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Émilie en danger
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par François Jacob

Les amateurs du XVIIIe siècle devraient se réjouir : la plupart des manuscrits de la « divine Émilie » mis en vente le 29 octobre dernier chez Christie's sont désormais visibles au Musée des lettres et manuscrits, boulevard Saint-Germain. Le site dudit musée présente les images des seize pièces concernées, parmi lesquelles l'Exposition abrégée du système du monde selon les principes de M. Newton ou encore l'Abrégé de l'Optique de M. Newton. Une petite loupe permet de grossir à volonté certains passages et, s'il n'est pas possible de télécharger les images, le chercheur peut du moins, au prix d'une certaine patience, tenter de débrouiller le sens de certaines ratures.

Il faudra néanmoins qu'il se presse : l'exposition est programmée du 21 janvier au 24 mars 2013, après quoi, pense-t-on, les papiers de Mme du Châtelet iront sagement se reposer, dûment conditionnés, dans la pénombre de magasins obscurs : on sait que l'encre et le papier n'aiment pas la lumière. Un amoureux de la divine Émilie serait pourtant en droit, à sa sortie du musée des lettres et manuscrits, de se poser quelques questions.

Et d'abord, pourquoi Aristophil (nom de la société fondée en 1990 par Gérard Lhéritier, dont la fiche Wikipédia nous apprend qu'il est « issu d'une famille modeste », évidemment « autodidacte » et surtout que c'est un homme de cœur : « Au début des années 1980, il découvre par hasard dans une vitrine de la rue Drouot une petite lettre portant la mention « par ballon monté », alors qu’il cherche pour son fils, philatéliste en herbe, un timbre rare... ») a-t-il éprouvé le besoin, le 29 octobre dernier, de faire monter les enchères aussi vite ? Il est de tradition, dans une vente, de procéder par paliers : ce ne fut pas le cas le 29 octobre, certains manuscrits de Mme du Châtelet ayant dépassé cinq cent mille euros en quelques secondes. Pourquoi le visiteur du musée se voit-il par ailleurs informer par une dame, au demeurant charmante, que les manuscrits exposés sont à vendre ? Le chercheur naïf qui se plaisait à penser que la seule et unique motivation d'Aristophil était la préservation du patrimoine se retrouve perdu, livré au doute, égaré, sans comprendre, sur le pavé du boulevard Saint-Germain.

Reprenons.

Un très intéressant article du Monde signé Raphaëlle Rérolle et principalement consacré aux archives Foucault rappelait le 20 décembre 2012 que « la commercialisation d'archives à des prix élevés est un phénomène récent. » On le croit volontiers : il suffit, pour s'en convaincre, d'observer les prix de certains manuscrits russes. Vendus il y a vingt ans quelques milliers de francs français, ils atteignent aujourd'hui plusieurs centaines de milliers d'euros. Mais ce qui reste compréhensible, s'agissant du patrimoine d'un pays dont les possibilités économiques et le travail de mémoire restent relativement récents, s'explique en revanche moins bien en plein cœur de Paris. Pour Raphaëlle Rérolle, ce développement purement commercial « pourrait faire naître un marché là où il n'en existait guère. » Il s'agirait, on le conçoit aisément, d'une « nouveauté propre à bouleverser les habitudes. »
La journaliste cite, un peu plus loin, tel libraire revendiquant pour les archives et manuscrits le droit à une reconnaissance « financière » adaptée : pourquoi s'étonner que les prix montent, quand un dessin de Raphaël a été vendu 30 millions d'euros, à Londres, début décembre, sans susciter la moindre émotion ? Tout simplement parce que, lui répond un éditeur parisien, « les archives n'ont pas été conçues à des fins de négoce. » Or c'est bien là que le bât blesse. Tout pourrait laisser penser que la montée vertigineuse des prix de certains manuscrits, suite à la création d'Aristophil, n'est que la partie émergée d'un énorme iceberg spéculatif sur lequel sont condamnés à venir échouer institutions publiques, défenseurs du patrimoine et amoureux de l'histoire.

