La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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par Martin Rueff

    
       

 

     
 

 

Un projet fédérateur pour la recherche dix-huitièmiste à Genève

Nous ouvrons aujourd’hui nos colonnes à Martin Rueff, professeur ordinaire de littérature française du dix-huitième siècle à l’Université de Genève. M. Rueff a bien voulu nous présenter les grands traits du projet Sinergia qu’il a déposé, en tant que requérant principal, auprès du Fonds National de la recherche Suisse, projet qui a été retenu par les instances fédérales en juillet dernier.

Sous le titre « Herméneutique des Lumières », un collectif de chercheurs en lettres et sciences humaines appartenant à ou proches de l’université de Genève, se propose de construire une nouvelle compréhension des Lumières à partir d’une réflexion sur les théories et les pratiques de la compréhension mises en œuvre par les Lumières elles-mêmes. Il s’agit d’un effort original et cohérent destiné à offrir une meilleure connaissance des théories du sens et des formes au XVIIIe siècle, mais aussi d’une tentative militante pour rappeler que le XVIIIe siècle compte parmi les grands siècles de la compréhension.

Cette thèse n’est pas partagée par tous – d’aucuns voudraient que la Renaissance ait été l’âge de l’interprétation, le XVIIe et le XVIIIe siècles, les siècles de la représentation, le XIXe siècle enfin celui de l’herméneutique comme discipline – c’est un peu la thèse de Michel Foucault dans Les Mots et les choses ; c’est celle des grands théoriciens de l’herméneutique. Mais elle finit par  interdire de comprendre comment le siècle de la critique (Koselleck) fut un grand siècle herméneute : qu’il s’agisse de défendre une autre interprétation de la nature, des textes, de la Bible (de Bayle à Diderot), des Lois (Montesquieu), des formes picturales ou musicales (Diderot encore),  du théâtre (Voltaire) ou de la pensée elle-même (Rousseau, Kant). Nous essaierons ainsi de comprendre les Lumières à partir de ce que les Lumières ont compris de la compréhension. Par cet effort réflexif nous entendons certes contribuer à repenser l’historiographie des Lumières, mais nous faisons aussi le pari de leur unité et de leur actualité imprévue. De leur unité puisque nous entreprendrons de comprendre les Lumières et leurs théories de la compréhension à partir de l’histoire des théories de l’interprétation, des pratiques de l’édition, de la considération des arts (en premier lieu la musique) et de l’histoire de la philosophie. De leur actualité imprévue, puisque nous entendons offrir à partir de cette interprétation des Lumières une réflexion sur l’archéologie des sciences humaines. L’herméneutique des Lumières n’aura cessé d’interroger les rapports entre les sciences de la nature et les théories de la nature humaine – c’est ici que se situe l’héritage épistémologique des Lumières et que leurs questions sont aussi les nôtres.

Il s’agit donc de soutenir que les Lumières eurent une conception plus large de la compréhension des phénomènes humains que la simple application de modèles rationalistes. Notre pari est le suivant : on ne peut comprendre l’héritage théorique, politique et esthétique des Lumières qu’à la condition de s’approcher de la manière dont elles ont compris ce que c’était que comprendre. Comprendre les Lumières, c’est nous comprendre : comprendre la manière que les Lumières eurent de se comprendre, c’est comprendre comment nous nous comprenons à partir d’elles pour revendiquer la modernité de nos sociétés, de nos mœurs, de nos régimes et de nos œuvres. Ce double effort fait l’unité de notre projet au travers de ses différentes déclinaisons : éditer (François Jacob), interpréter (Martin Rueff), lire (Mariafranca Spallanzani), entendre (Brenno Boccadoro). Chaque sous-projet posera aux Lumières la question qu’elles se posèrent.  Comment ont-elles compris le geste éditorial ? (Groupe A). Comment ont-elles compris ce que nous essayons de comprendre à travers elles ? (Groupe B). Comment la philosophie des XIXe et XXe siècles s’est-elle définie à partir de l’auto-compréhension des philosophes ? (Groupe C). Comment ont-elles compris l’exégèse musicale, alors qu’elles ont inventé la critique musicale ? (Groupe D).

