la Nouvelle Héloïse, lequel pose de manière extrêmement claire la possibilité d’élaborer un temps circulaire, purement mémoriel, lequel serait exprimable par d’autres moyens que celui des horloges. Les trois premières parties du roman mènent à une sorte de moment-clé, si je puis dire, baptisé le moment de la « conversion » de Julie, dans la dix-huitième lettre de la troisième partie ; puis les trois dernières parties recréent de manière infernale, diabolique, le mouvement de la passion amoureuse des trois parties précédentes, jusqu’à mener à un élément de rupture, lorsque Julie se jette à l’eau pour, soi-disant, sauver la vie de son fils, mais en réalité pour échapper à cette dynamique circulaire infernale.

Voltaire, lui, se souvient que les pères jésuites sont parvenus jusqu’à la Cour de Pékin, où règne la dynastie mandchoue des Qinq, grâce à leurs talents d’astronomes, de mathématiciens et d’horlogers. Il se souvient aussi de l’importance de la chronologie chinoise dans les querelles qui, à la fin du XVIIe siècle, avaient déjà alimenté toutes les chroniques. La découverte d’un peuple chinois antérieur à la date de la création du monde selon la Genèse ne devait-elle pas inciter à préférer à la chronologie de la Vulgate celle des Septante ? Voltaire inscrit enfin dans toute son œuvre cette figure du dieu horloger que l’on a depuis fort développée et dont on connaît la fortune dans les décennies qui ont suivi. Pour Voltaire, tout commence en 1734, lorsqu’il rédige ce qu’on nomme aujourd’hui son Traité de métaphysique : « quand je vois une montre dont l’aiguille marque les heures, je conclus qu’un être intelligent a arrangé les ressorts de cette machine afin que l’aiguille marquât les heures. » La deuxième mention de ce dieu horloger apparaît trente-huit ans plus tard dans les Cabales, un texte peu connu, avec une formule qui, elle, va devenir célèbre : « l’univers m’embarrasse et je ne puis songer que cette horloge existe et n’ait point d’horloger ».

Il resterait aujourd’hui une étude à faire sur cette métaphore de l’horloge, de la montre : quelle a été, dans son développement, le rôle initial des cabinotiers genevois ? N’est-il pas amusant de penser que ces bijoutiers qui, rappelons-le, ne travaillaient qu’à la lumière naturelle, ont pu donner à d’autres Lumières, avec majuscule celles-là, un peu de leur savoir-faire ? De quoi prêter, on en conviendra, un petit goût artisanal à la philosophie.


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© IMV Genève | 28.06.2011