La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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par François Jacob

    
       

 

     
 

 

Tout commence un 22 avril 2014. Nous sommes au lendemain des élections municipales françaises, et la ville de Ferney-Voltaire vient de basculer dans l'opposition. Le nouveau maire, Daniel Raphoz, a nommé premier adjoint chargé des affaires culturelles Christophe Paillard, bien connu de tous les voltairistes...

Mais c'est ici que le problème surgit. Qu'est-ce au juste qu'un « voltairiste » ? Ce suffixe a priori dépréciatif est-il bien indiqué pour représenter l'ensemble de la communauté des chercheurs spécialistes (-istes, bis) de l'œuvre de Voltaire ? Et l'étrangeté même du terme ne risque-t-elle pas d'éloigner les non-spécialistes (-istes, ter) des contes ou du théâtre voltairiens ? C'est ce qu'a pensé, dans un premier mouvement, Alex Décotte, qu'on lit toujours avec plaisir et qui publie, sur son blog Ferney-Candide, ce 22 avril, quelques lignes assez sèches sur le nouvel adjoint à la culture :

À la différence de tous ses collègues universitaires, ce grand spécialiste de Voltaire ne se déclare pas voltairien mais « voltairiste », histoire de ne pas mélanger les torchons avec les serviettes. Ce n’est donc pas un cultureux mais un culturiste. C’est sans doute pour ça qu’il bombe le torse.

Usant de son droit de réponse, Christophe Paillard précise, non sans humour, qu'il ne pratique pas le culturisme (« Je suis prêt à solliciter en ce sens une attestation de mon épouse et de mon médecin : mon torse n’a hélas rien de musclé ! J’ai beau le bomber pour prétendre le contraire, c'est sans succès !... ») et revient sur l'emploi du terme controversé :

Est voltairien ce qui se rattache à Voltaire (exemple : « l’héritage voltairien », « l’écriture voltairienne ») ou ce qui se revendique de lui (« la monarchie de Juillet, la IIIe République étaient voltairiennes »).
Est voltairiste celle ou celui qui s’affirme, à tort ou à raison, spécialiste de Voltaire.

On peut être du coup « voltairien sans être voltairiste » ou l'inverse, et il suffit, conclut Christophe Paillard, de se rendre sur n'importe quel moteur de recherche pour constater que « voltairiste » est depuis longtemps en usage dans la communauté scientifique. Cette petite joute ferneysienne s'achève aussitôt, Alex Décotte convenant, non sans élégance, de la pertinence des explications fournies.

Le lecteur, lui, reste toutefois sur sa faim. Ceux qui, leur exemplaire de Candide à la main, se croyaient voltairiens, se découvrent tout à coup voltairistes : encore faudrait-il savoir à partir de quel moment on est autorisé à se dire tel. Ne court-on pas le risque, faute d'avoir publié un certain nombre d'articles relatifs à Voltaire, de se voir niée la qualité de voltairiste ? Ou suffit-il au contraire d'un articulet dans le bulletin municipal de Trifouillis-les-Oies pour être admis dans la prestigieuse communauté ?

Dans le premier cas, le danger est celui d'un élitisme forcené et d'une fracture entre celles et ceux qui se disent spécialistes de l'œuvre du patriarche et ceux qui le liront benoîtement, innocemment serait-on tenté d'écrire, incapables de goûter aux subtilités de l'écriture voltairienne. Dans le second, le danger est celui d'une confusion entre amour d'un auteur et connaissance de son œuvre : or suffit-il d'aimer Voltaire pour le connaître ?

Car tout le problème est là. C'est une question du même genre qui a d'ailleurs été au centre, mutatis mutandis, de la querelle qui a récemment opposé Jean-Claude Billeter, alors professeur à l'Université de Genève, et François Jullien, célèbre sinologue. Lors de la conférence qu'il a prononcée le 29 avril dernier aux Bastions, François Jullien, qui s'est défini « philosophe grec », a rappelé que la Chine était pour lui le lieu choisi d'un autre point de vue, c'est-à-dire la base possible, et le moyen, d'une nouvelle réflexion théorique. Il n'est plus nécessaire, dans ces conditions, d'aimer la Chine pour en parler. Mais alors, ne peut-on aller jusqu'à penser le recul affectif qui serait celui du théoricien comme un des prérequis de toute pensée critique ?

La question est d'autant plus intéressante, s'agissant de Voltaire, que tout le monde a, semble-t-il, jugé nécessaire de prendre position face à sa vie et à son œuvre. Nous serions dès lors tenté, dans l'espace réduit de cet article, de rappeler quelques-unes des étapes du parcours sémantique du voltairisme -si tant est qu'un tel substantif corresponde, sur le plan notionnel, à la généralité chargée d'englober tous les voltairistes. Or, comme nous allons le voir, rien n'est moins sûr.

