La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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par Christophe Paillard

 

    
       

 

     
 

 

Château face nord-est

À la recherche du dernier état connu du château de Ferney à la mort de Voltaire - la maquette de Morand (1777), l’inventaire post mortem du mobilier (27 juillet 1778), les échantillons de tissus de Wagnière et les plans de Racle (1779)

En juin 1778, Catherine II, impératrice de Russie, ordonna à son « factotum » parisien, Friedrich Melchior Grimm, de procéder à l’acquisition de la bibliothèque de Voltaire auprès de Mme Denis, qui en avait hérité1. Un tel joyau exigeait un écrin à sa mesure : la « Grande Catherine » décida de faire ériger dans le parc de son palais de Tsarskoye Selo (ou plus probablement dans le domaine aujourd’hui connu sous le nom de « Palais d’Alexandre ») le « Nouveau Ferney », c'est-à-dire une réplique du château de Voltaire destinée à accueillir sa prestigieuse collection de livres. Si l’acquisition de la bibliothèque eut bien lieu, le projet du « Nouveau Ferney » ne vit jamais le jour, pour des raisons difficiles à deviner et sur lesquelles il ne convient pas de s’interroger ici. L’impératrice avait exigé qu’on lui communiquât les renseignements topographiques et architecturaux nécessaires à son projet : elle demandait à connaître « la façade du château de Ferney », le « plan intérieur de la distribution des appartements », l’orientation du château dans le domaine, les plans de celui-ci ainsi que la manière dont « chaque chambre du château était meublée et à quoi elle servait » pour qu’elle puisse le « représenter au vrai »2. Grimm lui fit parvenir trois objets qui nous permettent aujourd’hui de connaître avec précision le dernier état voltairien du château : la maquette du bâtiment réalisée en 1777 par un certain Morand, des échantillons de tissus des « bonnes grâces » et tapisseries du château rassemblés par le secrétaire de Voltaire, Jean-Louis Wagnière, et  les plans dressés par Léonard Racle, l’architecte de Voltaire, en février 1779. Les plans de Racle et les échantillons de tissus sont actuellement conservés à la Bibliothèque Nationale de Russie (Saint-Pétersbourg), la maquette étant elle-même exposée au musée de l’Ermitage (ancien Palais d’Hiver des empereurs).

Tissus de la chambre de Voltaire

Or si ces plans sont bien connus, les échantillons de tissus et la maquette du château ont été peu étudiés. En octobre 2013, une délégation du Centre des Monuments Nationaux, conduite par François Chatillon, l’architecte en chef responsable du château de Ferney, et par son assistante Géraldine Glas, en compagnie du signataire du présent article, a pu non seulement étudier les échantillons mais aussi démonter la maquette qui s’organise comme une maison de poupées pour étudier la représentation de chaque pièce. Nous avons choisi de croiser ces documents avec l’inventaire post mortem des meubles réalisés en juillet 1778 par Wagnière et par Christin, avocat et bailli de Voltaire, ainsi qu’avec les différents relevés et sondages de polychromie récemment réalisés par François Châtillon et par son équipe.

Une des découvertes de cette étude a été surprenante. Comme nous allons tenter de l’établir, les plans de Racle ont été embellis et idéalisés, de sorte que la maquette, dont les données sont corroborées par les échantillons de tissus et par l’inventaire post mortem, sont les témoins les plus fiables du dernier état du château à la mort de Voltaire.

