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Gérald Hervé, Histoires d’une vie

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Par Hervé Baudry

Nous présentons, suite à la matinée consacrée cet automne à l’oeuvre du philosophe et romancier Gérald Hervé et à la parution de sa biographie et d’une réédition des Pavois et des Fers, une contribution de M. Hervé Baudry. Les oeuvres de Gérald Hervé et sa biographie peuvent être lus à l’Institut Voltaire ou directement commandés aux éditions la Ligne d’ombre à www.lignedombre.com 

Gérald Hervé aurait fêté, ce 13 décembre, sa quatre-vingt-troisième année. Étrange coutume de parler des morts, qui ne peut faire illusion que dans les limites d’une prolongation possible. Nul n’oserait dire, ou penser, que Montaigne fêterait sa 478e année. En revanche, on fêtera bien le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau. Gérald Hervé est disparu il y a encore assez peu de temps pour qu’il existe dans notre esprit au conditionnel passé. Mais d’autres disparitions, ou éclipses, peuvent être évoquées à son sujet : celle de son œuvre demeurée pour les deux tiers dans les tiroirs, ou encore cet autre anniversaire : en 1971, âgé de 43 ans, il publiait son premier livre. Tous ces enchevêtrements de dates, de commémorations, de repères pour ceux qui l’ont connu, bientôt pour ceux qui l’auront lu ou découvert dans la première biographie qui vient de lui être consacrée, tout ce temps passé qui a abouti à tous ces livres, voilà ce que je voulais rappeler, héler du fond d’un certain oubli avant de l’enfermer dans quelques mots, de contenir son existence, des bribes. Entre deux dates : le 13 décembre 1928 et le 6 juin 1998, deux ports : Marseille et Miami, deux mers : Méditerranée et Atlantique. Hasards, temps impromptus et espaces fortuits. Notre nécessité, ici, règne entre deux parois de néant. Qu’inaugurent couinements de nouveau-né et scelle le dernier mot prononcé, avant qu’il ne meure : « et puis merde qu’on en finisse ».

Acte I. Depuis Taine, au moins, on raconte les origines, le bain de culture, afin de comprendre et expliquer bouillon et beaux morceaux du vivant humain (le plat de résistance). Ce que Gérald Hervé a dit, écrit sur son enfance et sa jeunesse, assez peu au regard des grands pourvoyeurs d’ego-documents, tient dans quelques pages de quelques-unes de ses œuvres. Et il l’a fait en empruntant le vêtement linguistique de deux personnes : « je » et « il », alias « Gaëtan Jamblin ». Le biographe, interdit de fiction, est voué à la troisième personne.

À chaque fois, tout commence à Marseille puisque c’est là, comme nous le savons, que Gérald Hervé est né. Marseille est la seconde ville de France depuis plus d’un siècle. Elle est une ville grande et vaste entre roc et mer. Ce qu’il a vécu dans ses premières années, c’est ce roc du Roucas blanc, la péninsule phocéenne d’Endoume, et la mer en face. La maison, acquise dans les années trente, y est toujours, coincée entre bâtisses et figuiers, sans accès pour les voitures, une traverse et un chemin sans nom pour desserte. Elle est désormais demeure écrite, hâvre de mots où palpite une mémoire ultrasensible.

Marseille vaut le détour. Pour commencer longer, à pied, malgré ce « boa de béton » (Endoume ou le roman d’une corniche : suivez le guide) qu’est l’avenue de la Corniche, la côte des Catalans jusqu’au Prado. Le reste est affaire de curiosité car Marseille est bien plus qu’If, Notre-Dame et la Canebière réunis. Pierre Vidal-Naquet, un ami de jeunesse, lui a consacré un texte qu’il a intitulé « l’homme de la corniche ». On ne trouvera rien dans Pagnol et Giono, pour ne pas charger les références, qui jette la lumière sur ce gosse d’Endoume devenu écrivain et philosophe. Car s’il a raconté son enfance, c’est parce qu’il a dû le faire comme on raconte quelque chose d’absolument personnel et de totalement étranger.

