La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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Nous accueillons pour ce Grand Salon automnal Martin Rueff, professeur de littérature française du dix-huitième siècle à l’université de Genève et requérant principal du projet de recherche intitulé Herméneutique des Lumières, plus amplement décrit dans la rubrique « Voltaire nous écrit ».

Q : Martin Rueff, vous avez une œuvre de poète, d’écrivain, de traducteur, de philosophe… Quelle est la place du dix-huitième siècle dans cette étonnante configuration ?

R : Le dix-huitième siècle auquel je suis attaché rend impossible la séparation entre les arts et la pensée et, de manière plus spécifique, entre la littérature et la philosophie. La grande explosion institutionnelle ou disciplinaire entre littérature et philosophie est impensable si l’on s’intéresse au dix-huitième siècle (elle remonte au XIXème siècle). Le dix-huitième siècle qui m’intéresse représente une synthèse que je cherche à opérer dans mon travail d’éditeur et d’écrivain comme dans mon enseignement. En la matière, Rousseau auquel je consacre plus clair de mon temps, est davantage qu’un modèle : il réussit à faire dans la langue française des choses qui sont devenues complètement impossibles, c’est-à-dire d’être à la fois sans doute un des plus grands romanciers du dix-huitième –j’allais dire du vingtième : voilà un lapsus des plus intéressants !- et celui qui offre à la philosophie française du dix-huitième son plus grand système. En cela, oui, je me sens vraiment dix-huitièmiste, et d’un dix-huitième qui est vraiment rousseauiste même si l’appartenance de Rousseau au XVIIIème siècle est complexe (comme le montre par exemple le fait qu’E. Cassirer fut obligé d’évoquer un « problème Jean-Jacques Rousseau » après avoir écrit une « philosophie des Lumières » dont Rousseau était absent).

Q : Et la poésie, dans tout cela ?

R : C’est peut-être là ce qui vous étonnera le plus. Le dix-huitième siècle serait, pour certains, je pense par exemple à la thèse de Sylvain Menant, La Chute d’Icare, un siècle sans poésie. Je ne suis évidemment pas de cet avis, car je ne pense pas que le dix-huitième siècle soit un siècle sans poésie. Il suffit de penser à André Chénier, et même à son frère Marie-Joseph, que vous avez édité. Mais, au-delà de ces exemples, ce qui change au dix-huitième siècle, c’est le lieu de la poésie. On pourrait dire aussi que le dernier dix-septième siècle, en reprenant les critères de Sylvain Menant, est un siècle sans poésie : les critères ne sont donc pas les bons. Ce que nous appellerions, nous, poésie, c’est-à-dire un certain nouage entre subjectivité, lyrisme et pratique d’une prose tendant vers le vers ou du vers lui-même, se trouve au dix-septième siècle dans le théâtre, surtout de 1660 à 1680, et passe au dix-huitième siècle en des lieux multiples : dans la prose de Rousseau, les livrets d’opéras, etc. Rousseau se signale par une tension constante entre ces pôles que sont la pensée, le travail dans la langue et l’émotion subjective. Quand Hölderlin parle de Rousseau, il parle de lui en tant qu’auteur de l’Héloïse et en tant que poète. Dans l’Héloïse –ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre- il y a de grands moments de poésie, mais le partage des genres et les constructions disciplinaires qui prévalent dans le milieu universitaire rendent parfois inaudibles les écrivains du dix-huitième. On caricature les thèses de Rousseau sur le théâtre et on oublie que dans Julie ou la Nouvelle Héloïse, Rousseau veut faire du Racine – pour preuve cette note : « chez Racine, tout est sentiment, il a su faire parler chacun pour soi ; et c’est en cela qu’il est vraiment unique parmi les auteurs de sa nation ». Faire parler chacun pour soi – cette thèse est indissolublement littéraire et politique. On peut penser à Jacques Rancière quand il évoque un « partage du sensible ».

Q : Le dix-huitième siècle cependant ne se limite pas à Rousseau. Est-il donc le seul à offrir cette tension un peu particulière ?