La « maquette de Morand »

Morand est peu connu des études voltairistes. L’index de la Correspondance de Voltaire dans la collection de la Pléiade ne lui consacre pas d’entrée alors même qu’elle le cite. Suivant l’édition de la Correspondance dit « définitive » par Besterman, la Pléiade lui attribue le prénom de « Pierre » mais nous ignorons l’origine de cette identification que nous préférons écarter, dans l’attente d’une attribution incontestable. Nous savons que Morand était « valet de chambre de Mme Denis » ou « domestique de Mme Denis3 ». Dans l’édition qu’il a donnée en 1826 des mémoires biographiques de Wagnière, Decroix fait cependant écrire à celui-ci que Morand était le « valet de chambre4 » de Voltaire, mais dans tous les manuscrits que nous avons étudiés, Wagnière affirme de Morand qu’il était le « domestique de Mme Denis », fait confirmé par la maquette : il disposait d’une chambre au rez-de-chaussée de l’aile droite du château, celle occupée par Mme Denis, que les plans de Racle désignent comme la « chambre à coucher du valet de chambre de Mme Denis » et que l’inventaire post mortem désigne comme « la chambre à Morand ».

Morand a fait office de garde-malade lors du dernier séjour de Voltaire à Paris. Il fut chargé de veiller le moribond lors de son agonie, il a recueilli ses dernières paroles comme nous l’indique Wagnière : « Dix minutes avant de rendre le dernier soupir, il prit la main du nommé Morand, la lui serra et lui dit : ‘‘Adieu, mon cher Morand, je me meurs’’. Voila les dernières paroles qu’a prononcées M. de Voltaire5 ». Voltaire lui a dicté une de ses ultimes lettres pour qu’il l’adresse à Wagnière, en cachette de Mme Denis6.

L’existence de sa « maquette » ne semble pas documentée avant le second semestre de 1778. Sans doute ce terme est-il ici trompeur. Il ne s’agit pas d’une maquette au sens architectural du terme, avec ses raccourcis et conventions, mais plutôt d’un modèle réduit du château, de bonne facture, qui est l’œuvre d’un amateur talentueux. Nous ignorons tout des raisons qui ont conduit Morand à réaliser cette œuvre, datée de 1777 ; elle semble l’avoir été pour sa distraction en guise de loisir. Elle ne paraît pas avoir fait l’objet d’une commande de Voltaire ou de Mme Denis. Le fait est qu’elle appartenait en propre à Morand : il l’a lui-même cédée à Grimm pour le compte de Catherine II. Fait étonnant, elle n’était pas présente à Ferney mais à Paris au second semestre de 17787.

Bien exécuté et remarquablement conservé malgré quelques manques et défauts, ce modèle réduit est démontable : les toits et les façades sont amovibles, laissant apparaître chacune des pièces qui sont parfois désignées par une étiquette. Longue de 1 mètre, haute de 48 cm et large de 65 cm, cette maquette a une échelle de 1/50e. Elle reproduit de rares meubles, plusieurs meubles immeubles par destination, et les tapisseries de la plupart des pièces. L’exécution est soignée ; toutefois, Morand a plus détaillé l’étage digne d’intérêt, celui des maîtres au rez-de-chaussée, que les autres niveaux ; et probablement du fait de ses fonctions, il a consacré plus d’attention aux appartements de Mme Denis qu’aux autres pièces. L’argument fondamental appuyant la fidélité de sa reproduction tient au fait que les tapisseries qu’il représente correspondent en tout point, quant à leurs couleurs et leurs motifs, aux échantillons de tissus de Wagnière. Comme on pourra en juger par les photographies, la tapisserie de la « chambre de Voltaire » de l’Ermitage reproduit exactement la tapisserie de « la chambre à M. de Voltaire » dont un fragment est conservé à la Bibliothèque Nationale de Russie.