Le roc et la mer, voyions-nous : sans harmonie préétabli ni noces solaires à la Mistral, l’univers peint par l’auteur de Des pavois et des fers en 1971 aboutit à un gros trait jeté entre les mondes, la « coupure dans l’espace », avec, devant, la mer, qui « était la limite infranchissable au-delà de laquelle se portaient déjà [s]es désirs et [s]on imagination. » Cette conscience tronquée est le fruit des expériences de l’âge mûr, une compréhension de soi, un explicite conquis au prix fort. Pour l’heure, c’est la vie de famille avec les promenades à Toulon, ses vaisseaux, ses marins, enfant unique de parents cousins, l’école communale de la Roseraie, toujours en place :  un kilomètre à vol d’oiseau, trajet qu’il revivra, réécrira cinquante ans plus tard à travers Gaëtan J., divorcé et de retour d’exil, père de Jean-Luc, dix-sept ans. Avoir huit ans à l’heure du Front pop. Quelques efforts et c’est le lycée Périer. La grande bâtisse derrière, entre Endoume et le bourgeois VIIe arrondissement, d’où vient le gros de la clientèle. Avoir quinze ans sous l’Occupation, quand on a lu repeint « Lycée Maréchal Pétain », vu entrer les chevaux allemands, les policiers français rafler, la Gestapo frapper aux portes et aux visages.

Ce texte fut lu au crématorium de Nice, avant que la caisse en bois blanc ne s’engouffre par la trappe de feu :

Au lycée, je nouais des amitiés ferventes. Ma sensualité s’éveillait mais mon intellectualité était encore plus brûlante. Il y avait en moi un personnage inachevé qui ne s’exprimait pas encore. Les idées me suffisaient. Elles peuplaient mon univers d’adolescent. Mon plaisir était de les partager avec mes camarades. Quelques-uns d’entre eux s’étaient repliés avec leurs familles dans le Midi de la France pour fuir les persécutions. Ils apportaient avec eux cette intelligence et cette lucidité un peu douloureuse qui pétillaient dans cette vie de province où certains esprits se seraient trop facilement complus dans le conformisme de la défaite.

C’est grâce à eux que je connus les écrits qui s’imprimaient alors dans la clandestinité. La poésie devenait une arme. Les Cahiers du Rhône circulaient de main en main. Notre enthousiasme de jeunesse trouvait là de quoi s’alimenter. Nous en récitions des pages par cœur avec ferveur, avec haine, avec amour. Une complicité s’établissait aussi avec certains de nos maîtres. Les humanités pour nous ne furent jamais des choses mortes. Les textes latins et grecs, lorsque nous les traduisions, étaient remplis de multiples allusions, de sous-entendus, de réminiscences. Des pages entières prenaient valeur de symbole. Tacite nous était présent dans son portrait des Germains. Les Athéniens et Philippe de Macédoine faisaient partie de notre vie quotidienne. On admirait Démosthène. On stigmatisait la collaboration d’Eschine. Jamais les livres ne m’avaient paru si proches de la vie. Pourtant la dure réalité faisait parfois irruption dans notre existence studieuse et enflammée.

Ces amitiés avaient pour nom : Robert Bonnaud, Alain Michel et Pierre Vidal-Naquet. Tous occupent des rayons de librairies et de bibliothèques, sections : histoire et lettres classiques. Gérald Hervé ne se trouve pas, sections littérature et philosophie, mais les étagères se font encore rares.

Après la guerre, c’est la montée à Paris, études de droit et Sciences Po., tandis que les autres ont emprunté la voie des concours de lettres. Puis, en 1951, hasard à demi, l’appel à concours pour une carrière de commissaire de marine. La promotion 1953 quitte l’école du commissariat, à Toulon, avant d’effectuer la croisière d’application, des travaux pratiques en quelque sorte, aller-retour Brest, six mois autour du monde, trois mers, la joie et l’amertume des découvertes de toutes sortes, dont le suicide d’un matelot et des rapatriements pour faute très grave contre la morale, l’homosexualité, « deux caissons disciplinaires isolés, sans lumière, servaient de prison pour Neptune et Amphitrite, chassés de la vie du bord, au trou pour soixante jours » (les Aventures de Romain Saint-Sulpice), avant le rapatriement forcé.

