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André Chénier, quelle œuvre ?

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Par François Jacob

Nous publions aujourd’hui, profitant de la programmation sur la Place Neuve de l’Andrea Chenier d’Umberto Giordano, un texte de M. François Jacob relatif aux différentes éditions des œuvres de Chénier. Ce texte fait suite à celui qui, sous le titre « André Chénier, entre amour et poésie » est paru dans le programme du Grand Théâtre, en septembre de cette année.

L’histoire de la publication des poésies d’André Chénier s’apparente à un véritable roman composé, ou constitué, de quatre chapitres qui couvrent autant de strates chronologiques : diffusion en d’infimes fragments des vers du poète (période qui couvre toute sa vie et nous mène en 1819, date de la publication enfin réalisée d’un ensemble constitutif de son œuvre) ; suites données à cette première publication, qui nous portent jusqu’en 1871 et qui, nous le verrons, sont traversées de fortes contingences politiques ; destruction malencontreuse d’une partie du fonds Chénier et intervention, jusqu’à la première Guerre mondiale, de deux érudits aux principes et aux visées tout à fait contradictoires ; et enfin une période plus sereine où des éditeurs connus des « chéniéristes » (Paul Dimoff, Jean Fabre et, dans une moindre mesure, Gérard Walter) tentent de retrouver, au prix de grandes difficultés, le geste créateur de l’auteur des Élégies.

C’est Ginguené, célèbre littérateur et journaliste de l’époque thermidorienne, qui publie, le 20 nivôse an III (9 janvier 1795), c’est-à-dire quelques mois seulement après la mort du poète, l’Ode pour une jeune captive. La publication se fait dans une feuille très républicaine, la fameuse Décade philosophique. Celle-ci, qu’on pouvait soupçonner d’avoir soutenu ou du moins approuvé les excès de la terreur, se dépêche d’en mettre les victimes en valeur et se blanchit ainsi du sang des ennemis de Robespierre. Très curieusement, une récupération exactement inverse a lieu quelques années plus tard, le 1er germinal an IX (22 mars 1801) avec la parution de la Jeune Tarentine dans le Mercure, alors tenu par les Royalistes. Que Chénier devienne, dès le début, l’objet d’une querelle ou d’un enjeu politiques n’est guère étonnant. D’abord, la polémique qui l’avait opposé à son frère Marie-Joseph, au moment de l’affaire des Suisses de Châteauvieux, est encore dans tous les esprits ; ensuite, on cherche à prouver, au besoin par de semblables détournements, qu’une littérature de sentiment a été bafouée, ou baillonnée, pendant les excès de la terreur ; enfin, les partisans d’André insistent sur la dimension politique que peut revêtir la publication de ses poèmes car ils savent, dans la conjoncture qui est celle des années du Directoire, du Consulat et de l’Empire, que c’est par ce biais qu’ils obtiendront une première écoute.

En 1811, Marie-Joseph, le jeune frère tragédien d’André, qui était dépositaire de tous ses papiers, meurt. S’ensuit un procès de plusieurs années dont l’issue sera heureusement favorable aux partisans d’une rapide publication des œuvres d’André. Dès 1812, les 16 et 19 février, de très larges extraits du Mendiant sont ainsi publiés dans le Journal de Paris. C’est toutefois en 1819 qu’Henri de Latouche propose ce que nous considérons aujourd’hui comme l’édition originale des Poésies de Chénier. Édition à vrai dire lacunaire : Latouche présente comme « œuvres complètes » ce qui n’est qu’un ensemble d’idylles, d’élégies et de morceaux en prose ; il ne cesse de surcroît d’intervenir dans le texte, au nom de la bienséance et du bon goût ; enfin, il aide à la cristallisation du mythe du poète martyre, comme en témoignent les dernières lignes de son introduction : « Ainsi périt ce jeune cygne, étouffé par la main sanglante des révolutions. Heureux de n’avoir élevé de culte qu’à la vérité, à la patrie et aux Muses, on dit qu’en marchant au supplice il s’applaudissait de son sort : je le crois. Il est si beau de mourir jeune ! Il est si beau d’offrir à ses ennemis une victime sans tache, et de rendre au Dieu qui nous juge une vie encore pleine d’illusions ! »

S’ouvre alors une période d’environ cinquante ans marquée par trois séries d’événements. L’édition de Latouche connaîtra d’abord de nombreuses réimpressions et de nombreux réajustements, dus pour la plupart à Sainte-Beuve, lequel n’est pas insensible à la destinée du poète martyre. Il se forge ensuite, durant la période romantique, un nouveau « mythe Chénier » ponctué d’œuvres directement consacrées à la question de son exécution (ainsi le Stello de Vigny) et marqué par la certitude de sa prééminence dans l’univers poétique des Lumières. L’opposition passée entre André et son frère Marie-Joseph se double enfin d’un jeu politique, le premier devenant la figure de proue des opposants à la République et le second celle des adversaires de la Restauration puis de la Monarchie de juillet.

