La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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par François Jacob

    
       

 

     
 

 




Philippe Lejeune

C'est en avril dernier que Philippe Lejeune a fait paraître le deuxième tome de ses Brouillons de soi intitulé Autogenèses, volume pour l'essentiel constitué d'une série d'études de « génétique autobiographique » mais où l'on trouve, en bout de course, un petit essai plus ambitieux intitulé « Genèse du journal ».

Après avoir rappelé, dans une introduction baptisée « Histoire d'une recherche », que la critique génétique s'est substituée à « l'ancienne philologie » à partir du moment où les créateurs eux-mêmes « ont accordé de l'importance à l'histoire de leur création » et rappelé son propre parcours au sein de l'ITEM, Philippe Lejeune nous livre six « chantiers » respectivement consacrés à Jean-Jacques Rousseau, Marie d'Agoult, Paul Léautaud, Georges Perec, Claude Mauriac et Arianne Grimm, petite diariste de sept ans et demi. Que tous ces articles aient déjà fait l'objet d'une publication n'a en soi guère d'importance : outre qu'ils deviennent ainsi plus accessibles, leur juxtaposition au sein d'un même espace de dialogue ouvre d'intéressantes perspectives.



Julien Benda

Le plus saisissant d'entre eux reste sans aucun doute le « brin de causette » auquel se livrent Julien Benda et Paul Léautaud : la confrontation de leur conversation, enregistrée à leur insu, et du compte rendu qu'en offre Léautaud le soir même dans son Journal littéraire, permet à Philippe Lejeune de développer quelques images suggestives. Une conversation n'est ainsi rien d'autre qu'une forme de « parade amoureuse » particulièrement élaborée, dans ce cas précis : « Ces deux vieux messieurs se cherchent, se tâtent, se flairent, jouissent l'un de l'autre. » Et Philippe Lejeune de vérifier que les « règles de développement » d'une conversation de ce genre (règles qui sont au nombre de deux : le consensus et le ping-pong) sont bien observées. Les divergences de ton, de discours sont à la fois « mineures » et « délicieuses » : elles donnent de fait plus de prix « à l'accord final du vieux clerc et du vieux cynique ».



Paul Léautaud

Le Journal de Léautaud, toutefois, loin de reproduire avec exactitude cette conversation vieille seulement de quelques heures, multiplie les écarts. On frémit, indique Philippe Lejeune, « à l'idée qu'un journal pourrait, dans une procédure judiciaire, servir de preuve. » Certes : mais qui donc y songerait ? Le journal n'est-il pas, d'ailleurs, une œuvre littéraire ? N'est-ce pas sous ce titre que fut publié celui de Paul Léautaud ? Et n'entretient-il pas avec le reste de l'œuvre un rapport qui dépasse, et de loin, celui d'un simple avant-texte à son produit (ah ! le vilain mot !) final ?

Revenant, dans « Genèse du journal », situé en fin de volume, sur la nature exacte de cette forme très particulière (dans les deux sens du terme) d'autobiographie, Philippe Lejeune lui nie précisément la qualité d'œuvre : il « n'est pas, à l'origine et fondamentalement, une œuvre : il est une pratique, et sa finalité est la vie de son auteur. » D'autres présupposés tout aussi rigides viennent encombrer la réflexion, à commencer par le cadre temporel dans lequel doit être confinée l'écriture du journal. La valeur de celui-ci, affirme t-on, est « liée à l'authenticité de la trace : une altération ultérieure ruinerait cette valeur. » Le journal est dès lors « l'ennemi de l'autobiographie », rien moins. Mais ne faudrait-il pas, dans ce cas, que tout s'écrivît au moment même du vécu, quitte à conférer au récit, mais à l'envers -et l'on perçoit le caractère paradoxal d'une telle assertion- une identité performative ? Philippe Lejeune admet heureusement quelques corrections : le délai ne doit toutefois pas dépasser « quelques heures ». L'ombre d'Aristote se profile, dans une lueur tragique, et un bal se fait entendre, au loin. Mais que fait donc cette citrouille, à même le sol ? Et d'où vient cette pantoufle ? « Ma bonne dame, il est plus de minuit. Et après l'heure... »

Philippe Lejeune cite lui-même l'exemple, très amusant il est vrai, de Virginia Woolf qui écrit, dans son propre Journal, à la date du 18 mai 1918 :

Lorsque des personnes viennent pour le thé, je ne puis leur dire : « Voyons, attendez un instant que je note ce qui vous concerne. » Quand elles s'en vont, il est trop tard pour écrire. Et, ainsi, au moment même où je brasse des pensées et des descriptions destinées à cette page, j'éprouve le sentiment décourageant qu'il n'y a pas de page ; mes pensées se répandent sur le plancher. Et, vraiment, ce n'est pas facile d'éponger pour les rassembler à nouveau.
             