Les plans de L. Racle

Plan du rez-de-chaussée Racle 1779

Plan du sous-sol Racle 1779

Avant de présenter cette œuvre plus en détail, il convient d’évoquer les plans de Léonard Racle, personnage mieux connu que Morand. On sait qu’il a été l’architecte chargé par Voltaire de l’agrandissement du château en 1765. Sitôt qu’il apprit les ordres de l’Impératrice relatifs au « nouveau Ferney », Grimm s’adressa à son ami François Tronchin, successeur de Voltaire aux Délices, pour lui adresser les demandes suivantes :

« Une autre chose dans laquelle vous pourrez sans doute m’être très utile, c’est que l’Impératrice me demande un plan en relief ou du moins un plan très exact de la façade du château de Ferney avec la distribution intérieure des appartements, son site vers le nord, midi, levant et couchant, les jardins, les avenues, etc., idem la situation respective vers le lac de Genève et vers le mont Jura, avec la réponse à la question si l’on peut voir le lac de Genève des fenêtres du château ou d’ailleurs. J’aurais dû vous débarrasser, monsieur, de ces détails et avoir mon recours au grand Huber, grand paysagiste et grand peintre ; mais comme il est aussi grand poète, j’aime mieux soumettre le tout à un ami sévère de la vérité, parce que dans mon plan tout doit être conforme à la plus exacte vérité. Je vous rembourserai avec grand plaisir de tous les frais que vous ferez pour me procurer ces éclaircissements un peu promptement, je vais aussi me concerter avec madame Denis pour savoir si elle ne peut pas nous aider. Il me semble qu’il faut d’abord un dessin de la façade des quatre côtés, ensuite un plan de la distribution intérieure, et puis une espèce de paysage servant de carte géographique où le château et le village de Ferney fussent marqués et même dénombrés entre le mont Jura et le lac de Genève8. »

Le surlendemain, Mme Denis écrivait à Wagnière :
« L’Impératrice de Russie veut un plan de Ferney. Il faut y mettre l’élévation du château, sa situation, mettre exactement le nord, le midi, le levant et le couchant ; je crois qu’elle veut en bâtir un semblable dans un de ses parcs.9 »

Mais deux jours plus tard, Grimm se ravisait. Il venait en effet d’apprendre (probablement par Mme Denis) l’existence de la maquette de Morand et il donnait un contrordre à François Tronchin :

« Il est bien juste, mon très excellent et précieux ami, que vous soyez la victime de l’amitié, c’est votre faute, et non pas la nôtre, mais il est juste aussi de vous épargner au moins les peines inutiles. Aussi je ne perds pas un instant pour rectifier ma lettre de lundi dernier en ce qui concerne le plan de Ferney. Un valet de chambre de madame Denis en a fait un relief qui nous sera d’une grande ressource. Il ne s’agit donc que d’avoir un simple plan avec son échelle de proportion pour qu’on sache la longueur et la largeur de chaque pièce. Madame Denis dit que M. Racle pourra faire cela, elle m’a même promis d’en écrire à Wagnière, mais il faut savoir si elle ne l’aura pas oublié. Ce plan demande à être exact mais non pas d’être enjolivé, car notre plan en relief que je compte envoyer à l’Impératrice, nous indiquera tous les ornements, et est sur ce point de la plus grande exactitude. La petite carte géographique du site de Ferney entre le mont Jura et le lac nous sera nécessaire, et je ne sais si c’est aussi M. Racle qui pourra nous la faire10. »

À ce stade, Léonard Racle ne devait donc réaliser qu’un plan extérieur du château, pour en indiquer les dimensions, et, le cas échéant, un plan du domaine pour en connaître l’orientation. C’est le modèle réduit qui aurait dû servir à la reconstruction du château à l’identique en vertu de sa très « grande exactitude ». Mais Racle outrepassa les ordres qu’il avait reçus, que ce soit pour faire valoir en Russie ses talents d’architecte ou pour bénéficier des munificences impériales. En février 1779, François Tronchin informait Grimm des points suivants :

« Le sr. Racle vient de m’apporter toute sa besogne consistant en huit pièces.

1° Le plan topographique de toute la terre de Ferney dans un détail tel que tous les bâtiments du Village de la Création Voltairienne y sont distingués par la couleur.

2° Le plan du château, jardins et dépendances. NB. Ces 2 plans sont orientés et très beaux.

3° Le plan des souterrains du château.

