La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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par Flávio Borda d’Água

    
       

 

     
 

 

Le 16 mai dernier fut un jour exceptionnel à la salle 7 de l’Hôtel Drouot à Paris. La collection de Philippe Zoummeroff allait être vendue. Une collection rassemblée pendant de nombreuses décennies autour de la thématique du crime et du châtiment allant du XVIe au XXe siècle. Le moment était important pour la Bibliothèque de Genève et l’Institut et Musée Voltaire intéressés par une série de lots de cette collection. S’il est vrai que le titre général, et inspiré du best-seller russe de Dostoïevski, pouvait sembler éloigné des intérêts et des perspectives genevoises, dix-huitièmistes et voltairiennes, la vente était pourtant intéressante pour nos institutions. Voltaire a dans le dernier quart de sa vie consacré une partie de son énergie à défendre des causes célèbres comme celle des Calas, des Sirven et du chevalier de la Barre en mettant en exergue les actes infamants auxquels ces trois personnes ont été confrontées. Combats qui lui valurent la rédaction notamment du Traité sur la tolérance (1763) et d’un Commentaire des Délits et des Peines de Cesare Beccaria (1764). C’est dans cet esprit de valorisation et d'agrandissement de notre patrimoine dix-huitièmiste mais également d’une lecture et réception des Lumières que nous allâmes enchérir.

La réception du catalogue de la vente du 16 mai 2014, organisée par Pierre Bergé & Associés, a été faite avec une certaine surprise : tout d’abord à cause de son importance matérielle. Ce ne sont pas moins de 423 lots répartis sur 344 pages. Ensuite, de savoir qui est le personnage qui se cache derrière une telle collection ? Et enfin, du motif qui l'a poussé à se séparer de sa collection ?
Philippe Zoumerrof est né il y a quatre-vingt-quatre ans, d'un père tchétchène pêcheur de perles et d'une mère « fantastique » 1. Il est né juif mais a été converti au catholicisme en 1940. Il est aujourd’hui, et cela depuis 1999, membre de l’Association française de criminologie, industriel en retraite et collectionneur ; intéressé par les questions pénales grâce à la bibliophilie, il a eu l’idée de créer, en juin 2000, une bourse de réinsertion des détenus.

Dans une interview au journal Le Monde 2 et confronté à la question de savoir pourquoi il se sépare de sa bibliothèque, Philippe Zoummeroff répond que « n’est pas la première fois que je fais des collections thématiques, quand j’ai l’impression de ne plus avancer, je passe à autre chose. Ce qui me passionne, c’est la recherche, ce n’est pas la possession. » Il poursuit en présentant son goût de collectionneur : « J’ai commencé à m’intéresser à l’opéra à 19 ans, j’ai retrouvé tous les disques d’opéra depuis 1896, dont le premier enregistrement par Edison, jusqu’à la fin du 78 tours. Je me suis ensuite penché sur la philatélie, les timbres du monde entier, autour de 50 000, dont tous ceux d’Algérie, soit une quarantaine de volumes. »

Les divers documents mis en vente allaient des affiches du XVIIIe siècle à des ensembles de photographies sur les prisons en passant par des objets aussi curieux qu’un livre relié en peau humaine de la Bibliothèque du docteur Lacassagne, ou encore un Trombinoscope criminel, soit un meuble à système destiné à contenir les portraits des criminels recherchés : une grande boîte fabriquée aux Etats-Unis en 1880.

Genève s’est alors lancée dans l’aventure, non pour obtenir des manuscrits de Landru ou encore d’exceptionnels dessins faits par des prisonniers mais pour une documentation bien précise sur le XVIIIe siècle. L’Institut et Musée Voltaire et la Bibliothèque de Genève se sont concentrés sur des documents rares et manquant parfois dans ses richissimes collections. Il était proposé dans le catalogue un grand nombre de documents sur l’affaire Damiens et son exécution, mais également sur Lally-Tollendal, dont l’Institut et Musée Voltaire a acquis une partie de la collection dispersée au mois de décembre 2012 lors de la grande vente Montesquieu.

