La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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par Lucas Lador

 

    
       

 

     
 

 

On trouve, dans le cinquième tome des Nouveaux mélanges philosophiques, historiques, critiques, etc., etc. de Voltaire, paru en 1768, à Genève, un petit dialogue, soi-disant traduit de l’anglais, entre Périclès, un Grec moderne et un Russe. De là, le dialogue a été vraisemblablement repris pour être intégré aux différentes éditions suivantes des œuvres complètes de Voltaire. Or l’attribution de ce texte pose problème : on le retrouve en effet, sous un titre légèrement différent (Dialogue des morts), dans la nouvelle édition corrigée et augmentée des Variétés littéraires, ou Recueil de Pièces, tant originales que traduites, concernant la Philosophie, la Littérature et les Arts de Suard (1732 – 1817) de 1804, alors qu’il ne figure pas dans la première édition de ce recueil publiée en 1768-1769.

La première parution de ce dialogue de Périclès date de juillet 1763, dans la revue Mercure de France, sans nom d’auteur. On remarque que cette première parution varie passablement, dans sa forme, des éditions postérieures qui reprennent la version parue dans la Gazette littéraire de décembre 1764 (version reproduite ci-dessous). Le contenu reste sensiblement le même, mais chaque phrase est composée différemment, les mots choisis et les tournures employées varient. Notons également que la mention « traduit de l’anglais » n’apparaît pas.
Voltaire lui-même nous confirme que ce texte n’est pas de lui, mais de Suard. En effet, son Dialogue de Pégase et du vieillard, paru en 1774 à Genève, contient un appareil de notes d’un certain M. de Morza (qui n’est autre que Voltaire lui-même qui affectionne tant le double discours de l’annotation : Morza ne rappelle-t-il pas le personnage de Zamore d’Alzire, ou les Américains ?). On y trouve ce passage commenté :

Pour comble de malheur, une troupe importune
De bâtards indiscrets, rebut de la fortune,
Nés le long du charnier nommé des Innocents,
Se glisse (1) sous la presse avec mes vrais enfants.
      

  1. On a glissé dans le recueil de ses ouvrages bien des morceaux qui ne sont pas de lui comme […] un dialogue de Périclès et d’un Russe, fort estimé, dont l’auteur est M. Suard […].      

Pourtant, Bengesco1 nous dit que l’édition de ces Nouveaux mélanges s’est faite « sous les yeux de Voltaire et avec sa participation ». Il semblerait donc que Voltaire soit responsable de la publication de ce texte sous son propre nom.

De plus, l’édition complète de 1775, dite édition encadrée, dernière édition des œuvres expressément supervisée par le philosophe, contient à la fois le dialogue de Périclès et celui de Pégase et du vieillard, avec toutefois une mention concernant le dialogue de Périclès indiquant que ce dialogue est bien de Suard et non de Voltaire, mais qu’il a été gardé « parce qu’il a toujours fait partie de ce recueil, et qu’il est très estimé ». Malgré cette note, la question reste : il est étonnant que Voltaire, qui dit avoir « travaillé nuit et jour pour mettre tout en ordre » dans cette édition, ait laissé paraître cette pièce dont il n’est pas l’auteur dans la collection de ses œuvres complètes.

Notons finalement que les éditions des œuvres complètes postérieures à celle de 1775, à commencer par celle de Kehl, ne contiennent plus le dialogue de Périclès. Une fois Voltaire mort, les éditeurs ne publient plus ce dialogue, dont la paternité a été à maintes reprises démentie par le patriarche.

Toute l’affaire ne peut que nous laisser sceptique quant à l’identité du véritable auteur de ce texte (tout en n’excluant pas non plus qu’il pourrait également s’agir d’un texte rédigé à quatre mains). Voltaire l’a-t-il écrit lui-même ? Si oui, pourquoi prétend-il le contraire dans son Dialogue de Pégase et du vieillard ? S’il est bien de Suard (dont nous avons assez peu de dialogues de la sorte), Voltaire a-t-il voulu sa parution dans son recueil ? Si oui, pourquoi ?