R : Non, mais elle atteint chez Rousseau une intensité singulière. Elle est néanmoins très présente aussi chez d’autres écrivains qui furent proches de lui. Il est vrai que le dix-huitième siècle sur lequel je travaille, dont je suis le plus proche, c’est en effet quand même ce dix-huitième siècle qui pense le rapport entre littérature et philosophie et politique –ou, disons, qui met au cœur de sa philosophie ce que j’appellerais une doctrine de l’expression et ses effets politiques. Que signifie « expression » ? Que veut dire prendre la parole ? On pense évidemment à Condillac, à Diderot.

« Ce serait la matière d’un examen assez philosophique, que d’observer dans le fait et de montrer par des exemples combien le caractère, les mœurs et les intérêts d’un peuple influent sur la langue » : telles sont les dernières lignes du dernier chapitre de l’Essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau. Rousseau les emprunte aux Remarques sur la grammaire générale et raisonnée de Duclos. Ce chapitre s’intitule « Rapport des langues aux gouvernements ». On aura reconnu dans cette tournure un écho des formulations de Montesquieu qui définissait les lois au livre un de De l’esprit des lois comme «  les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ».

Il n’est pas impossible que de sa lecture et de sa comparaison avec ce que Brecht appelle d’une formule aimée de Walter Benjamin « les mauvaises choses du présent », puisse résulter quelque éclairage sur le problème qui nous réunit. Comment Rousseau envisage-t-il le rapport des langues aux gouvernements ? Et y a-t-il là matière à une réflexion sur la politique des êtres parlants au point même où se croise une définition de l’homme comme animal politique et comme appartenant à une langue ?

Q : Vous évoquiez Kant ? Il tient une grande place dans vos recherches et dans votre enseignement.

R. Un des points qui me paraît très présent dans mes recherches sur le dix-huitième, c’est que nous avons vécu une grande partie du vingtième siècle sur la conviction qu’avait résumée Cassirer quand il disait, dans cette fameuse conférence prononcée d’abord à Paris puis en Allemagne sous le titre « Le problème Jean-Jacques Rousseau », qu’il avait fallu Kant pour penser la pensée de Rousseau. Or je crois pouvoir dire que c’est l’inverse. Il y a une spécificité du dix-huitième français, une intensité, une richesse qui n’ont pas du tout besoin, pour être pensées, de l’éclairage rétroactif que les néo-kantiens ont essayé de jouer en faveur de Kant, mais qui doivent être restituées dans leur singularité.

Nous n’avons pas besoin de Kant pour penser D’Alembert, Diderot, Rousseau ou Voltaire. En revanche, nous avons vraiment besoin d’eux pour penser Kant. Si le kantisme a des chances aujourd’hui, c’est en étant capable de récupérer ce que, de manière autonome, avaient construit les Lumières françaises.

Q : C’est-à-dire ?

R : Il existe un texte qui peut aider à comprendre ce phénomène, un texte de jeunesse de Walter Benjamin, « Sur le programme de la philosophie qui vient », dans lequel Benjamin parle de Kant et fait de Kant l’horizon de la philosophie d’aujourd’hui (« Sur le programme de la philosophie qui vient » Walter Benjamin, (novembre 1917) ; cf. Walter Benjamin, Œuvres, Paris, Folio, 2000, pp. 178-197). Le propos est clair :  « La tâche centrale de la philosophie qui vient est d’élever à la connaissance, en les rapportant au système de Kant, les intuitions les plus profondes qu’elle puise dans son époque et dans le pressentiment d’un grand avenir ». « Mais », poursuit Benjamin, « une philosophie véritablement consciente de son temps et de l’éternité, cherchant à se rattacher à Kant, se heurtera principalement à l’obstacle suivant : la réalité dont ce philosophe voulait fonder la connaissance, et avec laquelle il voulait fonder la connaissance sur la certitude et la vérité, est une réalité de rang inférieur, peut-être du dernier rang. » En somme : Kant aurait un concept appauvri de ce qui est, de ce qui fait l’expérience. Ainsi « La philosophie que nous attendons devra justement s’attacher à découvrir et à mettre clairement en lumière dans le système kantien une certaine typologie capable de rendre justice à un mode d’expérience supérieur ».