Le tout jeune commissaire de marine Hervé sait à quoi s’en tenir, car il se sait attiré par les hommes sans avoir opté consciemment pour la marine comme pour un banquet de chair fraîche. Chez les Hervé on a le sens du devoir et de la fonction publique, on ne mélange pas les genres. Le grand-père, professeur de lettres, est passé par là. Le sur-moi ne fait pas défaut chez eux. Mais il faut le dire : l’homosexualité de Gérald Hervé, fruit d’une noce chez les petits bourgeois, est tout de même un vilain défaut, on le verra. Lui-même n’a pas senti besoin de dire d’où elle venait. Pense-t-on à justifier la pluie par le nuage, les températures, la condensation, à quelle altitude et sous quels vents ? La nature se passe de commentaires. La sexualité est essentielle, centrale, et point n’est besoin d’y chercher des explications. Le mot même n’apporte pas grand chose au débat. Mais la mise en scène, ça, c’est une autre affaire... Tout ce que l’on peut dire, c’est que chez lui la sexualité a suivi son cours sans drame ni trauma, comme poussent les plantes, plongeant leurs racines là où se trouve le nutriment, où elles s’épanouissent. Des amours enfantines, des amitiés érotisées aux amours plénières, un continuum pour tout un chacun. Et la première fois ? Y en a-t-il, des premières fois ? Le coït originel ? Il a eu lieu, oui, grand bien lui en fît. Des noms ! des lieux ! Patience, ceux que vous aurez suffiront, hélas.

Acte II, scène 1 : librairie Portail, à Saïgon, début 1955. Contexte large : le commissaire Hervé occupe son premier poste à la base aéronavale de Cat-Laï, en dehors de la ville. Libre de son temps dans le civil, un temps plus généreux que pour les autres officiers, il fréquente la capitale, plutôt solitaire, un timide qui se connaît, en fait un littéraire pur, adjectif qu’il affectionnait. Contexte étroit : le roman de Walter Baxter, le Chemin des hommes seuls, qu’un jeune homme manipule. Gérald Hervé l’a déjà lu. Une complicité s’instaure. Nuit d’amour sur fond de Têt, le nouvel an vietnamien. Scène 2 : quelques semaines plus tard, dénonciation par le jeune Barrot, un indicateur au service de la police militaire, dégradation de l’officier par le chef de la Sécurité navale, condamnation par l’amiral aux arrêts en métropole, le rapatriement après des jours de geôle. Septembre 1953 - mai 1955 au Sud Vietnam, tels sont les états de service actif du commissaire de marine Hervé au service de l’armée française, brisé pour avoir couché avec un homme durant sa vie privée. L’affaire Hervé a commencé dès l’instant où, refusant de signer et d’acquiescer aux injonctions de l’amirauté et de l’aumônerie de la marine nationale, il s’engage dans un combat juridique dont l’épilogue se produira en 1962 au Conseil d’État. Une chose est acquise dès l’origine : Gérald Hervé a perdu son emploi, sa source de revenu, sa carrière est brisée en plein élan. De saisine du Conseil d’État en commission de réforme, arrive le jour d’être jugé par « les siens » :

Le 14 novembre 1958, l’officier commandant la Marine à Paris, le capitaine de vaisseau de Lesquen, rend son rapport au capitaine de vaisseau Sourisseau, président du conseil d’enquête pour cette affaire : « Hervé a commis une faute disciplinaire grave. Cette faute a été sanctionnée par la mise en non-activité par retrait d’emploi. Les conséquences de cette sanction ont été pour l’intéressé de deux sortes : a) Matérielles car il n’a pu, du fait de sa situation amoindrie et de son manque de relations personnelles, trouver d’emploi que comme petit employé dans une compagnie d’assurances. b) Morales, car Hervé est un garçon très fier qui, issu d’un milieu modeste et arrivé par son travail, a beaucoup souffert de sa mise à l’écart d’une carrière à laquelle il s’était très attaché.

Je ne crois pas qu’il soit humain de lui briser sa vie. Il faut lui donner les moyens de la refaire en partant sur des bases saines. La seule manière me paraît être de le réadmettre à l’activité et, comme il est bien certain qu’il n’a plus aucun avenir dans la Marine, de l’aider à la quitter honorablement pour se recaser ailleurs. »

Rapport non entendu. Sur le pont du Jean Bart, à Toulon, la marine l’exclut puis, en 1959, Charles de Gaulle, chef de l’État, signe le décret le mettant en réforme. En 1962, le Conseil d’État, saisi pour la seconde fois, cassera ce décret pour excès de pouvoir. L’année suivante, Gérald Hervé démissionne. Il apprendra bientôt que d’autres sont tombés dans un vaste coup de filet organisé par l’homophobie d’État, et surtout qu’un autre commissaire de marine a été surpris dans les bras d’un autre homme et, qui plus est, à bord d’un bâtiment de la Royale. Mais, fils de ministre, sa carrière se poursuivra au Quai d’Orsay et il mourra ambassadeur de France.