4° Celui du rez-de-chaussée.

5° Celui de l’étage

6° L’élévation de la façade sur la cour.

7° Celle de la façade sur les jardins.

8° Deux dessins d’un poêle fort historié de la construction du sieur Racle : on en trouvera la place dans le plan du rez-de-chaussée. Ce sont les bustes de l’oncle et de la nièce qui en terminent la décoration. Je n’avais pas demandé les dessins de ce poêle au sieur Racle ; c’est lui qui a souhaité la permission de faire connaître son goût dans ce genre11. »

Coupe selon la ligne AB

Coupe selon la ligne CD

On peut cependant  se demander si Racle ne s’est pas attaché à idéaliser ses plans pour que ce qui était une grande demeure de maître ou un petit château comme on en trouve tant dans la région lémanique devienne un édifice digne de figurer dans le somptueux parc d’un palais impérial. Plusieurs arguments inclinent à donner la préférence au modèle réduit en termes de fidélité.
Tout d’abord, Tronchin lui-même signalait à Grimm que, malgré le souci de « la plus grande exactitude » qui était requis par l’impératrice, Racle aurait eu tendance à embellir les plans : « Il a cru aussi ne devoir pas supprimer les élévations des façades du château par la raison qu’il ne les trouvait pas exactes sur le relief de Morand : un architecte n’aime pas qu’on lui prête des fautes12. » Des différences entre l’élévation réalisée par Racle et la réalité architecturale des façades ont d’ailleurs été constatées, sans être véritablement explicitées13.

Il faut ensuite remarquer que le modèle réduit du château était fait pour être admiré par les habitants du château et les familiers de Ferney, qui pouvaient constater de visu sa conformité à la réalité, tandis que les plans de Racle furent levés sur commande d’une lointaine cour impériale, qui n’avait pas les moyens d’en vérifier la fidélité. La représentation de Morand est à certains égards naïve, œuvre d’un amateur qui ne connaissait pas l’architecture et qui s’efforçait de représenter scrupuleusement la demeure dans laquelle il habitait ; on ne saurait donc attendre de lui des embellissements. A contrario, plusieurs inscriptions figurant sur les plans de Racle sont clairement destinées à donner une image valorisante du château auprès de la cour de Russie. Dans l’inventaire post mortem, la chambre située à côté de celle de Voltaire est désignée comme celle « de la Barbara ». « La Barbara » ou, plus exactement, Antoinette Barberat, était la « gouvernante du château » de Ferney. Elle était en fonction à Ferney au début de 1778. C’était la femme de confiance de Voltaire comme Wagnière était son « homme de confiance » - elle se rendit à Paris courant 1778 pour livrer à Mme Denis des effets de valeur qui ne pouvaient être confiés à la poste… Elle semble être décédée à la fin de cette année ou début de 177914. Aux yeux de Racle, il pouvait sembler choquant d’indiquer à Catherine II que Voltaire dormait à proximité d’un domestique de sexe féminin… Aussi ses plans désignent-ils cette pièce mitoyenne comme « la chambre du valet de chambre de M. de Voltaire ». De la même manière, les appartements de prestige du premier étage réservés aux hôtes de marque sont désignés sur ces mêmes plans comme la « chambre de M. le C[om]te et de Mme la comtesse de Schuwalof ». Or si le chambellan Ivan Chouvalov s’est bien rendu à Ferney en 1765 et en 1777, on peut douter que les habitants de Ferney désignaient la chambre qui lui avait été attribuée en recourant à son nom - elle a accueilli bien d’autres personnalités de premier plan  -, et l’on peut très raisonnablement supposer que cette mention est une manière de rendre hommage à Catherine II.