Plusieurs éditions suivent donc celle de 1819. Elles ne sont signées qu’Henri de Latouche : Sainte-Beuve dissimule en effet son identité sous le masque du libraire Charpentier. L’intervention de Sainte-Beuve est d’autant moins surprenante qu’il cherchait précisément à mettre en lumière des poètes ou des écrivains bridés par le régime révolutionnaire. Postulat, on en conviendra, éminemment dangereux, selon lequel la production d’une œuvre littéraire de qualité ne peut se concevoir que dans un régime de paix civile. L’agitation révolutionnaire n’était-elle donc pas capable de produire une forme d’expression renouvelée ? L’histoire littéraire doit-elle rester statique et ne pas suivre, dans ses convulsions comme parfois ses erreurs, l’histoire événementielle ? Les rééditions de 1833, 1839 et 1841 des poésies de Chénier sont aujourd’hui nommées éditions « romantiques » non pas tant, sans doute, en raison de leur datation que de leur propension à faire durer, et même à accentuer, le mythe du poète martyre. La mort de Latouche, en 1851, n’y changera rien : les versions se succèdent avec à la clé la production d’une forme d’illusion collective  dont on a encore peine, près de deux cents ans plus tard, à véritablement se défaire.

L’ennui est que cette légende va très rapidement prendre le pas sur la réalité des textes édités. On voudra lire Chénier en fonction d’une représentation imagée, en même temps qu’imaginée, de sa vie et de son œuvre. Balzac est un des grands coupables de cet état de fait lorsqu’il assimile, dans tel passage bien connu d’Illusions perdues, l’élan juvénile et les pulsions suicidaires de Lucien de Rubempré aux accents de la seule poésie d’André. David, son frère d’élection dans le roman, n’est pas davantage épargné : « La Camille d’André Chénier était devenue pour David son Ève adorée, et pour Lucien une grande dame qu’il courtisait. La poésie avait secoué les pans majestueux de sa robe étoilée sur l’atelier où grimaçaient les Singes et les Ours de la typographie. » Le poétique qui est évoqué ici, à la faveur de la transformation du décor, est entièrement étranger à la poésie de Chénier. C’est un sentiment entièrement et exclusivement marqué du sceau des romantiques. Il s’agissait pour ces derniers de trouver un port d’attache, une œuvre dans laquelle, fût-elle le produit d’une reconstruction imaginaire, ils pouvaient puiser tout ou partie de leur inspiration. Il s’agissait pour eux, en reconstruisant l’histoire littéraire, de montrer qu’ils n’existaient pas ex nihilo, mais qu’ils étaient bien le fruit d’une évolution des formes littéraires en même temps que le résultat logique d’un processus historique. On comprend mieux dès lors que l’accession d’André Chénier au rang de poète se soit faite, dans cette première moitié du dix-neuvième siècle, au détriment de son frère Marie-Joseph. Tandis que l’un, par ses idylles, ses élégies et son goût de la solitude contemplative, pouvait répondre aux aspirations des poètes de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, l’autre ne représentait plus, avec ses tragédies en cinq actes, ses réflexions sur Aristote ou sa poésie satirique, que l’esprit cartésien qui avait jadis fécondé les Lumières mais qui, à l’heure de l’industrialisation naissante et de l’éclosion d’une nouvelle forme de pensée, paraissait tout à fait obsolète. De plus, cette opposition du sentiment et de la raison, de la foi et de la loi, trouvait une résonance politique dans la lutte des libéraux et des ultras, puis dans celle des monarchistes et des républicains, à la veille de la révolution de 1848. C’est ainsi, pour prendre ce seul exemple, que la Comédie-Française décide, en 1844, de donner le Tibère de Marie-Joseph Chénier. Aussitôt, un théâtre concurrent va dénicher la pièce d’un obscur professeur de lettres de province opportunément intitulée André Chénier et la fait représenter parallèlement à la tragédie de Marie-Joseph. L’affaire déclenchera même une polémique assez vive entre deux des plus célèbres journalistes de l’époque, Jules Janin et Félix Pyat, le premier parvenant à envoyer le second en prison, pour diffamation, pendant plusieurs mois.