Il se trouve naturellement des âmes bien nées pour défendre ces nouvelles pratiques. Jean-Claude Vrain, libraire parisien, est l'un d'eux : « On nous dit que le patrimoine ne doit pas s'en aller. Mais les écrivains ne sont-ils parfois pas mieux à New-York ou entre les mains de collectionneurs privés qu'à pourrir dans les caves de la BNF ? » Les conservateurs de toutes les institutions publiques apprécieront. Jean-Claude Vrain ignore sans doute, en affirmant que « les institutions feraient mieux de gérer ce qu'elles possèdent », qu'une part considérable de leur budget est précisément consacrée à cette gestion : conditionnement, restauration, catalogage, mise à disposition des chercheurs, mise en valeur sont les maîtres mots de leur activité. D'ailleurs, lui-même continuerait-il, s'il n'en était pas ainsi, à leur envoyer régulièrement son catalogue ?

De fait, pour Gérard Lhéritier, « nous avons réveillé un marché qui ronronnait. » Nous y voilà ! Ce que confirme Jean-Claude Vrain : « Dans les années 1990, on vendait un poème de Mallarmé 45'000 francs. Maintenant, ça vaut entre 80'000 et 400'000 euros. » Reconnaissons qu'il y a de quoi être émus : le « ça », s'il ne s'agit pas d'une erreur de transcription de la journaliste, en dit plus long encore que les 400'000 euros.

Bien plus, Gérard Lhéritier ne se propose rien moins (c'est du moins ce que nous apprend un article de Nathalie Six opportunément intitulé « Profession : chasseur de manuscrits » et publié le 8 octobre 2012 sur evene.fr) que de ramener certains trésors patrimoniaux sur le « territoire national » : « Il y en a un notamment que nous proposons chaque année de racheter à une grande bibliothèque. Je ne veux rien dévoiler pour l'instant, mais il est très possible que nous arrivions à nos fins prochainement... » C'est donc par amour de la patrie qu'il s'agit de ratisser le fonds de certaines bibliothèques. Tout s'explique.

Il va sans dire que la montée des prix et le cynisme de ces pratiques constituent, à l'heure où ces lignes sont écrites, un danger réel pour les archives et manuscrits et, plus généralement, pour le patrimoine dans son ensemble. Quatre raisons à cela.

Qui empêchera tout d'abord certains déséquilibrés (à l'instar de Barry Landau, qui a récemment fait la une de la chaîne CBS pour avoir volé des lettres de Charles Dickens, Mark Twain, Thomas Jefferson et Voltaire (mais oui !) aux National Archives, à Washington) de songer qu'arracher telle page ou que subtiliser telle lettre d'un écrivain dont ils n'auront pas lu une ligne pourrait s’avérer rentable ? Après tout, les salles de consultation, même si elles sont surveillées avec le plus grand soin, sont moins sûres que le coffre d'une banque. Et c'est dès lors dans le coffre d'une banque que les archives risquent de se retrouver bientôt, leurs reproductions numériques étant seules disponibles. Gageons que M. Lhéritier fournira aux bibliothèques concernées la petite loupe numérique qui leur fera défaut.

