La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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Nous recevons aujourd’hui Andrew Brown, directeur du Centre international d’étude du XVIIIe siècle, basé à Ferney-Voltaire, et ancien directeur de la Voltaire Foundation d’Oxford. Bien connu de tous les voltairistes, Andrew Brown est à l’origine de la création de la Société Voltaire et de celle des Cahiers Voltaire, qui comptent aujourd’hui douze numéros parus.

Q : La première question est, vous l’imaginez, tout à fait traditionnelle désormais : comment en êtes-vous arrivé au dix-huitième siècle, et plus particulièrement à l’étude de Voltaire ?

R : Je vous répondrai non pas comment, mais plutôt où : et la réponse est ici, aux Délices ! J’ai visité les Délices quand j’avais seize ans, et par la suite j’ai été captivé par l’atmosphère du lieu, mais aussi par le fait que Besterman travaillait ici, en anglais, sur une matière française. Cela concordait parfaitement bien avec mes intérêts, et mes capacités.

Q : Comment avez-vous concrétisé, par la suite, cet intérêt naissant ?

R : J’étais à l’université, où les cours ne me passionnaient guère. J’ai alors écrit à Besterman, que je ne connaissais pas encore, pour savoir si jamais je pouvais m’absenter de l’Université pour travailler pour lui. Sa réponse s’est égarée mais il a écrit de nouveau et en fin de compte je suis monté à Londres pour le voir dans son appartement dans le Pall Mall, lieu extraordinaire, hélas éventré par des décorateurs branchés il y a quelque temps. Il m’a confié la préparation de l’index des comptes domestiques de Voltaire à Ferney, dont il allait éditer le fac simile en 1968, baptême du feu payé cinquante guinées. Il m’a ensuite engagé pour une année et je suis venu ici pour travailler sur les premiers volumes des Œuvres complètes de Voltaire, l’index des carnets notamment. C’était en 1967. En 1968 j’ai commencé, toujours pour Besterman, un catalogue des manuscrits littéraires de Voltaire, travaillant surtout à Paris, expérience peu pénible à mon âge. À la Bibliothèque nationale on épuisait ses bulletins quotidiens très rapidement : il fallait rarement toute la journée pour inventorier les cinq volumes alloués et bien souvent on avait terminé avant midi.

Q : Combien de temps cela a-t-il duré ?

: Deux ans, après lesquels je commençai à ne plus pouvoir vivre parce que Besterman ne maîtrisait pas très bien les réalités de l’existence quotidienne des autres. Nous nous sommes donc quittés, j’ai travaillé dans l’imprimerie et l’édition pendant quelques années, à mon compte. Entrant dans une librairie à Londres un jour, on m’annonça : « M. Besterman vous cherche », et le résultat est que je suis retourné chez lui quelques mois avant son décès en novembre 1976. En mourant il a laissé sa fortune à l’Université d’Oxford – un geste fiscalement très avantageux – mais pratiquement rien à son épouse. Hélas, l’Université n’a pas pu se résoudre à négocier avec elle. La situation était pourtant parfaitement claire : légalement, elle avait droit à un tiers. Huit ans de procédures ont suivi.

Q : L’Université ne voulait-elle donc pas lui donner son tiers ?

R : Il était plutôt question d’une incapacité administrative généralisée. Personne n’a eu le courage ou la volonté de se dire : « je vais la prendre, cette décision. » Tout le monde suivait toujours l’autre, et même les plus haut placés n’osaient pas affronter le problème. C’est dommage, car cela a créé une atmosphère pénible et beaucoup de temps et d’énergie ont été gaspillés, de l’argent aussi – les notaires que Besterman partageait avec la reine du pays ne travaillaient pas pro bono. Peu de temps avant de mourir, Besterman m’avait dit qu’il avait fait une grave erreur en choisissant Oxford, et pendant ces années l’Université a montré avec assiduité le bien-fondé de ses craintes. Cette longue suite de procès avait néanmoins un avantage : l’affaire s’est achevée à la High Court anglaise qui, tout en accordant son tiers à Mme Besterman, a confirmé les conditions du legs de Besterman, conditions que celui-ci avait imposées à Oxford, à savoir qu’il fallait poursuivre ses publications. C’est ici que nous avons par la suite rencontré des difficultés, l’Université ayant essayé à plusieurs reprises de passer outre. Le triste sort des ci-devant ex-Studies on Voltaire illustre bien le peu de respect accordé par Oxford aux intentions de celui dont elle n’hésite pas à exploiter le nom.

Q : Besterman est mort en 1976…

R : Je me suis trouvé moi aussi légué à l’Université, et à diriger la Voltaire Foundation jusqu’en 1998. C’est piquant de parler de cela ici parce que l’atmosphère entre Genève et Oxford n’était alors pas exactement chaleureuse. J’ai initié des échanges et en fin de compte les ponts furent rétablis, et à notre grande satisfaction l’Institut et Musée Voltaire a pleinement participé aux célébrations voltairiennes du tricentenaire en 1994.