L’aile gauche du rez-de-chaussée selon la maquette de Morand et l’inventaire post mortem

La maquette de Morand fera prochainement l’objet d’une étude détaillée dans une revue scientifique. Nous réservons la primeur de certains de ses enseignements aux lecteurs de la Gazette des Délices en les croisant avec les données de l’inventaire post mortem. À titre d’exemple, pour cette première communication, nous nous proposons de présenter la séquence importante que forment, au rez-de-chaussée de l’aile gauche du château, le vestibule, la chambre de Voltaire, la chambre de son valet - ou plus exactement, de sa gouvernante -, la bibliothèque, et les chambres de son secrétaire Jean-Louis Wagnière, tels qu’ils apparaissent dans le modèle réduit.

La localisation actuelle de la chambre de Voltaire est, comme chacun le sait, une réinvention du XIXe siècle. La séquence entre cette chambre, celle de son valet, la bibliothèque et celles du secrétaire, a été bouleversée lors des travaux effectués entre 1845 et 1847 par Griolet, un des propriétaires du château. Le modèle réduit de Morand, comme d’ailleurs les plans de Racle, montrent une partie qui faisait alors preuve de plus d’intimité : le visiteur n’y avait pas accès librement. En effet, la bibliothèque était commandée par la chambre de Voltaire (malgré un accès possible par la façade arrière du château). Wagnière, dont les appartements étaient situés dans le soubassement disposait d’un accès à la bibliothèque par une échelle de meunier - rare privilège qui témoigne du compagnonnage intellectuel qui l’unissait à Voltaire. Cette séquence intime s’inscrit au cœur de la prodigieuse machine intellectuelle de Voltaire, constituant le triple lieu d’écriture, de lecture et de méditation qui n’accueillait que les hôtes privilégiés. Il est frappant de constater que le Patriarche a pu rayonner mondialement à partir d’un emplacement de dimension aussi réduite.

Le vestibule

La plupart des éléments actuels du vestibule étaient déjà en place en 1778. Bien qu’un des poêles en faïence se soit décollé sur la maquette, leur présence est attestée comme celle des portes cintrées donnant accès aux couloirs. Pour ses portes, comme pour les niches situées au revers de la façade, qui évidemment n’abritaient pas alors les statues de Voltaire et Rousseau, la couleur des boiseries de la maquette brun/rouge sombre est confirmée par les sondages réalisés. Un lambris tout de hauteur était visible sur les murs mais la divergence la plus importante, et très significative, concerne la porte d’entrée. Alors qu’aujourd’hui elle est constituée de panneaux pleins, elle était, à l’époque, vitrée en petits carreaux pour assurer la transparence entre la façade d’entrée et celle sur le jardin. La perception de la séquence d’entrée était tout autre. C’est une des principales surprises du modèle de Morand que de constater la présence de cette porte d’entrée vitrée, invisible sur les plans de Racle et qui donne architecturalement l’impression d’une certaine transparence et d’un château ouvert sur le monde pour offrir son hospitalité à l’immense ronde des visiteurs de Voltaire.

La chambre de Voltaire

Chambre de Voltaire

Chambre de Voltaire

La cloison qui sépare la chambre de Voltaire de celle de son domestique ayant été abattue par Griolet pour créer une plus grande pièce, c’est avec raison que les restaurateurs du XIXe siècle l’ont déplacée dans l’aile nord-ouest. C’est donc bien dans cette « nouvelle » chambre de Voltaire qu’il faut se rendre pour percevoir les proportions d’origine. Ce qui est vrai des proportions ne l’est pas du tout des décors, très sensiblement différents et œuvre de l’imagination des propriétaires successifs après la mort de Voltaire, à commencer par le marquis de Villette qui transforma cette pièce en « chambre du cœur » et en lieu d’instance mémorielle consacrée à la glorification de l’homme de lettres.