Deuxième point : les nouveaux détenteurs de manuscrits désormais inabordables à toute institution publique se soucieront-ils des recherches en cours ? Comment la mémoire collective, dont on sait qu'elle est entretenue par des générations successives de chercheurs, par le travail incessant et toujours bénévole des sociétés savantes et par celui des universités, sera-t-elle préservée ?
Un paragraphe du site internet d'Aristophil consacré aux manuscrits de Mme du Châtelet se veut sur ce point rassurant : « La pièce majeure de cette vente était le numéro 16. Ce rare document manuscrit intitulé Exposition abrégée du système du monde selon les principes de Newton a été acquis par la société Aristophil pour la somme de 961'000 euros... Le manuscrit, composée de 357 feuillets recto-verso et de 57 feuillets de brouillons annotés par la marquise, sera proposé en version numérisée à la Bnf. » Ce que ce paragraphe ne précise pas, c'est que la numérisation à destination de la Bnf était un prérequis indispensable à l'achat. Et puis, pourquoi limiter la numérisation à ce seul manuscrit ? N'eût-il pas été indiqué de numériser l'ensemble des manuscrits acquis par la Société Aristophil et d'en offrir le scan à la Bnf ou à toute institution spécialisée dans l'étude de ce type de documents ?
Un tel geste, outre qu'il serait d'une rare élégance, nonobstant l'impossibilité d'analyses de type codicologique, aiderait réellement le monde de la recherche. Mais qui sait ? Peut-être en est-il encore temps ?..

Une troisième question, ou plutôt une troisième inquiétude, est celle du risque de l'éclatement de ce qui n'est, en somme, qu'une énorme bulle spéculative. On a beau vanter la « fiscalité attractive » de certains pays (notamment la Belgique, où Gérard Lhéritier, rappelle Nathalie Six,  « a inauguré un deuxième musée dans la galerie du Roi en 2011 ») ou louer le « bon investissement » constitué par cette forme particulière de « diversification du patrimoine », comment ne pas s'inquiéter de voir les manuscrits les plus importants, les plus significatifs de notre histoire soumis aux cours d'une bourse d'autant plus dangereuse qu'elle reste implicite ? Les débours d'Aristophil et de tous ses actionnaires (car il s'agit bien de cela) risquent fort de se transformer en déboires, un jour ou l'autre.
Justement, le magazine Que choisir ? stigmatisait le 6 décembre dernier la société Aristophil en rappelant qu'elle était soupçonnée en Belgique « d'escroquerie et de blanchiment » et qu'une commission rogatoire internationale avait été transmise à la justice française. Le même magazine s'était déjà intéressé, en 2011, au modèle économique de la société de Gérard Lhéritier : « la société propose aux particuliers de prendre des parts dans des manuscrits en indivision. Elle ne le fait pas en direct mais à travers un réseau de conseillers en gestion du patrimoine... » Et Erwan Seznec, le journaliste de Que choisir ?, de conclure : « Selon [de nombreux spécialistes de manuscrits], Aristophil entretiendrait artificiellement une hausse de la valorisation des manuscrits, en faisant monter les enchères sur ce marché très étroit. Le problème est qu'elle le fait avec l'argent des souscripteurs... » Tant que le système tient, rien à dire. Mais que « les entrées de capitaux frais ralentissent », et alors « la bulle risque d'exploser. »

Mais la question fondamentale est bien celle de la valeur intellectuelle des manuscrits et de leur contenu. Pour Gérard Lhéritier, les choses sont claires : un manuscrit vaut ce qu'il rapporte. En témoigne l'ouvrage dont il est, avec Christel Pigeon, le co-auteur, et qui est sobrement intitulé L'or des manuscrits.
Nous avons vécu depuis plusieurs dizaines d'années avec l'image faussée d'une littérature française dominée par quelques grands noms -en fait, les seuls collaborateurs de la NRF. Nous avons également vécu avec l'image idyllique et bien évidemment fausse, elle aussi, d'une histoire faite de héros a priori incontestables et de personnages douteux, relégués dans les caves de l'histoire. Faudra-t-il aujourd'hui, au moment même où ces mensonges idéologiques sont sur le point d'être dénoncés, et où nous avons enfin les matériaux nécessaires à la réécriture de notre histoire littéraire comme de notre histoire tout court, se taire pour laisser place à un mensonge d'une autre nature, pire peut-être que les précédents ?

Mise en danger des collections, mépris des institutions publiques, risque économique et spéculation intensive sont au menu d'une société dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle bouleverse le paysage.  Apparemment pas pour l'embellir, hélas.


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© IMV Genève | 06.03.2013