La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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par François Jacob

    
       

 

     
 

 

La bibliothèque de l’Institut et Musée Voltaire a dernièrement reçu en don un ouvrage au titre impressionnant : La Franca jezuito kaj la Ĉina imperiestro, œuvre d’un certain Voltero publiée sous les auspices d’André Cherpillod. Il s’agit plutôt, si l’on reprend les termes exacts de la page de garde, de l’originala teksto dudit Voltero mais kaj Esperanta traduko. Le tout est paru aux éditions La Blanchetière, ou plutôt à l’eldono La Blanchetière, dans les tout premiers jours de 2014.

Passée la première surprise, quelques questions surgissent. Pourquoi avoir choisi de traduire un texte aussi particulier que Le Jésuite français et l’empereur de Chine ? À quoi bon d’ailleurs traduire un texte de Voltaire en espéranto, en volapuk ou dans toute langue dépourvue de base culturelle, ethnique, historique ? À moins que l’on considère que le caractère universaliste (osons les grands mots) de certains textes voltairiens autorise, par une sorte de tacite adéquation, ce genre de sport ?

Quelques pistes de réflexion nous sont offertes dans l’article « Espéranto » du Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire publié sous la direction de Ferdinand Buisson en 1911, c’est-à-dire moins de vingt-cinq ans après la publication par Zamenhof de son Unuo Libro, véritable acte de naissance de l’espéranto. Après avoir convoqué les ombres de Descartes et de Leibniz et rappelé que Voltaire lui-même considérait déjà la diversité des langues comme « un des plus grands fléaux de la vie », Émile Grosjean-Maupin, le rédacteur de l’article, affirme que « la barrière formée par la diversité des langues est aujourd'hui le principal obstacle au progrès de la science, du commerce et de la civilisation. » Quant à ceux qui seraient tentés de voir dans la naissance d’un idiome universel un frein au développement d’une véritable culture, ils ne sont motivés que par « l'amour-propre, l'égoïsme ou un intérêt mal entendu » : les plus visés, en France notamment, sont bien sûr les tenants d’un nationalisme revendiqué comme tel, au premier rang desquels (nous sommes en 1911, rappelons-le) les partisans de l’Action Française.

Émile Grosjean-Maupin ne veut pas croire que l’anglais puisse devenir la langue internationale de demain (« croit-on que les Allemands, les Français, les Russes pourraient accepter de conclure un marché de dupes qui conférerait à la nation anglaise un avantage énorme sur ses rivales et lui attribuerait une sorte d'hégémonie non seulement intellectuelle, morale et sociale, mais aussi industrielle et commerciale ? ») ; il se refuse également à penser à « l'emploi parallèle de deux, trois ou quatre langues vivantes qui seraient considérées également et concurremment comme internationales. » C’est du reste pour lutter contre ce qu’il nomme des « langues absorbantes » que Ferdinand Buisson prône l'existence d'une langue « internationale artificielle et neutre ». Tout un programme.

Et un programme sur lequel on peut d’autant plus s’interroger qu’il « permettrait en particulier à la langue française de conserver toute sa valeur classique et de rester la langue de la bonne société et des élites. » On peut se demander ce que signifie aujourd’hui ce terme d’« élites », et s’il a même encore un sens. Toujours est-il que le malheureux Grosjean-Maupin se trompe doublement : d’abord lorsqu’il tente de se projeter dans l’avenir (l’anglais, ou le sabir appelé sous ce nom, est bel et bien devenu, qu’on le veuille ou non, la langue internationale du vingtième siècle, et la Suisse, pour prendre ce seul exemple, reconnaît quatre langues nationales) et ensuite sur la définition même de l’idiome artificiel. Véritable « latin de la démocratie », l’espéranto peut, nous assure-t-on, donner l’illusion d’un savoir sans racines, sans difficultés d’apprentissage, sans efforts, c’est-à-dire, en fait, sans contenu.

Ce sont deux problèmes distincts qui se posent ici et que nous retrouvons, hélas démesurément amplifiés, cent ans après la parution du Dictionnaire de Ferdinand Buisson. Le premier est celui de l’hégémonie d’une langue (l’anglais, en l’occurrence) qui n’a plus d’autre fonction que de favoriser une communication simplifiée, vide de tout substrat culturel, propre aux seuls échanges économiques et marchands. Hégémonie est même un mot faible : il serait plus juste de parler de substitution. N’est-il pas surprenant, par exemple, que l’anglais soit préféré, dans certains cénacles, à l’une des quatre langues dites nationales, pour les échanges intrahelvétiques ? N’est-il pas alarmant qu’un chanteur romand (B.B., pour les intimes) se produise exclusivement en anglais et achève ainsi, s’il en était encore besoin, d’assassiner sa culture d’origine ? Et à ceux qui, écrivant les textes des chansons appelées à nous séduire, se voient demander pourquoi diable ils le font en anglais, la réponse fuse, naturelle, naïve, enfantine à souhait : «  Tout le monde pourra comprendre… » Tout le monde, mais qui ? Comprendre, mais comprendre quoi ? Il est clair qu’à force de communiquer, on finit par ne plus rien dire : qu’on nous pardonne cette lapalissade.

Second problème, directement lié au précédent : celui du sens même de la langue. On se souvient à ce sujet des réflexions de Julien Green, de Beckett ou de Nabokov, sans oublier les développements nourris d’un Kenneth White, lorsque naissait la géopoétique, voici près de vingt-cinq ans. La question serait dès lors, pour l’espéranto, de savoir quel sens on lui donne aujourd’hui : tandis qu’une langue « internationale » était le véhicule attendu, à l’extrême fin du dix-neuvième siècle, des échanges marchands, elle ne peut plus, au début du vingt-et-unième, remplir ce rôle, évidemment monopolisé par l’anglais. De telle sorte que par un de ces retournements de situation dont l’histoire a le secret, l’espéranto, maintenu en vie par quelques milliers de passionnés, est en droit de revendiquer pour son compte une dimension proprement culturelle.

La traduction du récit voltairien ouvre alors de nouvelles perspectives et nous invite à relire le patriarche en faisant abstraction de l’interprétation qui a guidé, deux cent cinquante ans durant, toutes les éditions de ses œuvres. Le détour par l’espéranto met à nu, si l’on veut, une pensée dont la cohérence nous apparaît pleinement : ce n’est d’ailleurs sans doute pas par hasard qu’un autre texte de Voltaire (le Catéchisme de l’honnête homme) a fait, lui aussi, l’objet d’une traduction dans la langue de Zemenhof. Nous ne pouvons donc que remercier André Cherpillod de cet éclairage nouveau et lui dire, d’un commun accord : dankon multe !   



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© IMV Genève | 27.02.2014