La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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La Gazette des Délices
Nous sommes très heureux de pouvoir inaugurer cette série d'entretiens intitulés Grand Salon en votre compagnie et nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation. Tous les Genevois intéressés par l'histoire de notre petite République connaissent évidemment vos travaux. Il serait peut-être néanmoins utile de les replacer dans leur contexte, d'en retracer, si vous en êtes d'accord, les lignes directrices, en évoquant notamment vos années de formation. Je crois savoir que vous avez été très marqué par l'enseignement de Marcel Raymond et de Luc Monnier -deux hommes pourtant très différents, à première vue ?

André Gür
J’avais effectivement commencé des études de lettres classiques, à une période malheureusement marquée par la maladie de Marcel Raymond, que j’ai néanmoins pu suivre avec beaucoup d’intérêt et de plaisir. Je devais également participer, pour parfaire mon cursus, à un séminaire d’histoire, qui était celui de Luc Monnier. Or ce séminaire portait sur Tocqueville, qui était alors un auteur totalement ignoré par l’université française : ce n’est en effet que beaucoup plus tard, à travers Raymond Aron, qu’on a commencé à s’intéresser à Tocqueville. Luc Monnier était en quelque sorte un précurseur : il avait d’ailleurs publié, au début de la guerre, les Mémoires de Tocqueville, dont il avait recopié les manuscrits.

Durant ce séminaire, j’ai décidé de présenter un sujet intitulé « Tocqueville et les journées de juin ». Me lançant sur ce sujet avec beaucoup de naïveté, j’ai commencé par me plonger dans les pages que Tocqueville consacre à ces journées de juin dans ses souvenirs, avant de consulter la partie de sa correspondance qui était alors publiée. Et c’est là qu’une chose m’a frappé : il semblait en effet y avoir une certaine discordance entre ce qui est dit dans les souvenirs et ce qui apparaît dans sa correspondance. On déborde évidemment, dans la correspondance, les seules journées de juin pour embrasser la question sociale, et j’avais été frappé par le fait qu’il y avait là, chez Tocqueville, une position beaucoup plus ouverte. J’ai dès lors constitué mon exposé sur ce thème.

Quelques jours après, je reçois un mot très élogieux de Luc Monnier qui, à ma grande surprise, m’écrit qu’il a suivi cet exposé avec un grand intérêt et m’invite à me rendre chez lui. Ce fut là mon premier contact, et je dois dire que ce premier contact a été extrêmement encourageant : c’est peut-être ce qui a déterminé mon orientation à ce moment-là. Pour la deuxième partie de ma licence, je me suis essentiellement tourné vers l’histoire. J’avais alors un intérêt déjà très grand pour l’histoire politique et l’histoire des idées.

J’avoue avoir ensuite fait mes études dans des conditions peu favorables, ne consacrant que peu de temps aux cours. J’avais en effet, pour gagner ma vie, un poste de précepteur auquel toutes mes matinées étaient consacrées : je ne bénéficiais que de mes après-midi. Pour mon mémoire de licence, j’étais surtout intéressé par l’histoire politique la plus récente et tout particulièrement par celle du Front Populaire. C’était là un domaine qui n’avait pas encore été sérieusement étudié par les historiens, et Luc Monnier m’a proposé de concentrer ma recherche sur un point particulier, à savoir l’émeute du 6 février 1934. La bibliographie se limitait à relativement peu de choses, et j’ai dû aller trouver, par le biais du BIT, des informations dans la presse de l’époque. Une lecture m’avait également marqué : c’était l’ouvrage de Simone Weil, La Condition ouvrière, où la philosophe raconte sa propre expérience lorsqu’elle-même travaillait en usine, ouvrage dont j’ai fait un compte rendu dans le Journal de Genève.

Mon mémoire a été parfaitement reçu, à la suite de quoi j’ai éprouvé le besoin de prendre un peu le large et ai postulé pour une bourse à l’Institut Croce de Naples. En vain, car je n’avais pas encore subi mes derniers examens de licence. Une autre opportunité s’est présentée, avec succès cette fois, à l’Institut Européen à Sarrebruck.

L’Université de Sarrebruck se situait dans une ancienne caserne des SS qui se trouvait en pleine forêt. La Sarre était encore, à cette époque, sous contrôle français : le recteur était d’ailleurs un germaniste français. Les étudiants étaient quant à eux de diverses nationalités : français, anglais, italiens, suédois, autrichiens : c’était un milieu très international.

Sur le plan de l’enseignement, j’ai été marqué par plusieurs maîtres. Comme historien, je dois citer Jean-Baptiste Duroselle, qui était précisément un spécialiste de l’histoire internationale mais aussi de l’histoire de l’entre-deux guerres. J’ai également suivi avec un énorme intérêt le cours de Laurent Champier, à tel point que par la suite (permettez-moi de faire un saut dans le temps), lorsqu’à Genève on a voulu nommer un nouveau professeur de géographie, Luc Monnier m’a demandé de faire un rapport sur ce cours afin de nourrir son argumentaire. Enfin je ne saurais oublier le séminaire d’André Philip, que j’ai suivi avec beaucoup d’intérêt et dans lequel j’ai même donné deux conférences : André Philip m’avait d’abord demandé, puisqu’il était question de bâtir une Europe fédérale, de présenter le cas de la Suisse ; l’autre conférence se situait au moment où il était question, à travers la CED (Communauté Européenne de Défense) d’élaborer une défense « européenne ». J’avais fait remarquer que c’était peut-être, si j’ose dire, mettre la charrue avant les bœufs : ne valait-il pas mieux d’abord construire une Europe politique ?