Q : Survient alors une rupture entre vous-même et Oxford…

R : L’incompatibilité était évidente depuis le départ, mais du vivant de Ralph Leigh à Cambridge et de Robert Shackleton à Oxford, membres assidus et informés du comité directeur de la Voltaire Foundation, il y avait un esprit de corps autour du legs Besterman qui fonctionnait bien. Mais nous étions là dans une bulle, et certains défauts de caractère sous-jacents des lieux – xénophobie, cupidité, souci des apparences, indifférence aux résultats – ont pris progressivement le dessus. Les départements de l’Université étaient présidés le plus souvent par des présidents de collège dont les compétences correspondaient rarement à leurs responsabilités : la Voltaire Foundation, atypique, en a souffert gravement. Et puis il y avait un problème récurrent dont on ne parlait guère, mais qui fâchait mutuellement : le fait qu’on nous demandait de publier l’impubliable. J’ai discuté d’un cas particulièrement problématique avec mon président de l’époque, sa réponse : «Aucune importance !» – pour lui, nous étions là pour fabriquer les livres de ses comparses, et c’était tout. En fin de compte, c’est l’irrespect de la propriété littéraire par l’Université qui a provoqué les conflits qui ont marqué mes derniers mois à Oxford : la mienne, mais surtout celle des ayants-droit des Œuvres complètes de Voltaire. L’Université pensait, ou plutôt faisait semblant de penser, que Besterman lui avait légué cette édition : mais Besterman n’était propriétaire que des volumes publiés, le projet appartenait, et appartient toujours, à une association fondée en 1967 à St Andrews, en Écosse, lors du deuxième Congrès international des Lumières. J’ai proposé à l’Université de porter l’affaire devant le service d’arbitrage de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, elle n’a pas voulu s’y exposer…

Q : C’est alors que vous vous êtes installé à Ferney.

R : Ulla [Kölving] et moi nous sommes installés ici en 1998 quand il semblait certain que l’État allait acheter le château de Ferney. Cette heureuse acquisition fut en fait suivie d’une longue parenthèse : le ministère ayant confié le domaine à une association, et cette association ayant fait faillite au bout de deux ans, Ferney est devenu, pour l’État et la Région, un sujet embarrassant, à éviter. C’est quand Werner Rauch, inspecteur du patrimoine, est passé à Ferney il y a quelques années que l’interdit fut levé : il est tombé amoureux du lieu, s’en est occupé et tout alors est reparti dans le bon sens. Il a eu pour successeur François-Xavier Verger qui a poursuivi vigoureusement le travail et maintenant le château lui-même sera remis en état lors d’importants travaux qui se dérouleront en 2015 et 2016.

Q : Il y a dans votre parcours un autre moment important, c’est la mort de René Pomeau avec la fondation (ce qui peut paraître surprenant quand on n’est pas voltairiste) de deux associations sinon concurrentes du moins parallèles, chacune éditrice d’une revue sur Voltaire. Comment cela s’est-il passé ?

R : Tout d’abord je crois qu’il y a de la place pour deux sociétés Voltaire : l’une est d’ailleurs essentiellement universitaire, tandis que l’autre, la Société Voltaire, s’efforce de s’adresser à un public plus large. Les circonstances n’en sont pas moins regrettables. René Pomeau avait secondé une initiative pour la création d’une Société Voltaire avant de mourir. Il m’avait écrit pour soutenir le projet que j’avais développé, mais c’est à cette époque qu’est survenue la rupture avec Oxford. Quand nous nous sommes installés ici, nous avons parlé à André Magnan et, sachant que rien ne se faisait, ni à Paris, ni à Oxford, nous avons décidé de former cette Société Voltaire dont l’inexistence faisait depuis si longtemps tache. La Sorbonne et Oxford, au lieu d’en faire partie, ont préféré créer une deuxième société dont le but déclaré était de protéger les intérêts de l’activité éditoriale du legs Besterman. Je crois que c’est seulement maintenant, presque quinze ans plus tard, que les choses commencent à changer, grâce au passage des générations. C’est vrai, du moins, pour la Sorbonne.

Q : Les deux revues sont tout de même très différentes…

R : C’est vrai. Nous n’éditons pas seulement, dans les Cahiers Voltaire, des textes pointus sur des points de détail – je peux le dire, car j’en ai moi-même écrit plusieurs ! – mais nous essayons de donner vie à un Voltaire qui a été occulté pendant de longues années. Grâce aux efforts des antivoltairiens, au XIXe siècle surtout, l’image de Voltaire en France est souvent mauvaise, étant fondée sur de multiples ignorances et distorsions volontaires. Les spécialistes non plus n’ont pas toujours œuvré du côté des anges, le refus des philosophes professionnels de nos jours de considérer Voltaire comme philosophe en est un exemple, l’expression d’un aveuglement borné.