C’est ainsi qu’une exceptionnelle traduction française du traité de Cesare Beccaria, Dei delitti e delle pene (1764), a fait son entrée dans nos fonds. Ce manuscrit de 220 pages petit in-quarto n’est pas la traduction de l’abbé Morellet mais l’œuvre d’un auteur inconnu qui s’est basé sur la cinquième édition italienne, dite définitive, parue en mars 1766 à Livourne sous la fausse adresse de Lausanne. L’auteur reste inconnu mais il se pourrait qu’il soit un proche des rives du Léman. La présence de ce document à Genève vient renforcer davantage, osons le dire, l’école de Genève de la recherche autour de la chaîne du pénal menée depuis de nombreuses années par le professeur Michel Porret, et créateur de la Revue Beccaria qui paraîtra pour la première fois à l’automne 2014.

Dans la même veine beccarienne, nos efforts se sont ensuite canalisés sur les Observations sur la torture de Goswin de Fierlant, un disciple hollandais du comte italien. Cette première édition vient ainsi accroître nos collections. Nous avons malheureusement manqué un autre penchant avec un opposant à Cesare en ne réussissant pas à obtenir La Necessita’ della pena di morte nella criminal legislazione  d’Antonio Montanari. Ce livre de 1770, prônant la nécessité de la peine de mort, est une véritable attaque contre Beccaria. Poursuivant dans cette lignée de la justice criminelle, Enrico Ferri, chef de file pendant cinquante ans de l’École positiviste et l’un des fondateurs de la criminologie moderne avec Cesare Lombroso et Raffaele Garofalo, entre dans nos collections avec deux ouvrages majeurs, à savoir Sociologia criminale (1892) et Difese penali e studi di giurisprudenza (1899).

Ajoutons des documents relatifs à Damiens mais surtout une lettre de Thomas-Arthur de Lally-Tollendal. Ce lieutenant général et gouverneur des Indes a été poursuivi après la défaite de la France à Pondichéry en 1761. Il sera alors condamné pour trahison en 1766. Son exécution restera dans les annales : le bourreau s’y prendra à plusieurs reprises pour pouvoir l’exécuter. Voltaire, dans la lignée des affaires de la Barre, Calas et Sirven, soutiendra les Lally-Tollendal jusqu’au point d’obtenir, non pas une réhabilitation comme pour Jean Calas, mais plusieurs arrêts cassant la condamnation. La lettre acquise le 16 mai est datée du 15 mars 1764 et rédigée depuis la prison et pendant le procès. Se joignent à ces lettres un autre grand lot d’imprimés concernant Lally-Tollendal et surtout une grande gravure sur cuivre coloriée où Thomas-Arthur est représenté en train de se faire décapiter à l’épée. Ces documents viennent ainsi compléter le fonds créé à la fin de l’année 2012 à l’Institut et Musée Voltaire.

Une fois de plus, à l’instar de la vente en octobre 2012 de la collection liée à Madame du Châtelet, la Bibliothèque de Genève et l’Institut et Musée Voltaire tirent leur épingle du jeu des enchères où la concurrence devient de plus en plus féroce et où les prix ne cessent de monter. Parfois le public, en général, se pose la question de savoir si les « vieux-papiers » valent la peine d’être exploités ; mais une chose est sûre : ils deviennent de plus un plus un investissement solide tant du point de vue économique que du point de vue intellectuel. Enrichir, préserver, conserver et valoriser notre patrimoine genevois, suisse et historique sont les plus belles missions dont nous pouvons rêver.

1 Valérie Sasportas, « Zoummeroff : “Mein Kampf” est la preuve de ce que Hitler fut », dans Le Figaro, 12 mai 2014.

2 Franck Johannès, « Philippe Zoummeroff, ardent collectionneur d’horreurs pénales et homme délicieux », dans Le Monde, 13 mai 2014.

 

 



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© IMV Genève | 16.06.2014