Il s'agit donc de rendre aussi souple que possible le cadre temporel dans lequel s'insère, tant bien que mal, l'écriture du journal. C'est de fait, pour Philippe Lejeune, la perception des limites du présent qui pose problème, c'est-à-dire « du temps au-delà duquel on bascule du journal à l'autobiographie, de la rature autorisée à la reconstruction. » Mais si cette façon de considérer le moment de l'écriture tient compte de l'écoulement du temps, n'oublie t-elle pas la nature même du fait décrit ? Ne conviendrait-il pas de substituer, ou du moins d'ajouter à cette frontière entre présent et passé, c'est-à-dire, si l'on s'interroge sur la nature du texte final, entre journal et autobiographie, une autre frontière, plus poreuse celle-là, entre réalité et fiction ? Le journal est-il tenu, de par sa seule proximité temporelle avec l'événement décrit, de le restituer fidèlement ? L'écrivain est-il condamné à n'être plus qu'un écrivant (terme tout aussi horrible, sinon plus, que le funeste produit de tout à l'heure), voire le secrétaire de son propre discours ? Bien plus, le journal ne peut-il jouer avec la chronologie des faits et celle de leur tracé ? Philippe Lejeune en convient lui-même, qui rappelle la « surprise » qui fut la sienne à la découverte des manuscrits de Léautaud, lequel « ressert à Benda des formules déjà fixées dans son journal, qui venaient sans doute d'autres conversations. » Dès lors, « le texte circule sans qu'on ne sache plus bien ce qui est avant ou après ... »

Une dernière interrogation porte sur la relation du diariste à ses lecteurs. On peut se demander, écrit Philippe Lejeune, si la perspective d'une publication des journaux « n'a pas changé la manière de les écrire, leur faisant parfois anticiper [un] travail de séduction et de prudence. » Cette question est évidemment centrale pour les webuscrits (pour la plupart de véritables produits, ceux-là) : faudra t-il, conclut Philippe Lejeune, associer à la génétique une réceptique appelée à théoriser ce qui n'est, pour l'instant, qu'une variation parmi d'autres ?

Il nous a semblé pertinent, pour tenter non certes de répondre à cette question, mais pour essayer, du moins, de dégager quelques pistes de réflexion, de parcourir le journal de Renaud Camus. Les raisons qui plaident pour le choix de Renaud Camus sont évidentes. Il est d'abord, avec François Bon, et n'en déplaise à ses détracteurs, l'un des meilleurs écrivains français actuels ; il a ensuite choisi, après que les éditions Fayard ont renoncé à le publier au-delà du 31 décembre 2012, d'éditer son journal en ligne. Or cette décision a provoqué, au sens presque étymologique du terme, de profonds bouleversements dans le modus operandi de l'auteur. Elle a également, et c'est ce processus actuellement en cours qu'il serait intéressant d'observer, généré une profonde mutation du mode de lecture du journal appelée, à terme, à modifier le texte lui-même.



Renaud Camus

Dès le 1er janvier 2013, dans la toute première page mise en ligne, Renaud Camus s'interroge sur la nouvelle relation instaurée entre son journal et ses lecteurs : « Ce n’est pas la même chose que d’écrire pour avoir des lecteurs dans un an, deux ans, cinq ans ou davantage, et d’écrire pour que ses phrases soient mises sous les yeux du public quelques heures plus tard. » Lui faudra t-il désormais penser à son public en écrivant ? Le mieux « serait de rester parfaitement naturel. » Mais c'est précisément, ajoute t-il, lorsqu'il écrit qu'il est « le moins emprunté ». Deux jours plus tard, nouveau développement sur la nature du journal :

Après tout ce journal reste un journal intime, officiellement, et demeure une enquête sur « ce que c’est que de vivre ». Or, « ce que c’est que de vivre », pour moi, en ce moment, c’est très principalement ce journal et son destin, son passage d’une ère médiologique à une autre et ce qu’il en advient, du point de vue de son contenu comme de son économie, de sa rédaction comme de sa « réception ».

