La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
      Printemps 2013Accueil   IMV   Contact
           
   


Par François Jacob

 

    
       

 

     
 

 

Tout commence dans le bureau de John Pierpoint Morgan, où trônent deux grands portraits du millionnaire. L’un d’eux le présente dans une tunique ridicule afin de rappeler qu’il était docteur honoris causa de je ne sais plus quelle université, « pour services rendus ». Voilà qui mérite une réflexion sur la place du « bienfaiteur » dans nos sociétés contemporaines : heureusement, me prends-je à penser, c’est le nom de Virgile qu’on retient tandis que celui de Mécène a été voué, si j’ose dire, à la fosse commune. Au fond du bureau, une énorme grille rappelle que tel ou tel manuscrits précieux, notamment médiévaux, étaient parfaitement protégés. Contre le vol sans doute, qui était la préoccupation première du banquier new-yorkais. Mais quid du feu, de l’humidité, de l’atmosphère ? Dans la pièce suivante, une sorte de rotonde tout à fait lumineuse, c’est le masque de Houdon qui retient l’attention. Non pas le masque mortuaire de Rousseau, qu’on se rassure (le tricentenaire est bel et bien terminé), mais le masque pris sur le vif de George Washington, réalisé dans le cours des années 1780. L’anecdote mérite d’être rappelée, tant elle est savoureuse.

Houdon arrive au Havre le 20 juillet 1785 et s’embarque avec Benjamin Franklin vers le 25, en direction de l’Angleterre tout d’abord, puis des États-Unis. Deux mois plus tard, Franklin est heureux d’annoncer à George Washington l’arrivée du célèbre sculpteur, dont le général américain n’avait sans doute guère entendu parler :

I am just arrived from a country where the reputation of General Washington runs very high, and where everybody wishes to see him in person ; but, being told that it is not likely he will ever favour them with a visit, they hope at least for a sight of his perfect resemblance by means of their principal statuary, M. Houdon, whom M. Jefferson and myself agreed with to come over for the purpose of taking a bust…1

Le choix de Houdon est vraisemblablement dû à la réussite du masque mortuaire de Jean-Jacques Rousseau, dont la vivacité des traits a permis la confection de plusieurs bustes et leur succès dans les Salons. La statue du Voltaire assis, dont huit exemplaires courent au même moment de Paris à Pétersbourg, n’a également pas peu contribué à la renommée d’un sculpteur que Beaumarchais n’a cessé de présenter de son côté à Franklin comme la huitième merveille du monde.
Houdon a donc posé le pied sur le sol américain. Las ! Ses instruments n’ont pas suivi !

He is here, but the materials and instruments he sent down the Seine from Paris not being arrived at Havre when we sailed, he was obliged to leave them, and is now busied in supplying himself here.2

Autrement dit, il faudra faire avec les moyens du bord. On devine toutefois que derrière cette gêne apparente se cache une esquisse de discours politique : outre le fait qu’on peut se réjouir de n’être plus inféodé au vieux continent, fût-ce pour de simples questions d’organisation matérielle, apparaît l’idée d’une nouvelle forme d’expression artistique dont l’expression prise sur le vif rend précisément très bien compte. Tandis que les traits de Rousseau étaient ceux d’un mort et ceux de Voltaire le produit d’un simple souvenir, la physionomie de Washington sera tout à la fois le fruit d’un travail naturel, dégagé des artifices et des conventions d’un art sur lequel pèsent plusieurs siècles, et de l’observation de la vie même incarnée en un homme parvenu au faîte de sa puissance.

Mais revenons dans notre petite rotonde et glissons-nous plus à droite, du côté de la salle est, en fait le cœur du complexe, à savoir : la bibliothèque. Ornée d’une superbe tapisserie du seizième siècle et d’un plafond dû à l’ornementiste Henry Siddons Mowbray (1858-1928), elle propose, dans des vitrines adaptées, quelques-uns des manuscrits les plus rares de la collection. Une dame passe derrière moi, discrètement. Elle tente de prendre des photos, à l’aide de son iPhone, mais se fait rabrouer par un surveillant : « No pictures ! » Un jeune homme, profitant de l’aubaine, et voyant l’attention du cerbère quelque peu distraite, prend plusieurs clichés d’une partition de Beethoven. Le malheureux ne sait sans doute pas que ladite partition est en accès libre, avec toutes les images nécessaires, dans la base de données de la bibliothèque, au sous-sol du bâtiment (une dizaine d’ordinateurs disposés en enfilade, du côté des toilettes, y attendent les éventuels clients).

L’espace patrimonial du bâtiment McKim est complété, suite à l’intervention de l’architecte Renzo Piano, de plusieurs salles d’exposition –quatre, en fait. L’une d’elles présente Marcel Proust and Swann’s Way : 100th anniversary, production conjointe de la Morgan Pierpoint Library et de la Bibliothèque Nationale de France. Cette dernière rappelle, dans son dernier bulletin d’information, que les 45 pièces prêtées par Paris constituent « l’essentiel de l’exposition, quelques éditions rares de la Morgan Library complétant la présentation. »3 Le scénario, conçu par Antoine Compagnon, se focalise sur le Paris de Swann et présente quelques très intéressantes vues d’Illiers –le « Combray » de Proust. L’incipit de la Recherche clôt enfin un parcours d’une exceptionnelle densité. Les visiteurs ne s’y trompent pas, qui se pressent dans la petite salle carrée, à la recherche du document miracle. La dame de tout à l’heure reste confondue devant une lettre de Proust à Fauré : on sent chez elle une certaine démangeaison, du côté de l’iPhone.

La Pierpoint Morgan Library est, avec la Frick collection, un des sites qu’il ne faut, pour rien au monde, manquer à New-York. Sait-on que c’est ici que sont conservés nombre de manuscrits de Gluck, lesquels n’eussent certainement pas déparé notre exposition Nota Bene, présentement visible à la Bibliothèque de Genève ? Une magnifique salle de projection (rarement exploitée), une bibliothèque (difficile d’accès), un restaurant (fort bon) et une boutique (décevante) complètent un bâtiment dans lequel il fait bon flâner, en attendant de ressortir, pour un lunch, du côté de Madison avenue.

 

1 Benjamin Franklin à George Washington, Philadelphie, 20 septembre 1785, dans Benjamin Franklin’s autobiographical writings, Viking Press, New-York, 1945, p. 657.

2 Ibid.

3 Chroniques de la Bibliothèque Nationale de France, n°66, avril-.mai-juin 2013, p. 22. L’article, intitulé « Marcel Proust à la Morgan Library », est signé Cécile Pocheau-Lesteven.


Vers le haut

    
 

Editorial
- Une nouvelle Gazette

Nouvelles

- De Mme du Châtelet à Diderot

Grand Salon

- Rencontre avec André Gür

Voltaire nous écrit

- Marginalia de Voltaire sur trois exemplaires de Saül

Lieux

- Présentation
- Petite promenade du côté de Madison Avenue
- La Morgan Pierpoint Library, un bâtiment d’exception

Voix publiques

-
Centenaire de Mme Berthe Malatesta
- Du côté de Ferney…

Entre livres

- Des centaines de documents voltairiens et dix-huitiémistes
bientôt disponibles

 

inscrivez-vous à la
Gazette des Délices

   
         
         
     
© IMV Genève | 22.05.2013