Acte III. Après la brisure. Au lendemain de mai 1955. Une vie en somme faite de deux versants : l’adret et l’ubac. Qui se regardent, se voient, se sentent mais ne se joignent pas, car une faille infranchissable les sépare, et non quelque aimable rivière de Reconnaissance. Toute sa vie, Gérald Hervé thématisera la brisure, la blessure. On craindra ressassement, obsession, répétition. Tel serait le cas s’il y avait revendication, si la voix portée était celle d’une victime qui réclamerait dommages et intérêts. La littérature ne serait alors que réparation de préjudice. L’œuvre de Gérald Hervé ne répare ni ne réclame rien. L’écrivain ne revendique ni ne répète rien : il crée. Thématiser la blessure inguérissable, comme le fit l’auteur du Lancelot en prose (xiiie s.), c’est dépasser l’existence poétiquement. C’est ne plus dire « je ». Dans ses romans, jusque dans cette autobiographie de jeunesse qu’est Endoume, Gérald Hervé invente des personnages, s’invente lui-même, multiplie les doubles, Anselme, Grégori, Bohor de Gannes (père et fils), etc. Il fait œuvre de romancier. On perd l’auteur de vue, on a gagné un monde.

***

Gérald Hervé, Des pavois et des fers, Chauray, La Ligne d’ombre, 2011.
(pour lien vers la page LdO : 
http://www.lignedombre.com/despavoisetdesfers.htm)
Écrit au lendemain du drame de mai 1955, ce texte est demeuré à moitié inédit pendant près de quinze ans. Repris et amplifié par l’auteur après Mai 68, Des pavois et des fers est à la fois une autobiographie, un témoignage, une satire des mœurs de la marine nationale et un tableau de la période post-coloniale. C’est aussi, et surtout, le récit des événements qui ont conduit Gérald Hervé à lutter, seul, pendant huit années contre ceux qui avaient multiplié injustices et humiliations. Le livre, publié par Christian Bourgois aux éditions Julliard sous le pseudonyme d’Yves Kerruel, signalait l’entrée de l’auteur en littérature et une période de grande création romanesque du Soldat nu (roman paru chez Julliard en 1974) aux Hérésies imaginaires (L’Âge d’homme, 1989).
Cette réédition présente plusieurs différences d’avec le texte de 1971 : des passages ont été retranchés par l’auteur sur son exemplaire personnel, ils ont été renvoyés en fin d’ouvrage ; une centaine de notes aident à la compréhension du contexte personnel et de l’époque ; on a ajouté les seules lettres conservées de la période militaire de G. Hervé (1953-1955) ainsi qu’un cahier d’illustrations tirées des archives de l’auteur.
216 pages, 16 €. ISBN 979-10-90177-00-0

Hervé Baudry, Gérald Hervé. Vies et morts d’un écrivain, Paris, L’Harmattan, 2011.
Cette biographie, la première consacrée à l’écrivain et philosophe Gérald Hervé, constitue une introduction à sa vie et à son œuvre. À peu près totalement inconnu du grand public mais aussi des spécialistes de la littérature contemporaine, Gérald Hervé a très peu retenu, de son vivant, l’attention de ses contemporains, excepté ceux qui ont eu la chance de le connaître. Si l’on ajoute à cela le fait que les deux tiers de son œuvre littéraire sont restés dans les tiroirs, on comprendra à quel point cet ouvrage, si bref soit-il, faisait défaut. Basé sur des entretiens avec des personnes l’ayant connu à diverses époques de sa vie, l’étude des œuvres, le dépouillement des archives privées (manuscrits littéraires, correspondance, etc.), ce travail a été réalisé par un témoin de longue date de l’auteur, co-signataire de son testament philosophique, la Nuit des Olympica, publié en 1999 chez le même éditeur.
280 p. 28 € ISBN : 978-2-296-55654-6

 


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© IMV Genève | 23.01.2012