Le pari d’Herméneutique des Lumières, c’est que l’engouement que suscite l’herméneutique aujourd’hui dans la communauté scientifique internationale doit prendre en compte l’époque des Lumières, et que l’actualité paradoxale des Lumières (actualité scientifique et populaire 1) aurait tout à gagner d’une réflexion sur l’herméneutique. En effet, si l’un des reproches les plus fréquemment adressés aux Lumières est l’abstraction de leur rationalisme (thèse qui domine de Hegel à Adorno), l’herméneutique est une raison élargie, aux antipodes d’une raison instrumentale.

Herméneutique des Lumières entend donc proposer une articulation théorique et pratique inédite de deux champs : les études sur l’herméneutique et les études sur les Lumières. Théorique, puisqu’il s’agit de remettre les Lumières au cœur de l’herméneutique pour donner une cohérence à son histoire, mais aussi de remettre l’herméneutique au cœur des Lumières pour éviter leur éclatement. Paradoxe : les études sur les Lumières souffrent de l’éclatement des disciplines. Or on ne peut rien dire sur les Lumières si on ne les rend pas à leur unité, dont l’Encyclopédie est un signe efficace quoique galvaudé. Et comme cette unité impose l’interdisciplinarité, nous avons donc décidé de réunir les efforts de spécialistes de littérature, de philosophie et d’esthétique musicale pour pallier cet éclatement. L’herméneutique est l’instrument de cette synergie. Nos quatre groupes (éditer, interpréter, lire et entendre) ont un objet commun : les théories et les pratiques de la compréhension des Lumières, étudiées à travers l’édition, l’interprétation, la lecture des philosophes et les théories musicales. À terme, c’est l’ensemble des Lumières que nous voudrions soumettre à cette approche.

D’où quelques questions à poser, quelques points à envisager au départ.

1. Qu’est-ce que l’herméneutique ?

a) Si l’herméneutique peut se définir comme l’art de comprendre et d’interpréter, cette définition doit elle-même être comprise et interprétée. Le terme grec signifiait tout à la fois exprimer, expliquer ou traduire : à chaque fois il y a herméneutique parce que le sens ne s’impose pas dans la transparence mais nécessite une médiation, une voie longue, un parcours plus ou moins spécialisé 2. Chez les Grecs, les oracles sont des herméneutes voués à interpréter les signes des dieux qu’on ne peut guère interroger personnellement. Hermès est là, patron ailé des interprètes : il garantit les transactions du sens. Récemment un important projet ANR en France s’est intitulé « Hermès, histoire et théorie des interprétations » 3.

L’herméneutique s’impose parce que le monde des œuvres est comme un carrefour où l’auteur ne me croise pas et où j’arrive quand il a disparu. Si l’exégèse biblique a été un des grands lieux de la réflexion herméneutique, c’est que l’auteur de la Bible jouissait du privilège d’une autorité infinie mais pâtissait aussi d’une absence attestée.     

Trois éléments semblent donc constitutifs de toute herméneutique : c’est un discours de production et de relance du sens ; il investit l’ensemble du monde des hommes si on le définit comme un monde de signes ; il s’inscrit dans une tradition qui le codifie. Toute lecture de texte se fait toujours à l’intérieur d’une communauté, d’une tradition de pensée, ou d’un courant de pensée vivante. Discours interprétatif du monde des œuvres dans l’histoire : telle pourrait être une définition viable de l’herméneutique.

b) L’actualité de l’herméneutique est telle qu’on peut dire sans exagération qu’elle est au cœur de ce qui se joue de plus vif dans la réflexion contemporaine. On a pu évoquer une « universalité de l’herméneutique » 4. Des groupes de recherches actifs en Europe prennent l’herméneutique comme fil conducteur et comme méthode 5 ; des revues tentent d’en exploiter la fécondité 6. Les uns et les autres ignorent les Lumières.

Elle correspond à un enjeu pour les philosophes, pour les littéraires et les spécialistes des formes, et, de manière plus large, pour toute compréhension de soi et du monde. Il y va à chaque fois du rapport entre les sciences humaines et les sciences de la nature – et si l’on veut bien rappeler que la position historique de ce rapport date des Lumières, on comprend la portée de notre projet (on peut aussi penser au livre de Jean-Claude Gens, Eléments pour une herméneutique de la nature, Paris, Cerf, 2008).