Ce qu’il faut retenir de cette « deuxième période » comprise entre 1819, date de la première édition de Latouche, et 1871, c’est la fabrication du mythe, finalement très défavorable à Chénier lui-même : car pendant que Lucien de Rubempré et son futur beau-frère David se pâment à la lecture d’une idylle ou d’une élégie, les œuvres du poète sont toujours aussi mal publiées.

S’ouvre alors, de la Commune à l’aube de la première Guerre mondiale, une troisième période marquée par la bataille très féroce que se livrent deux éditeurs de Chénier, évidemment concurrents. Le premier se nomme Louis Becq de Fouquières, est militaire de carrière, mais quitte l’armée en 1858 pour se consacrer exclusivement à sa passion pour l’œuvre poétique de Chénier. Excellent helléniste, véritable philologue, il a toutes les qualités requises pour venir à bout de la tâche qu’il se propose : éditer les poésies selon de rigoureux critères scientifiques. Malheureusement, il ne possède pas les manuscrits qui, de main en main, sont parvenus à Gabriel de Chénier, dernier descendant de toute la famille et qui entend se faire lui-même l’éditeur de son oncle. S’opposent donc un réel savant dépourvu du matériau premier, et donc condamné à ne travailler que de seconde main, et un homme certes cultivé mais qui, bien qu'en possession des manuscrits, n’est pas en mesure de faire autre chose qu’une édition sentimentale, à la gloire de son ancêtre. Les publications des deux hommes n’auront cesse de se croiser durant toute la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, Becq de Fouquières prétendant à chaque fois corriger les interprétations erronées de Gabriel de Chénier, celui-ci prétendant au contraire prouver ses dires par l’adjonction de nouveaux textes tirés de la masse de papiers qu’il conserve chez lui.

Ce bel ordonnancement est, dès le départ, troublé de manière tragique, une partie des manuscrits qui avait été conservée par le premier éditeur de Chénier étant détruite lors de l’invasion prussienne de 1871. Voilà qui complique singulièrement les choses pour nos deux champions : le premier, Becq de Fouquières, ne peut se livrer, dépourvu qu’il est du restant des manuscrits, aux conjectures qui lui eussent permis de retrouver le fil de la composition ; quant à Gabriel de Chénier, déjà dépourvu des connaissances philologiques élémentaires, il ne peut que faire appel à une sentimentalité douteuse et en appeler, mais en vain, au respect littéral de l’œuvre de son oncle.

Il publie d’ailleurs un petit opuscule intitulé La vérité sur la famille de Chénier dans lequel il s’en prend violemment au mythe construit autour d’André dans la première moitié du siècle. L’avertissement, très agressif, laisse aisément juger du ton de l’ensemble : « Les gens qui décident de tout sans savoir, ne manqueront pas de dire qu’il n’y a plus rien de neuf à apprendre sur André et sur Marie-Joseph de Chénier. Cette assertion n’aura que l’inconvénient d’être complètement fausse, et de prouver l’outrecuidance de ceux qui s’imaginent avoir le monopole des réputations littéraires. Dans ce que l’on a imprimé sur ces deux écrivains, chacun a fait son roman, chacun a entendu, commenté à sa façon des faits connus ; nul n’en a indiqué la cause, n’a pu expliquer certaines circonstances de leur vie, parce que personne ne les connaissait... » L’attaque se fait rapidement plus directe, le ton plus incisif, dès lors que Gabriel de Chénier oppose les « écrivains de bonne foi », lesquels, s’ils se sont trompés, ne voulaient que « rechercher la vérité », à ceux « dont la plume était aux gages des partis ». Ces véritables « flibustiers littéraires », habitués à nier l’évidence, « donnèrent carrière à leurs suppositions odieuses, et répandirent le fiel de leur esprit sur leurs feuilles stipendiées. » L’histoire éditoriale des poésies de Chénier se confond alors, vingt-cinq ans durant, à celle des démêlés de Becq de Fouquières et de Gabriel de Chénier : Becq publie d’abord, en 1862, une édition critique des Poésies qui fait l’admiration de Sainte-Beuve. Gabriel de Chénier en attend la seconde édition, en 1872, pour passer à l’attaque. Il le fait en publiant coup sur coup, en 1874, deux éditions : une des œuvres poétiques, et une autre des textes en prose. L’année suivante, Becq de Fouquières consacre un ouvrage entier à la réfutation des deux éditions de Gabriel de Chénier. Ses arguments sont avant tout philologiques.