En somme, pas d’issue hors du kantisme (c’est la seule véritable philosophie de la connaissance), mais pas de kantisme sans une rénovation, un élargissement du concept d’expérience. Benjamin ajoute : « Établir le vrai critère de la différence de valeur entre les diverses espèces de conscience, telle sera l’une des plus hautes tâches de la philosophie qui vient. Aux espèces de la conscience empirique correspondent autant d’espèces d’expériences, lesquelles, du point de vue de leur relation à la vérité de la conscience empirique, n’ont pas plus de valeur que l’imagination ou l’hallucination. » Or je pense quant à moi que, en suivant les indications de Benjamin, et en les retournant contre lui, il faut relire Kant à la lumière des Lumières françaises, c’est-à-dire d’un dix-huitième siècle qui avait un concept très riche d’expérience. On peut dire d’une certaine manière que Condillac a un concept assez pauvre d’expérience parce qu’il est très imprégné de lockisme, mais Diderot, Rousseau, Voltaire, Marivaux sont quant à eux obsédés par des plages de l’expérience que Kant ignorera complètement. Ce qui intéresse Kant, c’est le sujet de la connaissance, tandis que ce qui intéresse Diderot, Marivaux, Rousseau, Prévost, c’est tout autre sujet : le sujet de la sexualité, le sujet de l’expression, le sujet social, le sujet politique… Je pense que nous avons vraiment besoin de Rousseau et des philosophes, écrivains et musiciens du dix-huitième pour retourner à Kant à partir d’un nouveau concept d’expérience élargi. Benjamin a parfois des formules étonnantes : le sujet de la connaissance kantien est, dit-il, un sujet qui exclut l’enfant, le fou, le vieux… Or tout cela, c’est précisément ce dont traite la littérature du dix-huitième : elle donne la parole à des enfants, à des fous… C’est ce que fait Diderot en permanence, c’est aussi ce qu’essaie de faire Rousseau, par endroits, c’est ce que fait Marivaux… Il faut donc revenir à un dix-huitième susceptible de nous dire un peu mieux ce qu’est l’expérience.  

Q : Revenir à « un » dix-huitième ? Il y en aurait donc plusieurs ?

: Pour ma part on peut difficilement être dix-huitièmiste sans se pencher sur l’histoire des dix-huitièmismes. Nous sommes les fils, vous et moi, d’une génération pour laquelle le dix-huitième fut au centre de l’activité littéraire et intellectuelle. Il n’est que de songer à Robert Mauzi, à Henri Coulet, à Jean Dagen, à Michèle Duchet, à Georges Benkerassa… Il faut se rapporter aussi à eux. Mais notre période historique est marquée par le triomphe d’un certain type de scientificité dont le modèle est strictement mathématique, opératoire ou technique. Cette scientificité-là entend imposer ses modèles à l’univers entier du pensable. Or rien n’est plus étranger à la pensée des Lumières que cette espèce de monisme épistémologique – c’est-à-dire que les Lumières, elles, ou du moins les Lumières françaises, ont une intelligence de l’humain qui ne prétend pas du tout appliquer à la réalité humaine des critères qui seraient les critères de la scientificité mathématisable (c’est sans doute pourquoi Rousseau évoque une théorie de la nature humaine mais pas une science). Ce qu’ont osé les Lumières, c’est d’inventer des sciences humaines, une nouvelle psychologie, une anthropologie, un type de sociologie, etc.
C’est donc aujourd’hui qu’il faut s’occuper des Lumières.

Q : Vous avez fait un correctif en parlant des Lumières françaises. Qu’en est-il des autres ?  