La chambre de Voltaire était dominée par la couleur bleue. Du côté du salon d’axe, la cloison en lambris bleu avait des moulures rechampies en rouge/rose. En vis-à-vis, une cheminée en marbre ocre était surmontée d’une glace à cadre peint avec deux bras doubles (de lumière) dorés à proximité de laquelle se trouvait une « pendule garnie en cuivre doré à pieds vernissés ». Sur les autres faces de la pièce, au-dessus d’un lambris de soubassement, une tapisserie de damas bleu à fleurs jaunes était tendue. Les rideaux étaient confectionnés dans le même tissu. Le plafond ainsi que la corniche semblent simplement peints en blanc et le sol couvert d’un parquet en panneau de type « soubise ».

Concernant les tableaux, Morand a pris soin de représenter les dessus-de-porte, et avec beaucoup de finesse, un portrait de femme. L’inventaire des biens de Voltaire réalisés après décès recense  « quatre tableaux moyens à cadres dorés » présents dans cette chambre, dont seuls deux sont spécifiés : le portrait de la mère chérie de Voltaire, Madame Arouet, et celui de Madame Denis. Il est difficile de savoir lequel des deux Morand a souhaité représenter si l’on peut raisonnablement accorder la préférence au second en raison de ses fonctions.
Ce même inventaire nous apprend que la contrepointe du lit était de même nature que les rideaux et les tentures. Les rideaux du lit, quant à eux, étaient de camelot bleu et d’or. Enfin, une grande bergère en étoffe de soie à fleur bleue et argent, quatre fauteuils et deux bergères en moquette verte, venaient compléter l’harmonie des couleurs de la chambre.

Pour les meubles, Voltaire disposait de deux tables à écrire, une grande à trois tiroirs parquetée et garnie en cuivre doré, et une seconde plus petite en noyer. Une table de nuit au-dessus de marbre jouxtait son lit qui était séparée de la pièce par un écran à pied en papier peint. Deux petites encoignures étaient disposées dans les côtés du lit. La chambre était également pourvue d’une petite armoire en parquetage, à deux portes.

La chambre de « la Barbara »

Comme nous l’avons vu, cette pièce est mentionnée sur le plan de Racle comme la chambre à coucher du valet de chambre de Voltaire. L’inventaire la désigne quant à lui comme la chambre « à la Barbara ». C’est la seule pièce de ce dispositif « intime » qui soit accessible depuis l’antichambre pour des raisons évidentes de service.
Cette pièce est traitée avec plus de simplicité en lambris peints. Le plafond et la corniche sont blancs, le parquet est à motif « soubise ». L’inventaire mentionne une tapisserie de cotonne brochée qui n’est pas lisible sur la maquette. Le mobilier est assez simple et correspond à une chambre de domestique. On note toutefois la présence d’un « Tableau chronologique de la maison Royale de France » et de « 4 mauvais fusils avec deux hallebardes » ! La « boîte de pharmacie » semblerait plus proche des attributions de Mme Barberat…

La bibliothèque

Vue de la bibliothèque de Voltaire

Avec la chambre de Voltaire qui lui servait de bureau, il s’agit évidemment de la pièce centrale du dispositif voltairien qui, malheureusement, a totalement disparu. On n’y trouve point de décors autres que les rayonnages de livres. Même le revers du poêle qui donne sur la salle à manger et qui est représenté sur les plans de Racle, semble avoir disparu dans la maquette au profit du linéaire d’étagères. L’inventaire de Wagnière qui stipule la présence d’un chaudron de cuivre rouge pourrait corroborer cette disparition du poêle. La minutie avec laquelle Morand représente les étagères des livres ne saurait être prise à la lettre. Alors qu’il représente systématiquement cinq hauteurs de tablettes, le catalogue de la bibliothèque de Voltaire, qui précise l’emplacement de chacun des ouvrages, va jusqu’à douze hauteurs. D’un autre côté, Voltaire n’a cessé de bouleverser sa bibliothèque lors des deux ou trois dernières années de sa présence à Ferney ; nous savons donc avec certitude que les rayonnages ont été modifiés à plusieurs reprises pour faire place à de nouveaux livres entre 1776 et 177815. Un « escalier pour la bibliothèque » - probablement une échelle mobile -permettait d’accéder aux différents rayonnages.