Il semblerait que les scientifiques se soient un peu trop vite contentés de la note de Voltaire pour classer l’affaire en attribuant ce texte à Suard, sans plus de manière. Il apparaît pourtant assez évidemment qu’il y a là matière à fouiller. Les contradictions soulevées et les questions qui en découlent méritent solutions et réponses.

DIALOGUE
traduit de l’anglais,
Décembre 1764;

PÉRICLÈS, un Grec moderne, un Russe.

Périclès
J'ai quelques questions à vous faire. Minos m'a dit que vous étiez Grec.

Le Grec
Minos vous a dit la vérité : j'étais le très humble esclave de la sublime Porte.

Périclès
Que parlez-vous d'esclave ? un Grec esclave!

Le Grec
Un Grec peut-il être autre chose ?

Le Russe
II a raison : Grec et esclave, c'est la même chose.

Périclès
Juste Ciel ! que je plains mes pauvres compatriotes !

Le Grec
Ils ne sont pas si à plaindre que vous vous l'imaginez : pour moi j'étais assez content de ma situation : je cultivais un petit coin de terre que le Pacha de Romélie avait eu la bonté de me donner ; et pour cela je payais un tribut à Sa Hautesse.

Périclès
Un tribut! Voilà un étrange mot dans la bouche d'un Grec ! Mais dites-moi en quoi consistait cette marque humiliante de servitude ?

Le Grec
À abandonner une partie du fruit de mon travail, l'aîné de mes fils, et les plus belles de mes filles.

Périclès
Comment, lâche, tu livrais tes propres enfants à l'esclavage ! Vit-on jamais les contemporains de Miltiade, d'Aristide, et de Thémistocle!..

Le Grec
Voilà des noms que je n'entendis prononcer de ma vie. Ces gens-là étaient-ils Bostangis, Capigi-Bachis, ou Pachas à trois queues?

Périclès au Russe
Quels sont ces titres ridicules et barbares dont le son vient déchirer mes oreilles ? Je me suis sans doute adressé à quelque grossier Béotien, ou à un Spartiate imbécile ! ( au Grec. ) Vous avez sans doute entendu parler de Périclès?

Le Grec
De Périclès ! point du tout… attendez… N'est-ce pas le nom d'un solitaire fameux ?

Périclès
Qu'est-ce donc que ce solitaire ? Etait-ce la première personne de l'Etat ?

Le Grec
Bon ! ces gens-là n'ont rien de commun avec l'Etat, ni l'Etat rien de commun avec eux.

Périclès
Par quel moyen ce solitaire est-il donc devenu fameux ? a-t-il, comme moi, livré des batailles, et fait des conquêtes pour sa patrie ? a-t-il érigé quelques grands monuments aux Dieux, ou formé quelques établissements utiles au public ? a-t-il protégé les arts et encouragé le mérite ?

Le Grec
Non, l'homme dont je veux parler ne savait ni lire, ni écrire ; il habitait dans une cabane où il vivait de racines. La première chose qu'il faisait dès le matin était de se déchirer les épaules à coups de fouet : il offrait à Dieu ses flagellations, ses veilles, ses jeunes et son ignorance.

Périclès
Et vous croyez que la réputation de ce moine peut égaler la mienne ?

Le Grec
Assurément : nous autres Grecs nous révérons sa mémoire autant que celle d'aucun homme.

Périclès
O Destinée !... Mais, dites-moi, ma mémoire n'est-elle pas toujours en vénération à Athènes ? dans cette ville où j'ai introduit la magnificence et le bon goût ?

Le Grec
C'est ce que je ne saurais vous dire. J'habitais un endroit qu'on appelle Sétines ; c'est un petit misérable village, qui tombe en ruines, mais qui, à ce que j'ai ouï dire, fut autrefois une ville magnifique.

Périclès
Ainsi vous connaissez aussi peu la fameuse et superbe ville d'Athènes, que les noms de Thémistocle et de Périclès ? II faut que vous ayez vécu en quelque endroit souterrain, dans un quartier inconnu de la Grèce.

Le Russe
Point du tout, il vivait dans Athènes même.

Périclès
Comment? il vivait dans Athènes, et il ne me connaît point ! il ne sait pas même le nom de cette ville fameuse !