La fin du siècle est moins tourmentée. Becq de Fouquières publie certes encore deux éditions en 1881 et 1888, mais les œuvres de Chénier étant tombées dans le domaine public en 1878, d’autres commentateurs se mettent à la tâche. Gabriel de Chénier a de plus le bon goût de mourir sans descendance et sa veuve, en 1892, remet les manuscrits en sa possession au département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, où ils sont aujourd’hui.

S’ouvre alors la quatrième et dernière phase de notre périple : celle qui, s’étendant de la première Guerre mondiale aux années 1970, se concentre autour de l’action de Paul Dimoff. Celui-ci soutient en 1936 une thèse importante intitulée La vie et l’oeuvre d’André Chénier jusqu’à la Révolution française et en profite pour publier les poésies. Il est d’ailleurs le premier à le faire selon des critères rigoureux, une méthode d’investigation efficace et surtout avec le souci de rendre véritablement compte des aléas de la création chéniériste. Hélas, il se heurte à trois écueils. Le premier est celui de la réception, sur le plan littéraire, de l’œuvre de Chénier. Latouche et Sainte-Beuve avaient profité, dans la première moitié du dix-neuvième siècle, de l’engouement suscité par la constitution du « mythe » André Chénier, ainsi que de l’intérêt des romantiques ; Louis Becq de Fouquières et Gabriel de Chénier avaient ensuite hérité, malgré leur opposition, de l’intérêt des Parnassiens pour André (Hérédia lui-même se lançant dans une publication de l’œuvre). Tout autre est la situation au début du vingtième siècle, et plus particulièrement dans l’entre-deux-guerres. Non seulement la poésie de Chénier ne rencontre guère d’écho favorable (l’heure est aux spéculations surréalistes et aux expériences un peu folles d’un Breton ou d’un Desnos), mais elle séduit les tenants de l’Action française, court dans l’œuvre d’un Brasillach comme elle avait jadis couru dans celle de Balzac et finit par apparaître comme une marchandise surannée, bonne à satisfaire les besoins en vers de quelques bibliothécaires poussiéreux, évidemment dépassés par leur époque. Comment lire Chénier au temps des tangos, des fox-trott, de la naissance de l’aviation et des camps de la mort ? L’époque est à la plainte, certes, mais à la plainte métaphysique d’une Anna Akhmatova et non aux plaintes langoureuses du frivole amant de Camille ou de Lycoris.

Le second écueil rencontré par Dimoff est d’ordre scientifique : comment classer tous les papiers épars déposés à la Bibliothèque Nationale ? Quel protocole éditorial choisir ? La difficulté est d’autant plus grande pour lui qu’il a arrêté le propos de sa thèse à l’entrée de la Révolution, et qu’il est lui est donc difficile d’embrasser la totalité chronologique de la production poétique. Troisième écueil enfin : l’extrême spécialisation du propos. À trop vouloir rendre compte des méandres de la création, on risque de faire perdre le plaisir de la lecture. C’est du reste pour éviter cet écueil que Gérard Walter, grand spécialiste de la période révolutionnaire, a décidé au même moment, dans la Bibliothèque de la Pléiade, de limiter, autant que faire se pouvait, les annotations critiques. Mais on aboutit alors à l’excès inverse : car la poésie de Chénier, à cent cinquante ou deux cents ans de distance, ne peut être lue sans un effort de contextualisation.

C’est à partir de 1960 qu’on trouve enfin réponse aux diverses questions qui ne cessent de se poser, s’agissant de l’édition de l’œuvre poétique d’André Chénier. Édouard Guitton et Georges Buisson, deux chercheurs reconnus dans le monde dix-huitièmiste, se lancent en effet dans ce qui est appelé à devenir la seule édition de référence : encore seuls les deux premiers volumes en sont-ils pour le moment parus aux éditions Paradigme, le second d’ailleurs signé du seul Georges Buisson. Un troisième tome est à paraître l’an prochain, qui regroupera les poésies révolutionnaires et les textes en prose.