Pour les philosophes en langue française le paradigme herméneutique doit une grande partie de son actualité à l’œuvre de Paul Ricoeur dont on vient de célébrer le centenaire 7. Ricoeur aura mis l’herméneutique au cœur de la philosophie : c’est à partir d’une herméneutique générale qu’il aura examiné les œuvres des hommes, leurs savoirs (en particulier avec la psychanalyse), l’histoire de la philosophie, mais aussi les arts, les récits bibliques, l’histoire elle-même. À la hauteur de Gadamer en Allemagne, P. Ricoeur a rénové l’herméneutique. L’herméneutique est redevenue l’horizon de la philosophie comme rationalisme compréhensif – c’est ce dont témoigne la somme toute récente de Claude Romano : Au cœur de la raison, qui plaide avec une profondeur inégalée pour une phénoménologie herméneutique 8.

C’est dans les Lettres et dans les arts que la question de l’herméneutique a fini par devenir l’enjeu crucial pour la constitution de l’objet et des méthodes des études littéraires. Si l’herméneutique a été définie comme discours interprétatif du monde des œuvres dans l’histoire, et si elle prend le texte pour paradigme, alors les études littéraires constituent le lieu même de la réflexion herméneutique. Les études littéraires sont des études de la compréhension. On peut se contenter de souligner que l’école de Genève a défendu en langue française une ligne claire attachée aux exigences de l’herméneutique. C’est le cas de J. Starobinski qui vient de le prouver avec la toute récente publication de Les approches du sens, essais sur la critique (2013). Que Jean Starobinski ait publié la même année un Rousseau (Accuser et séduire, Paris, 2013) et un livre sur l’herméneutique est de bon augure pour Herméneutique des Lumières. La littérature nous offre ainsi un laboratoire merveilleux et inventif pour poser les questions de l’herméneutique 9. Deux raisons convergent ici : d’une part la « communication littéraire » est un paradigme de relation interrompue. Lecteur et auteur sont unis par le texte qui les sépare. L’herméneutique théorise cet écart. Elle peut même y chercher un modèle de la compréhension des rapports humains. Car comprendre c’est toujours accomplir un parcours qui m’oblige à me mettre dans la peau de l’autre tout en restant à ma place. D’autre part, le texte littéraire emploie le langage d’une manière singulière : ce langage n’est jamais ni tout à fait le même ni tout à fait un autre. Cet écart, on a pu le nommer de manières différentes : opposition du sens propre et du sens figuré, allégorie, image, métaphore, différence aussi. Ces questions animent la recherche littéraire contemporaine. Cette dernière s’est concentrée sur une question particulière : celle des limites de l’interprétation 10. C’est aussi le discours sur l’art dans sa possibilité même qui est animé par ces questions. À chaque fois c’est le rapport de la forme et du sens qui est en jeu et c’est l’herméneutique qui détermine ce rapport.

Enfin, si on a dit l’importance du renouveau de l’herméneutique en philosophie et dans les disciplines littéraires, on ne peut ignorer la part qu’elle prend dans la question même de la subjectivité. On n’en prendra qu’un seul exemple lié lui aussi à l’actualité de la recherche. On sait la sévérité avec laquelle Michel Foucault avait condamné la culture du commentaire. Il s’agissait, dans Naissance de la clinique, de tourner le dos à l’horizon de l’interprétation. Et pourtant, en 1981, vingt ans plus tard, Foucault revenait à l’herméneutique dans un cours du collège de France dont le titre est dénué de toute ambiguïté : L’herméneutique du sujet (2001) : la voie longue de l’herméneutique était destinée à prouver qu’il n’y a pas de rapport à soi immédiat, mais que notre propre accès à notre intériorité doit traverser des murs de langage, des filets de relations, des échos de subjectivation.

Herméneutique comme destin conjoint de philosophies opposées, comme salut des études littéraires et proposition pour les arts, herméneutique comme voie d’accès à la subjectivation et à l’existence : il fallait prouver l’actualité de l’herméneutique. Il faut maintenant expliquer pourquoi cette actualité a autant à gagner de l’étude des Lumières que l’étude des Lumières de ce renouveau.