R : Je connais pour ma part un petit peu les Lumières italiennes, anglaises et allemandes. Les Lumières italiennes ont été pour l’essentiel des Lumières juridiques (je pense à Venturi). Les Lumières anglaises ont eu, quant à elles, une très étrange postérité : d’une certaine manière, elles sont à l’origine de tout (est-il utile, pour prendre ce seul exemple, de rappeler l’importance de Shaftesbury pour Diderot ?) mais leur héritage a été réduit à une espèce de philosophie de la connaissance : il y a par exemple eu une véritable partition entre le Locke philosophe de la connaissance (on pense à l’empirisme et au constructivisme lockiens) et le Locke politique et moral. Et en fait, et c’est regrettable, ce que les Lumières ont essayé de tenir ensemble, les pensées qui leur ont succédé ont essayé de le morceler. On ne sait hélas que trop combien Rousseau et Diderot ont été « partagés » entre plusieurs disciplines : Diderot, grâce à Francine Markovits et d’autres, entre aujourd’hui en philosophie, même s’il reste surtout étudié par les littéraires. Rousseau est quant à lui le cas le plus extraordinaire : il y a le Rousseau des littéraires, le Rousseau des philosophes politiques, etc. La même chose est arrivée à Locke. Ce qui est très frappant dans les Lumières françaises, c’est cette tentative de tenir ensemble tout ce qui fait la formation d’un sujet.

Q : Et les Lumières allemandes ?

R : Elles sont écrasées par la figure de Kant. C’est ainsi que l’axe Rousseau-Kant ne nous renseigne pas seulement sur la construction de la philosophie du dix-huitième, mais sur notre actualité : sur ce qui est en jeu aujourd’hui dans notre pensée.

: Dans ces conditions, comment enseigner le dix-huitième de nos jours ?

R : La première chose à rappeler, c’est le plaisir réel que prennent les étudiants à découvrir la littérature du dix-huitième : d’une certaine manière, quand les étudiants lisent le Supplément au voyage de Bougainville ou un conte de Voltaire, ils ont aussi l’impression de comprendre leur propre histoire.

Mais il est vrai qu’il existe des tensions, la première d’entre elles étant la tension entre le canon et les minores. Quand on enseigne le dix-huitième, on a tendance (et c’est mon cas) à privilégier les grands textes. Mais cette pratique entre un peu en contradiction avec la tendance actuelle qui essaie de valoriser les minores quand elle ne porte pas à relativiser la différence entre majores et minores.

La deuxième tension concerne le rapport plus général des étudiants à la discipline littéraire. Il faut bien sûr, pour surmonter cette difficulté enseigner un dix-huitième ouvert aux autres disciplines, un dix-huitième siècle qui ait à la fois du rapport à l’histoire, à la philosophie, aux langues (on n’a, pendant très longtemps, enseigné que le dix-huitième siècle français). Les étudiants ont aujourd’hui une sensibilité plus « européenne », ce qui est une bonne chose. Pendant une vingtaine d’années, ce qu’il y avait de plus actif dans la recherche en langue française tournait autour du dix-huitième : je suis toujours très frappé de voir que les grandes avancées théoriques et méthodologiques des années 60-70 ont toujours rencontré le dix-huitième (Derrida, Deleuze, Foucault ont tous leur dix-huitième siècle). Aujourd’hui, on ne peut plus dire que c’est le cas : le fort de la recherche s’est plutôt déplacé vers le dix-septième siècle.

Q : Je vois d’ailleurs, sur votre table, la grosse somme de Denis Kambouchner, L’Homme des passions, commentaire sur Descartes

R : Oui, il y a un changement du statut de la passion entre le dix-septième et le dix-huitième. Alors que jusqu’à Descartes la passion est du côté de la passivité, comme chez les Pères de l’Eglise, elles sont, chez Rousseau et chez Diderot (je pense à la deuxième des Pensées philosophiques), du côté de l’action. Telles sont les questions sur lesquelles j’essaie de réfléchir en ce moment. Ce sont, comme vous voyez, des questions de la vie de chacun : peut-on agir sur nos passions ? Sont-ce au contraire nos passions qui agissent sur nous ? La passion, c’est ce moi qui est tellement moi qu’il est moi contre moi, moi malgré moi.

Q : Des questions passionnantes, en effet, et sur lesquelles nous nous réjouissons de vous entendre prochainement. Merci beaucoup.             

 

 


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© IMV Genève | 30.10.2014