Ce sont plusieurs difficultés que devaient résoudre les nouveaux éditeurs. Il fallait d’abord rendre compte des dossiers, des liasses et des portefeuilles déposés à la Bibliothèque Nationale et constituer un protocole éditorial en accord avec les intentions supposées du poète. Il fallait ensuite compléter cette charte éditoriale des lectures de détail sans lesquelles toute tentative d’interprétation de la poésie de Chénier serait vaine. Il fallait enfin contextualiser le propos afin de le rendre accessible au lecteur, chose d’autant plus difficile que le contexte lui-même s’était alourdi d’une histoire éditoriale des plus complexes.

L’organisation du texte, tout d’abord, procède obligatoirement d’un parti pris. Vaut-il mieux présenter les poèmes par genres, et mettre ainsi l’Hermès ou l’Amérique dans une chemise « épopée », tandis qu’apparaîtraient une chemise « Idylles et Élégies », une autre « Poésie politique », etc ?.. L’avantage d’un tel procédé est que le lecteur croit s’y retrouver très vite. L’inconvénient est que toute indécision générique se voit systématiquement gommée et qu’il devient difficile de classer des poèmes... inclassables. Les éditions du début du vingtième siècle qui se sont risquées à une telle aventure ont toutes fini par produire une abondante rubrique pieusement baptisée « Fragments divers ».  C’est pratique.

Georges Buisson et Édouard Guitton ont préféré une solution chronologique.  Le problème est évidemment, dans un tel contexte, de dater correctement chaque fragment, fût-il le plus infime, et d’user pour ce faire de toutes les ressources de la textologie, de l’histoire littéraire et de l’histoire tout court. Mais que d’avantages procure cette solution ! Elle répond tout d’abord aux exigences d’une lecture contemporaine de la littérature du siècle des Lumières. Les éditions chronologiques, en effet, se multiplient, depuis celle des Œuvres de Diderot par Roger Lewinter au Club français du livre jusqu’à celle que les éditions Classiques Garnier publient actuellement, en vingt-et-un volumes, des écrits de Jean-Jacques Rousseau. Un autre avantage –et sans nul doute, s’agissant de Chénier, le plus considérable de tous – est de lier intimement la vie à l’œuvre : or quoi de plus légitime ici ? Ne sait-on pas que le poète a précisément mêlé le réel au fantasmatique, la vie courante à la vie rêvée ?

Il convient, après avoir organisé les fragments, les avoir classés et avoir défini une charte d’ensemble qui prît en compte à la fois la destinée biographique de l’écrivain et la destinée graphique, puis évidemment bibliographique, de l’écrit, de présenter les textes selon un code bien défini. Prenons l’exemple de la ponctuation. Fallait-il présenter les textes dans la ponctuation des manuscrits et avec le respect absolu de tous les signes graphiques dispersés sur les différents documents ? Et, s’il fallait le faire, ne fallait-il faire que cela ? Ne risquait-on pas de nuire à la lisibilité du texte en ce que l’absence d’une ponctuation précise pouvait, dans bien des cas, produire une confusion syntaxique ? La solution adoptée par Georges Buisson respecte à la fois les manuscrits, dont le lecteur retrouvera sans peine la ponctuation originale, et le lecteur qui, s’il n’était pas aidé par une ponctuation plus conforme à celle qu’il connaît, se trouverait très vite exclu du jeu même de la lecture et, donc, du plaisir poétique.

Dernière difficulté, enfin, pour nos auteurs : le rapport au contexte. La principale leçon de l’édition Paradigme est de nous apprendre qu’André Chénier est véritablement un poète de son temps, très sensible aux courants divers et aux modes qui traversaient son époque. Un poète comme les autres, serait-on tenté de dire, s’il n’était allé plus loin que les autres dans la recherche du sens poétique. Encore, pour s’en apercevoir, fallait-il déceler tous les emprunts, toutes les allusions de certains vers. Tels des enfants cherchant les œufs de Pâques dans le jardin de leurs parents, nos deux auteurs cherchent depuis bientôt quarante ans les traces d’un lien vital entre André Chénier et son siècle. Alors ne boudons pas notre plaisir et, soit que nous nous plongions dans la reconstitution systématique, et entreprise selon des critères scientifiques, de l’œuvre de Chénier, soit que nous nous livrions au seul plaisir de l’écoulement du vers qu’il nous propose, ouvrons les Poésies de Chénier, et goûtons ensemble aux amours désormais purifiées de Camille ou de Lycoris.

 


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© IMV Genève | 17.10.2011