2. L’herméneutique des Lumières

Soit une hypothèse de travail : les temps forts de l’histoire de l’herméneutique correspondent à des moments où une communauté interprétative trouve dans un texte le fondement de sa tradition, le sens de son histoire, le secret de son destin. Il n’est pas difficile de faire de l’antiquité grecque ce premier temps fort où l’herméneutique était réservée aux maîtres de vérité, et encore moins difficile de faire de la culture juive une tradition herméneutique soudée par l’autorité à longue portée de la Torah et de son étude : guère plus difficile enfin de faire de l’exégèse chrétienne une tradition soudée par la puissance des Testaments offerts à répétition et à méditation. Si la Renaissance fut un moment fort de cette histoire, c’est parce qu’elle renforça les prestiges du texte en les dédoublant dans un système d’analogies, de similitudes et de ressemblances qui fit la grandeur de ses poèmes et des images. Écho redoublait ainsi la puissance d’Hermès, inventeur de la lyre d’Orphée.

Dans cette histoire on voudrait que les Lumières fussent un temps faible parce qu’elles affaiblirent les prestiges de l’autorité des textes. Mais c’est commettre une double méprise : d’une part, c’est ne pas comprendre comment s’articulent herméneutique et critique ; d’autre part, c’est ne pas comprendre le rapport des Lumières et des romantismes.

Et si l’herméneutique moderne naissait moins de la canonisation de la littérature dont l’autorité remplacerait celle des Textes sacrés, que d’un nouvel horizon de la compréhension moins lié à l’autorité, mais à sa critique et au jeu des significations qu’elle permet d’ouvrir ? Nous retrouvons l’hypothèse historique de Dilthey : l’herméneutique s’est élargie pour devenir un modèle de compréhension générale quand elle a refusé que le prestige de l’Écriture impose l’unicité de ses sources. Comprendre, ce n’était plus retrouver la parole, c’était libérer des paroles.

3. La raison des Lumières

Si l’herméneutique est au cœur des Lumières, leur modernité n’est peut-être pas là où on l’a cru. Elle ne se réduit en tout cas pas au rationalisme étroit et dangereux dénoncé par T.W. Adorno et M. Horkheimer dans leur Dialectique des Lumières 11. Si selon Kant, le XVIIIe siècle est bien « le siècle de la critique », cela tient sans nul doute à cette alliance nouvelle que les Lumières ont scellée, dans leur combat pour la tolérance et pour une humanité plus libre : l’alliance d’un scepticisme théorique et d’une sympathie morale. Au XVIIIe siècle, se rapporter aux faits humains et tenter de les comprendre, c’est d’abord les interpréter depuis un double mouvement : critique et empathique. Cette participation distanciée, cette alliance de distance et d’appartenance, fournit le modèle de toute compréhension, au sens où Schleiermacher, bien avant Gadamer, définissait l’herméneutique comme un « art de comprendre ». À ce concept de raison instrumentale que Adorno et Horkheimer prêtaient aux Lumières et dont Husserl affirme qu’il se caractérise par « l’étroitesse de cœur » il faut opposer une raison élargie jusqu’à inclure son autre, la sensibilité, l’expérience, l’antéprédicatif, une raison au grand cœurqui réhabilite le monde sensible comme nécessaire à son existence même. Comme l’affirmera Heidegger, interprétant librement la célèbre formule d’Aristote, oudepote noeî aveu phantasmatos hè psukhè 12et, en fait, paraphrasant  les Recherches logiques –, « une pensée sans sensibilité fondatrice est une absurdité » 13. C’est à une raison élargie que l’herméneutique entend nous reconduire et il ne paraît pas inexact de soutenir que cette raison au grand cœur est celle que les Lumières auront appelée de leur vœu. C’est une raison critique, moderne, ouverte.

Critique 14 : la critique compréhensive des Lumières implique un effort considérable de compréhension et on ne saurait la dissocier de l’effort de l’herméneutique. Si l’herméneutique comporte une part critique, la critique doit déboucher sur une herméneutique.

Moderne  - nous reprenons à notre compte la position d’Hans Blumemberg sur la « légitimité des temps modernes » 15.

Ouverte parce qu’il s’agit d’un rationalisme compréhensif. On peut en trouver une belle description dans le texte de jeunesse de Walter Benjamin : « Sur le programme de la philosophie qui vient » (novembre 1917).