Q : Quel est l’aspect de Voltaire qui vous intéresse plus particulièrement ?

R : Historiquement, ce fut toujours la bibliographie matérielle, les éditions, les textes manuscrits. Mais de plus en plus c’est sa vie à Ferney, ses actions, sa philosophie de vie mais aussi son existence de tous les jours, les détails qui parfois sont très parlants : ce qu’il a acheté, ce qu’il faisait faire à Ferney pour matérialiser sa pensée – il est quand même assez exceptionnel qu’un homme de lettres, si on peut le qualifier ainsi, s’installe entre des ronces et deux curés – je le cite – pour fabriquer des montres ! Ferney n’était pas devenue, sous son égide, une ville industrielle, mais Voltaire n’en a pas moins travaillé dans ce sens. On se demande dans quelle mesure son exemple a inspiré les grands industriels du siècle suivant, l’imprimeur Dupont par exemple, bon voltairien dont les actions sociales sont bien documentées. Voltaire parle parfois de sa « colonie ». Dans le livre de ses comptes financiers une feuille a été insérée, je crois par son jardinier, intitulée « Liste des premiers partants pour le royaume des taupes ». Le mot « premiers » est ici intéressant, car il suggère qu’il s’agit d’une communauté, qu’il existe une véritable solidarité entre les gens, que tous prennent ensemble le même chemin. On trouvera un phénomène similaire quand Mme de Simiane réintègrera Cirey après la Révolution : pour elle aussi il s’agira de sa « colonie » et elle y sera tout aussi vénérée par les habitants que le fut Voltaire à Ferney.

Q : On a beaucoup parlé, précisément, ces derniers temps, de Mme Du Châtelet…

R : Oui, c’est en 2010 que commence l’aventure Du Châtelet. J’apprends qu’on allait vendre aux enchères une collection de ses manuscrits. Je vais à Paris pour les voir, et le soir avant de passer chez le commissaire-priseur, je reçois un courriel posant des questions sur les manuscrits de Voltaire sur Newton. J’ai répondu en disant qu’à ma connaissance, ces manuscrits n’existaient plus, mais que ceux d’Émilie Du Châtelet allaient être vendus chez Christie’s en novembre. Mon correspondant m’a remercié, je suis allé voir les manuscrits, qui étaient tout autant de découvertes extraordinaires, notamment toute la partie relative à ses commentaires sur les Principia de Newton, travail dont certains prétendaient qu’Émilie était incapable, ce qu’infirmaient très clairement tous ces nouveaux documents.

Q : Mais bientôt réapparaît ce mystérieux personnage…

R : Oui, nous échangeons des messages, nous nous parlons au téléphone, et quelques semaines plus tard je me retrouve dans l’Aube, loin de tout, sur une colline boisée face à un chalet massif dans le style suisse. Or dans cette maison je retrouve la bibliothèque du château de Cirey, et les dix énormes caisses en bois qui avaient hébergé les archives Du Châtelet depuis deux cents ans, dont les manuscrits se trouvant chez Christie’s. La situation était compliquée, plusieurs familles ayant hérité, et il nous a fallu deux ans pour remettre de l’ordre et neutraliser le risque de dispersion. En fin de compte nous avons obtenu que les héritiers cèdent les archives de la famille Du Châtelet aux Archives départementales de la Haute-Marne, ce qui a été fait. Je salue tous ceux qui ont secondé ou participé à cette opération, la richesse de ce qui a été ainsi sauvegardé est exceptionnelle.

: Et les manuscrits scientifiques ?

R : Ils ont tous été rassemblés et vendus par Christie’s en octobre 2012. Ce fut une journée riche en incidents, et sa conclusion sombre. Vous y étiez, et savez comme moi que nous avons obtenu peu de choses : vous quelques manuscrits, et l’État français rien. Nous ne pensions pas à l’époque qu’il serait possible un jour d’avoir accès à ces documents. Il y avait environ 2'500 feuillets, beaucoup de textes inédits, plusieurs textes inconnus. J’ai laissé passer une année, puis je suis allé voir le nouveau propriétaire, le fonds d’investissement Aristophil. Une semaine plus tard, nous avons reçu la numérisation de la totalité de ce qui avait été acheté. Nous sommes aujourd’hui en train de discuter des paramètres de publication avant de lancer un projet d’édition des Œuvres complètes d’Émilie Du Châtelet.

Q : Préparez-vous une édition papier, ou électronique ?

R : Les deux. Nous avons pour le moment une liste d’une vingtaine de personnes susceptibles de constituer la future équipe éditoriale. Mais on peut redouter le caractère à la fois difficile et peu attirant du travail sur le texte, complexe en soi et dont il peut exister jusqu’à quatre versions successives, lourdement corrigées par l’auteur et soigneusement conservées par elle et ses héritiers.

Q : Voilà en tout cas de belles perspectives pour la recherche. Merci beaucoup !

 


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© IMV Genève | 21.08.2014