J’ai ensuite reçu une bourse pour continuer mes études à Paris, mais je n’ai malheureusement pu y rester longtemps, mon épouse devant gagner Leysin. Un demi-poste d’assistant s’est alors offert à moi à l’Université de Genève, puis un poste complet. J’avais en particulier été chargé de suppléer aux enseignements de Stella Michaud et Luc Monnier dans le semestre d’été 1963, et j’ai ensuite fonctionné comme suppléant pour le séminaire d’histoire contemporaine durant l’année 1963-64. Un peu plus tard, durant l’année académique 1969-70, j’ai été chargé par la faculté d’enseigner l’histoire contemporaine et j’ai alors donné un cours et un séminaire sur la République Française et la question coloniale avant de traiter, pour le semestre d’été, de Napoléon.

Le problème se posait toutefois de savoir sur quel sujet porterait ma thèse. J’ai en fait changé assez brutalement de direction en m’intéressant à Clairière : j’avais dépouillé à Turin de très intéressants fonds d’archives de la deuxième moitié du dix-septième siècle en compagnie de mon collègue Busino. Je suis alors passé d’un intérêt marqué pour le vingtième siècle à une connaissance plus approfondie des dix-septième et surtout dix-huitième siècles, notamment en rapport avec Genève.

La Gazette des Délices
L'une des premières familles genevoises auxquelles vous vous êtes précisément intéressé, et dont les membres se retrouvent périodiquement dans plusieurs de vos articles, c'est bien sûr la famille Deluc, avec le physicien Jean-André, qui devient lecteur de la reine d'Angleterre, son frère cadet Guillaume-Antoine et le fils cadet de ce dernier, lui-même prénommé Guillaume-Antoine.

André Gür
Oui, il existe en particulier un article important paru en 1967, je crois, dans la Revue d’histoire suisse, qui avait trait à la négociation de l’Édit du 11 mars 1768, d’après le Journal de Jean-André Deluc et la correspondance de Gédéon Turrettini. C’était un article de fond de près de cinquante pages. La famille Deluc m’a toujours beaucoup intéressé, mais deux autres sujets sont rapidement venus nourrir ma réflexion sur le dix-huitième siècle genevois : l’affaire Rousseau, bien sûr, à propos de laquelle certains documents d’archives sont venus apporter des éclairages nouveaux, et la personne d’Étienne Clavière (1735-1793), dont la correspondance était restée largement sous-exploitée et qui était d’autant plus intéressant qu’il fait ses débuts dans le négoce en 1758 et qu’il devient très vite l’un des chefs du parti des représentants. Il se liera plus tard à Brissot et Mirabeau et présidera la Société des Amis des Noirs.

La Gazette des Délices
Merci beaucoup, André Gür, de ces quelques précisions. Nous reviendrons très certainement bientôt, en votre compagnie, sur Étienne Clavière. Merci encore.


Principaux articles d’André Gür

« Bertrand de Jouvenel, ou le rêve politique d’une génération », Mélanges offerts à Paul Edmond Martin, Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève, 1961, p. 127-142.

« La négociation de l’Édit du 11 mars 1768, d’après le Journal de Jean-André Deluc et la correspondance de Gédéon Turrettini, dans Revue d’Histoire Suisse, Zürich, t. 17, 1967, fascicule 2, p. 166-217.

 « Un précédent à la condamnation du Contrat social : l’affaire Georges-Louis Le Sage (1752), dans Bulletin de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève, Genève, tome 14, 1968, livraison 1, p. 77-94.

« Les lettres séditieuses anonymes de 1718. Étude et texte », dans Bulletin de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève, Genève, tome 17, 1981, livraison 2, p. 129-205.

« Un jeune patricien bernois tiraillé entre Charles Bonnet et Jean-Jacques Rousseau. Le premier séjour à Genève de Charles-Victor de Bonstetten (1763-1766) », Revue du Vieux Genève, 1983, p. 12-21.

 « Un champion du féminisme nommé maître au collège de Calvin à l’aube du siècle des Lumières », Annales du collège Calvin, 1988, p. 53-59.

« L’émeute genevoise de janvier 1789 avait-elle un caractère insurrectionnel ? », dans Regards sur la Révolution genevoise, 1792-1798, Genève, Droz et Paris, éditions Champion, 1992, p. 37-67.

 « Un tournant dans les rapports entre Genève et la Savoie : la suppression du bureau d’Avanchy », dans Bulletin de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève, Genève, tomes 23-24, 1993-1994, p. 25-57.

« Quand les Genevois menaçaient de brûler Bellerive », dans Des archives à la mémoire : mélanges d’histoire politique, religieuse et sociale offerts à Louis Binz, Genève, Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève, 1995, p. 397-425.

 « Quête de la richesse et critique des riches chez Étienne Clavière », dans Être riche au siècle de Voltaire, publié par Jacques Berchtold et Michel Porret, Genève, librairie Droz, 1996, p. 97-115.

 « Le procès de François de La Grave en 1666 : la raison cachée d’une exécution hâtive », dans C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau, Genève, éditions Droz, 1997, p. 341-351.

 « Le rendez-vous de Thonon », dans Rousseau visité, Rousseau visiteur, Genève, éditions Droz, 1999, p. 33-51.

 « David Rousseau, informateur de l’envoyé du Duc de Savoie en Suisse pendant la Guerre de succession d’Espagne », dans Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, t. 43, 2001, p. 241-278.

 « Une lettre inédite à Jean-Jacques Rousseau », dans Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, t. 43, 2001, p. 347-353.

 « Un Genevois député à Montmélian en 1705 », dans Bulletin de l’Association des Amis de Montmélian et de ses environs, Montmélian, n°74, juin 2005, p. 6-11.

 « Comment museler un peuple souverain ? Robert Chouet et la répression du mouvement démocratique en 1707 », dans Bulletin de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève, Genève, tomes 36-37, 2006-2007, p. 27-48.



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