On notera la collusion, asssez savoureuse, de l'intime et de l'officiel. Parallèlement à la publication immédiate du journal, le diariste rejoint, avec prudence, les réseaux dits « sociaux » : Facebook, Twitter. Il est vrai qu'il le fait surtout pour le parti de l'In-nocence, organisation politique dont il est le président et qui, par un retour assez amusant, va plier le journal à une certaine discipline. Le 10 avril en effet, Renaud Camus revient sur une plainte que lui avait adressée Jean-Michel Leroy, le jeune secrétaire général de l'In-nocence : les entrées du journal en ligne auraient été plus courtes que celles de la version ancienne, sur papier.  Réaction de l'écrivain :

En fait il avait tout à fait tort, il était victime d’une illusion de lecture : il y a au contraire plus de texte dans la nouvelle formule, suivant le nouveau média, qu’il n’y en avait précédemment (et nous aurons beaucoup de mal, à la fin de l’année, si Dieu me prête vie, à faire un unique volume de tout 2013…). Pourtant j’ai été sensible aux doléances leroyalistes, comme à toutes, et depuis lors je me crois obligé, par exemple, de fournir une entrée par jour, sans exception, comme pour les autoportraits, alors que jadis, dans les périodes de coups de collier d’autre part, une semaine entière pouvait se passer, et parfois presque un mois, sans que j’intervienne entre ces annales.

Cette nouvelle discipline induit évidemment de nouveaux modes de lecture : il est probable que les lecteurs de Renaud Camus se rendent sinon chaque jour, du moins le plus régulièrement possible sur renaud-camus.net afin d'y découvrir l'entrée du jour. L'auteur de ces lignes, effroyable lève-tôt, découvre ainsi vers cinq heures du matin la page « journalière » que le diariste a postée quelques heures auparavant. Peut-on aller jusqu'à assigner à cette forme de proximité dans le temps une plus grande intimité dans la relation de l'écrivain à son lecteur ? L'échec relatif de la mise en ligne gratuite du journal sur le site de Boulevard Voltaire semblerait le confirmer : la confusion d'Alice Braitberg, citée par Renaud Camus à la date du 20 juillet 2013 et qui réplique, sur Boulevard Voltaire, en ne faisant nulle différence entre le journal de son interlocuteur et son propre blog (en d'autres termes, entre ce qui demeure, qu'on le veuille ou non, une œuvre littéraire et un produit de basse consommation) est sur ce point révélatrice.

Le journal de Renaud Camus est-il pour autant, selon l'expression d'Odon Hurtado, un « journal instantané » ? Le châtelain de Plieux serait-il parvenu à faire se superposer, sans toutefois les confondre, le vécu et son rendu par l'écriture ? Le passage à la formule électronique lui permet en tout cas de faire coïncider les entrées quotidiennes du journal et celles de Le Jour ni l'Heure où sont consignés, sur un mode télégraphique, les faits et gestes de chaque journée. Bien plus, les autoportraits quotidiens, loin de jouer le rôle de simples illustrations, confèrent à l'ensemble du modus scribendi camusien une cohérence renforcée.

Il ressort de cette lecture du journal de Renaud Camus et de sa diffusion électronique (facilitée, il est vrai, par la qualité exceptionnelle de son site) que la théorie, pour une fois, pourrait bien être en retard sur la pratique. C'est au jour le jour qu'elle est désormais appelée à s'élaborer, au fil des lectures et des réactions suscitées non plus par un tome, une année ou un mois d'écriture, mais au moment même où celle-ci se fige sur l'écran. Il sera dès lors intéressant de voir si, pour prendre ce seul exemple, et indépendamment des soucis matériels inhérents à un tel projet, Renaud Camus compte faire de cette année 2013 un volume papier. Ce serait assurément un autre livre, voire une autre pratique. Pour, on s'en doute, d'autres lecteurs. Réponse dans quelques mois.

 



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© IMV Genève | 21.08.2013