La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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Gazette des Délices

 

Nous publions ici en avant-première une des lettres de Voltaire très prochainement disponibles dans le recueil intitulé Un jeu de lettres publié dans la collection Hologrammes, aux éditions Paradigme. Rappelons que ce recueil regroupera plus de cent lettres conservées dans les fonds de l’Institut et Musée Voltaire, lettres pour la plupart inédites ou imparfaitement éditées jusqu’alors, parce que partiellement connues. Ce recueil est dû aux efforts conjoints de Christiane Mervaud, Nicholas Cronk, Olivier Ferret, François Jacob et Christophe Paillard. Parution prévue en juillet 2011.

Voltaire à Gauffecourt, Délices, 8 mars [1755]

Nous vous devons un triste compliment, Monsieur ; nous apprenons que vous venez de perdre un ami (1) et nous connaissons la sensibilité de votre cœur. Peut-être ce triste accident vous ramènera à Genève plus tôt que vous ne comptiez : vous trouverez au moins dans le voisinage deux amis nouveaux que vous vous êtes faits, et qui s’occuperont de votre consolation. Nous voilà établis aux Délices (2) : il n’y a guère de lieux qui méritent ce nom. Les Délices ne sont point dans une jolie maison et dans de beaux jardins : elles (3) sont dans la santé, dans la philosophie, et dans l’amitié. Le premier de ces trois biens me manque absolument, mais je me flatte d’avoir quelque part aux deux autres. Nous sommes occupés actuellement, madame Denis et moi, d’embellir notre retraite. Nous ne pensons pas que les Genevois soient plus philosophes que nous pour bâtir des appartements sans garde-robe (4), et nous n’en estimons pas plus leurs femmes pour n’avoir point de bidet. Nous établissons ces deux nouveautés aux deux bouts du Lac de Genève : car j’ai acquis une autre retraite près de Lausanne (5) : nous voyagerons de l’une à l’autre, et nous voudrions bien vous faire les honneurs de toutes deux. Il est vrai que Thieriot nous a proposé de venir nous voir (6). S’il exécute ce projet nous lui céderons le prix de la philosophie et de l’amitié. Il est beau de faire cent lieues pour aller voir son ami vers le Mont Jura.
Le docteur Tronchin qui est fort savant mais qui ne me guérira point, prétend que les deux Plines (7) de l’Encyclopédie exigent de moi l’article du goût (8). Je vous prie de leur demander s’il est vrai qu’ils m’imposent cette tâche : en ce cas je leur obéirai avant que j’aie perdu en Suisse le peu de goût qui me reste.
Ce que je suis bien sûr de ne perdre jamais, Monsieur, c’est le tendre attachement que j’ai pour vous. Madame Denis ne vous écrit point par cet ordinaire, mais c’est comme si elle vous écrivait.
Saint-Jean que j’appelle les Délices appartenait autrefois aux archevêques de Lyon (9). Il leur en reste assez. [signature] V[oltaire], aux Délices, 8 mars.

Manuscrit : l.s. « V ». 4°, 4 p., p. 3 bl., ad. p. 4. La lettre est de la main de Cosimo Alessandro Collini ; les trois dernières lignes et la date sont autographes. En tête de la p. 1, le destinataire a noté « R. le 5e Avril » pour indiquer la date de réception.
Éditions : néant.