La bibliothèque était meublée de plusieurs sièges, à savoir un petit canapé de velours et une bergère tous deux recouverts d’Utrecht jaune, de deux tables de jeu, de deux table à écrire (une grande noire à tiroir, une à écran avec bobèches), un écran à pieds en papier avec deux bobèches et un écritoire en cabaret à garniture de cuivre blanchi. Une lampe d’étain à deux flambeaux à garde-vue apportait un éclairage complémentaire.

La bibliothèque était plus qu’un lieu de conservation et qu’un simple cabinet de travail puisqu’elle renfermait le coffre-fort de Voltaire ainsi qu’un bureau en commode garni en cuivre doré abritant les médailles que possédaient Voltaire et Madame Denis.

Les appartements du secrétaire de Voltaire

Chambre de Wagnière et bibliothèque

On est étonné de constater que les appartements de Wagnière sont situés dans le soubassement. Il faut relativiser l’apparence modeste de cette localisation qui jouissait en fait d’un plain-pied sur le jardin en façade sud. Ce qui compte, c’est la proximité avec la bibliothèque : problème réglé par la création d’une échelle de meunier (bien visible sur la maquette) et d’une trappe dans le cabinet du secrétaire qui donnaient directement accès au « saint des saints ».

Les appartements du secrétaire de Voltaire étaient divisés en deux parties, un cabinet et une chambre, mais seules les élévations de la chambre étaient habillées d’un lambris. Cette séparation explique que, dans la description des tissus envoyés en Russie, le secrétaire de Voltaire évoque « les deux chambres à Wagnière au-dessous de la bibliothèque » - c’est le seul domestique à avoir disposé d’un tel luxe, sans doute en raison des tâches d’écriture qui lui incombaient et qui exigeaient la jouissance d’un cabinet attenant à sa chambre.

Le cabinet comprenait une commode, une grande armoire de sapin à deux portes, un bidet de canne, une chaise de canne et une garde-robe.

La chambre, quant à elle, était meublée de façon plus confortable que les chambres des domestiques. Elle comprenait un poêle en faïence, un lit à rideaux de flanelle verte, une couverture de laine, une d’Indienne et une contrepointe d’Indienne rouge. Les autres meubles consistaient en une petite chaise longue de canne garnie, trois petits fauteuils de canne, un petit fauteuil de moquette jaune, une petite chaise couverte en vert et deux commodes. Les rideaux des fenêtres étaient en Indienne rouge.

Conclusion

Si les plans de Racle apparaissent assez justes du point de vue de la géométrie et de la distribution, il s’est pris à embellir quelque peu la réalité pour mettre en avant son art architectural. La maquette de Morand, par contre, dans sa naïveté, exprime un rapport au réel beaucoup plus fiable sur le plan des décors et des apparences alors même qu’il est assez approximatif sur le plan des dimensions et de la géométrie.

La combinaison de toutes ces sources d’informations nous permet, aujourd’hui, d’avoir une idée assez claire de l’état du château en 1778. Ce travail n’est pas inutile à l’heure où le Centre des Monuments Nationaux s’apprête à restaurer le château. La tentation de la restitution de l’état historique est assez grande mais difficilement envisageable du fait des trop nombreuses modifications faites au cours des XIXe et XXe siècles.

Si ces modifications ont altéré l’état d’origine, elles témoignent néanmoins du culte voué à Voltaire depuis sa mort.

Le travail de restauration s’avère donc difficile entre évocation de Voltaire en son château et respect du temps qui passe….