Le Russe
Des milliers d'hommes habitent actuellement dans Athènes, et n'en savent pas plus que lui. Cette cité, jadis si opulente et si fière, n'est plus aujourd'hui qu'un pauvre et sale bourg appelé Sétines.

Périclès
Puis-je croire ce que vous me dites-là ?

Le Russe
Tel est l'effet des ravages du temps, et des inondations des barbares, plus destructeurs encore que le temps.

Périclès
Je sais très bien que les successeurs d'Alexandre subjuguèrent la Grèce ; mais Rome ne lui rendit-elle pas la liberté ? Je n'ose pousser plus loin mes recherches, de crainte d'apprendre que ma patrie retomba dans l'esclavage.

Le Russe
Elle a depuis ce temps-là changé plusieurs fois de maîtres. Pendant une certaine période, la Grèce a partagé avec les Romains l'Empire du monde ; Empire que ces deux puissances réunies n'ont pu conserver ;mais pour ne parler que de la Grèce, elle a subi tour à tour le joug des Français, des Vénitiens et des Turcs.

Périclès
Voilà trois nations barbares qui me sont absolument inconnues.

Le Russe
Je reconnais bien un ancien Grec à ce langage. Tous les étrangers étaient à vos yeux des barbares, sans en excepter même les Égyptiens, à qui vous deviez le germe de toutes vos connaissances. J'avoue qu'anciennement les Turcs ne connaissaient guère que l'art de conquérir, et qu'aujourd'hui ils ne savent guère que celui de garder leurs conquêtes ;mais les Vénitiens, et surtout les Français, ont égalé vos Grecs à plus d'un égard, et les ont surpassés à beaucoup d’autres.

Périclès
Voilà une fort belle peinture ; mais je crains bien qu'il n'y entre un peu de vanité. Dites-moi, mon ami, n'êtes-vous pas Français ?

Le Russe
Point du tout, je suis Russe.

Périclès
À coup sûr les habitants de la terre entière ont changé de nom depuis que j'habite dans l'Élisée : je n'ai pas plus entendu parler des Russes que des Français, des Vénitiens et des Turcs. Cependant les connaissances que vous montrez me font présumer que votre nation est très ancienne. Ne serait-elle pas un reste des Égyptiens dont vous disiez tout à l'heure de si belles choses ?

Le Russe
Non ; je ne connais ce peuple que par vos historiens : pour notre nation, elle descend des Scythes et des Sarmates.

Périclès
Est-il possible qu'un descendant des Sarmates et des Scythes connaisse mieux l'état de l'ancienne Grèce, que ne le connaît un Grec moderne ?

Le Russe
II y a tout au plus cinquante ans que nous avons entendu parler des Égyptiens, des Grecs et des Sarmates ; un de nos Souverains s'étant trouvé homme de génie, forma le dessein de bannir l'ignorance de ses États, et l'on vit s'y élever rapidement les arts et les sciences, des académies et des spectacles. Nous avons étudié l'histoire de tous les peuples, et notre histoire a mérité l'attention des autres peuples.

Périclès
J'avoue que pour produire ces sortes de métamorphoses, il ne faut dans un Prince que la volonté et le courage ; mais il est plus vrai encore que j'ai perdu bien du temps ; j'espérais avoir rendu mon nom immortel, et je vois qu'il est déjà oublié dans mon propre pays.

Le Russe
Je vous dirai, pour vous consoler, qu'il est connu dans le mien, et c'est à quoi je suis bien sûr que vous ne vous attendiez pas.

Périclès
J'en conviens : cependant je ne peux m'empêcher de regretter qu'Athènes ait oublié tout ce que j'ai fait pour elle. Allons, je vais me consoler avec Osiris, Minos, Licurgue, Solon, et tous ces législateurs et fondateurs d'Empires, dont les actions et les maximes sont comme les miennes plongées dans l'oubli. Je vois que la science est un astre qui peut n'éclairer qu'une partie du globe à la fois, mais qui répand sa lumière successivement sur chacune d'elles. Le jour tombe chez une nation, dans l'instant où il se lève sur une autre.


1 Bengesco Georges, Voltaire : bibliographie de ses œuvres, t. 2, Paris, Perrin, 1885, p. 391.



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