(1) Il s’agit du comte Auguste-Henri de Friese (1728-1755), neveu du maréchal de Saxe, ami de Grimm, connu pour ses débauches, et qui expire le 29 mars (voir Mercure de France, juillet 1755, p. 223).
(2) La première mention connue du nom des Délices pour qualifier la propriété de Saint-Jean se trouve dans une lettre à Clavel de Brenles datée des 9 et 10 février 1755 : « J’appelle Saint-Jean les Délices et la maison ne portera ce nom que quand j’aurai eu l’honneur de vous y recevoir » (D6150).
(3) Le féminin pluriel est universellement attesté. Le Dictionnaire de l’Académie rappelle toutefois, en 1762, qu’on « dit quelquefois Délice au singulier » et qu’alors « on le fait masculin ».
(4) La garde-robe, qui avait déjà son sens actuel, signifiait aussi « le lieu où l’on met la chaise percée ». Le Dictionnaire de l’Académie de 1762 lève à ce sujet toute ambiguïté : « On dit aller à la garde-robe pour dire : se décharger le ventre. » On conçoit qu’une telle opération soit peu agréable au fond d’un jardin, fût-il des Délices. Voltaire s’en était déjà plaint à Thieriot, le 24 mars : « Je n’ai trouvé ici que des petits salons, des galeries et des greniers, pas une garde-robe ». Il espère néanmoins, « à force de soins », faire de ce « bouge » un « tombeau assez joli » (D6215).
(5) Montriond, pour lequel Voltaire se décide très rapidement : c’est dès le 7 janvier qu’il écrit à Clavel de Brenles avoir « conclu » l’affaire, sans même avoir vu la demeure (D6072). Demeure destinée à devenir « le séjour de la simplicité, de la philosophie et de l’amitié » (D6171).
(6) Gauffecourt s’était sans doute étonné, dans une lettre qui ne nous est pas parvenue, d’apprendre la prochaine visite de Thieriot. Celui-ci, en effet, est un sédentaire endurci. Voltaire, le 6 février, avait bien fait valoir, pour le décider au voyage, les « cinq ans d’absence et trente ans d’amitié » (D6140) qui les lient, mais sans succès : il n’accueillera son lointain ami qu’une fois installé à Ferney, en 1762.
(7) Diderot et D’Alembert. Voltaire s’était déjà inquiété, le 30 janvier, de ce que devenaient les Encyclopédistes : « À propos de philosophie, voyez-vous toujours Messieurs de l’Encyclopédie ? Ce sont des seigneurs de la plus grande terre qui soit au monde. Je souhaite qu’ils la cultivent toujours avec une entière liberté ; ils sont faits pour éclairer le monde hardiment, et pour écraser leurs ennemis » (D6117).
(8) Voltaire reviendra, dans sa lettre à D’Alembert du 9 décembre, sur cette « exigence » : « Le célèbre M. Tronchin, qui guérit tout le monde hors moi, m’avait parlé des articles Goût et Génie ; mais si on en a chargé d’autres, ces articles en vaudront mieux » (D6619). Ce sera effectivement le cas pour « Génie », mais Voltaire traitera bien du « goût » en complément à l’ébauche que Montesquieu avait rédigée avant sa mort. L’article paraît dans le tome VII de l’Encyclopédie, en 1757.
(9) L’archidiocèse de Lyon étendait en effet sa juridiction spirituelle jusqu’aux limites du décanat d’Aubonne, qui comprenait la vallée de la Valserine, le Pays de Gex et la rive droite du Rhône.

Cette lettre à Gauffecourt épouse très exactement la même structure que celle expédiée depuis Prangins, en date du 30 janvier (D6117) : après un état de la situation du vieux couple, à peine retardé, dans la présente lettre, par le rappel du décès du comte de Friese, se succèdent des témoignages de vive amitié, des échanges d’information relatifs aux Encyclopédistes, et, en guise de conclusion, de nouveaux témoignages d’affection. Sans aller jusqu’à penser que nous avons affaire ici à une lettre stéréotypée, force est de constater que les relations de Voltaire et Gauffecourt semblent empreints d’une certaine distance : il s’agit avant tout de glaner quelques informations, et d’en donner en retour, parce qu’on y est, aux deux sens du terme, véritablement obligé : c’est Gauffecourt qui a permis, rappelons-le, l’établissement de relations suivies entre Voltaire et les Tronchin, et toute tiédeur excessive pourrait être interprétée comme un signe d’ingratitude. Que Gauffecourt n’entre pas dans le cercle restreint des véritables amis de Voltaire n’est toutefois pas pour surprendre : outre le caractère limité de ses offres de service, le cher homme a en effet quelques fréquentations douteuses, à commencer celle de Rousseau.

 


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© IMV Genève | 28.06.2011