L'une des toutes premières acceptions du terme voltairiste se trouve dans l'Oracle des nouveaux philosophes de l'abbé Guyon (1759) et est répété dans le Sentiment d'un inconnu sur l'Oracle des nouveaux philosophes d'Abraham de Chaumeix (1730-1790), l'un des ennemis les plus virulents des philosophes en général et de Voltaire en particulier, qui l'étrille notamment dans Le pauvre Diable. Que cette attribution du Sentiment d'un inconnu à Chaumeix ait été contestée a moins d'importance ici que la date de la publication : 1760, c'est-à-dire à un moment capital dans la lutte contre l'Encyclopédie et, s'agissant de Voltaire, l'année-même de sa translation à Ferney.

C'est alors qu'il est question de Jean-Jacques Rousseau que l'abbé Guyon, comme le rappelle Chaumeix, use du terme de voltairiste :

Il s'agissait de proposer à M. Rousseau deux problèmes insolubles : au moins le paraissent-ils à M. l'Abbé. Pour engager M. Rousseau à lui répondre, il le flatte, il l'appelle la plus belle plume des nouveaux Philosophes, en dépit de tous ce que Mrs les Voltairistes pourront dire. Ce compliment, ajoute-t-il, doit vous piquer d'honneur, et vous engager à résoudre ces deux problèmes 1
           
Et l'auteur d'apporter son propre commentaire :

Je me mets, Monsieur, aussi peu en peine que l'Auteur, de ce que les voltairistes diront de son compliment : mais je suis bien assuré que M. Rousseau n'en sera pas piqué d'honneur 2.

Les voltairistes sont ici, on l'aura compris, toute la clique des Encyclopédistes, évidemment éxécrés par Chaumeix, mais auxquels un lecteur contemporain, s'il est admis dans cette noble caste, se piquera d'honneur d'appartenir.

Plus intéressante encore est la lettre que Jean Huber adresse à Voltaire en date du 30 octobre 1772 et que la Correspondance littéraire s'empresse de reproduire in extenso assortie de plusieurs pages de commentaires sur les rapports de Voltaire et de son « Van Dyck ». Le patriarche, fort mécontent, avait dressé de lui un portrait peu flatteur dans son Épître à Horace, ce à quoi Huber répond en livrant sa propre conception du portrait voltairien :

N'entendrez-vous donc jamais cette raison que vous savez si bien faire entendre à tout le monde ? Ne concevrez-vous pas qu'il faut des ombres à votre portrait, qu'il faut des contrastes à une lumière que personne ne pourrait soutenir ; qu'Henri IV et Benoît XIV seraient moins délicieusement dans votre souvenir si l'un était toujours monarque, l'autre toujours chef de l'Église ? Je vous ai dit cent fois que je savais précisément la dose de ridicule qu'il fallait à votre gloire. 3

Quant à Horace, « si le caractère spécifique du dieu désignait la verve, le génie créateur ; si l'inspiration poétique s'appelait le voltairisme [...] qu'auriez-vous à dire contre ce parallèle ? 4 » Et, un peu plus loin : « L'empressement du public, votre âme damnée, pour tout ce qui vous représente bien ou mal, me force à vous désobliger sans cesse. J'entretiens son idolâtrie par mes images, et mon voltairisme est incurable. 5 » Voltairisme, donc. C'est-à-dire le répondant ou le correspondant parfait des voltairistes dénoncés par Chaumeix et ses congénères jansénistes, à ceci près que l'adoration due à l'écrivain se double ici d'une compétence artistique ou théorique qui pourrait bien préfigurer, chemin faisant, celle de nos spécialistes contemporains. De quoi, encore une fois, bomber le torse.

L'affaire est toutefois loin d'être terminée, et nous donnons rendez-vous à nos lecteurs, voltairistes ou non, dans le prochain numéro de la Gazette.
           


1 Le sentiment d'un inconnu sur l'Oracle des nouveaux philosophes, pour servir d'éclaircissement à cet ouvrage, dédié à M. de Voltaire, À Villefranche, chez Philalèthe, à la bonne Foi, 1760, p. 49.

2 Ibid., p. 50.

3 Lettre de Jean Huber à Voltaire, Paris, 30 octobre 1772, D17988. Voltaire lui répondra depuis Ferney le 20 novembre (D18027).

4 Ibid.

5 Ibid.

 

 



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