Crédits des illustrations :

Государственный Эрмитаж, Санкт-Петербург
The State Hermitage Museum, St. Petersburg


1 Catherine II à F. M. Grimm, 21 juin [2 juillet] 1778 dans Pism’a imperatricy Ekateriny II k Grimmu (1774-1796), SRIO, Saint-Pétersbourg, 1878 (réed. Nendeln, Kraus), t. 23, p. 94. Cette enquête n’aurait pu voir le jour sans l’expertise et l’hospitalité de trois personnes auxquelles nous adressons nos chaleureux remerciements : Mme Alla Zlatopolskaya, « Bibliothèque Voltaire » de la Bibliothèque Nationale de Russie, M. Vyacheslav Fedorov, directeur du département de la Culture Russe du Musée de l’Ermitage, et M. Grigory Yastrebinsky, conservateur des dispositifs et instruments scientifiques, département d'Histoire de la Culture Russe du Musée de l’Ermitage. Nous devons également exprimer notre vive gratitude à M. François Chatillon et à Mme Géraldine Glas pour avoir relu cet article. Les éventuelles erreurs qui subsisteraient sont de notre seul fait.

2 Catherine II à F. M. Grimm, 17-19 [28-30] octobre 1778 et 30 novembre [11 décembre] 1778, ibid, p. 105 et p. 112.

3 F. M. Grimm à F. Tronchin, 3 décembre 1778, et F. Tronchin à F. M. Grimm, 6 décembre 1778, dans Christophe Paillard, Jean-Louis Wagnière, secrétaire de Voltaire. Lettres et documents, SVEC 2008 : 12, Oxford, Voltaire Foundation, 2008, p. 124 et p. 126.

4 Mémoires sur Voltaire et sur ses ouvrages, par Longchamp et Wagnière, ses secrétaires, suivis de divers écrits inédits de la Mise Du Châtelet, du Pdt Hénault, de Piron, Darnaud Baculard [sic], Thiriot, etc., tous relatifs à Voltaire, 2 vol., Paris, Aimé André, 1826, t. 1, p. 161.

5 Ibid. (le texte est ici conforme aux manuscrits).

6 Morand à Wagnière, 25 mai 1778, D21210.

7 François Tronchin à Friedrich Melchior Grimm, 6 décembre 1778, C. Paillard, op. cit., p. 126.

8 F. M. Grimm à F. Tronchin, 30 novembre 1778, C. Paillard, op.cit., p.122-123.

9 Mme Denis à J.-L. Wagnière, 1er décembre 1778, ibid, p. 123.

10 F. M. Grimm à F. Tronchin, 3 décembre 1778, ibid, p. 124.

11 F. Tronchin à F. M. Grimm, 7 février 1779, ibid, p. 134-135.

12 Ibid, p. 135.

13  Voir Monique Bory, « Le Château de Ferney » dans Voltaire chez lui. Genève et Ferney, dir. E. Deuber-Pauli et J.-D. Candaux, Genève, Skira, 1994, p. 47-74 (ici, p. 59).

14 Voir Jean-Louis Wagnière ou les deux morts de Voltaire. Correspondance inédite, éd. C. Paillard, Saint-Malo, Éditions Cristel, 2005, p. 432 pour les références à Mme Barberat. Le 29 juillet 1778, elle acceptait une place « chez Mme [de] Villette » à Paris (p. 155). Elle était comparable à Wagnière en termes de proximité à Voltaire (voir p. 198 et p. 199). Elle rejoignit Mme Denis à Paris vers le 10 octobre 1778 pour lui apporter un « manuscrit », le Sottisier, une édition annotée du Siècle de Louis XV et diverses « médailles » (p. 263 ; cf. p. 203, p. 210, p. 221, p. 247, etc.).

15 Sur ces bouleversements, le témoignage de Wagnière est précieux. Voir C. Paillard, « Voltaire et les bibliothèques : Constitution et métamorphoses de la ‘‘Bibliothèque de Ferney’’ », dans François Jacob (dir.), La Russie dans l’Europe, Condeixa-a-Nova, La Ligne d’ombre, 2010, p.103-143.

 



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