4. Vers une nouvelle interprétation des Lumières

Notre pari est simple : si l’herméneutique est une thèse sur la rationalité de la compréhension et si elle permet de mieux comprendre les Lumières, nous devons étudier la manière dont les Lumières ont théorisé et pratiqué la compréhension – théorisé parce qu’il y va des théories de la « compréhension » depuis la théorie de la compréhension des philosophes (cf. le titre de l’ouvrage de John Locke : Essay on human understanding) jusqu’à la théorie de la compréhension des poéticiens experts en fables, en mythes ou en récits allégoriques et à la théorie de la compréhension de l’histoire. Mais nous n’oublierons pas les pratiques de l’interprétation. Leur champ est coextensif au savoir de l’homme : le droit, mais aussi la médecine.

La naissance du paradigme herméneutique ne date pas du XIXe siècle, mais du XVIIIe siècle 16. Il s’impose en Europe à partir du moment où l’autorité des textes sacrés se voit discutée par des méthodes critiques et philologiques qui en retracent la genèse. L’herméneutique est ainsi née d’une percée et d’un dégagement. Une percée : la philologie a aiguisé les instruments de l’édition et de l’interprétation ; un dégagement : les herméneutes ne remontent plus le texte en quête d’une origine à jamais refusée, ils essaient de rejoindre une parole en libérant la leur. L’herméneutique fait proliférer sens et paroles, et cette surabondance est liberté. 

5. Étudier l’herméneutique des Lumières

On peut étudier l’herméneutique par ses objets, ou par ses auteurs. On a choisi de procéder autrement et de reconduire les objets et les auteurs herméneutes à des problématiques permettant le croisement interdisciplinaire des quatre groupes.
- La liste des objets est longue : la nature dont il n’est pas difficile de saisir combien son interprétation définit le site même de l’herméneutique des Lumières 17 ;  les lois : qu’il s’agisse, précisément des lois de la nature ou des lois de la nature humaine, mais aussi des lois du droit, à chaque fois une herméneutique s’impose;  les textes sacrés, fables et mythes (le développement de l’herméneutique aux XVIIe et XVIIIe siècles correspond à la première modernité et à la Réforme : l’herméneutique est alors conçue comme une technique du retour au sens premier et pur, débarrassé des ajouts et des transformations qu’il a dû subir au cours des siècles 18) ;  les œuvres, les textes, les tableaux et la musique des hommes (si l’esthétique naît au XVIIIe siècle, elle reste indissociable d’une herméneutique des œuvres).
- Que les philosophes furent des grammairiens, on le sait un peu mieux depuis une trentaine d’années. Qu’ils furent des herméneutes, c’est ce qu’il reste à établir. Bayle est le fondateur d’une herméneutique critique et historique. Mieux qu’un autre il incarne cette herméneutique sceptique dont les conséquences pour la pensée et les arts du XVIIIe sont déterminantes et reste, pour une large part à découvrir (Bost, Labrousse, Paganini). Fontenelle a ici sa place avec sa réflexion sur les Fables. Voltaire ne cessa de se faire interprète, Diderot est au centre d’Herméneutique des Lumières – sa philosophie implique une doctrine de la signification. Un colloque lui fut consacré qui s’intitulait précisément Interpréter Diderot aujourd’hui (1984) – Andrea Calzolari intitulait sa communication : « les interprétations du paradoxe et les paradoxes de l’interprétation ». Ce titre vaut pour Diderot tout entier. Les commentateurs les plus récents s’efforcent de donner une cohérence à la doctrine du sens de Denis Diderot (Colas Duflo, Franck Salaün, Pierre Chartier). Montesquieu n’est pas en reste. Tant s’en faut. L’esprit des lois est tout entier une herméneutique juridique et politique. Quant à Rousseau, on a pu voir avec le renouveau de la critique provoqué par le tricentenaire, combien c’est un objet privilégié d’Herméneutique des Lumières. Rousseau est de ces auteurs qui imposent de comprendre ce que comprendre veut dire (et ce que se comprendre veut dire) quand nous essayons de le comprendre – et peut-être, même de l’éditer. Et si l’œuvre d’un Leibniz herméneute est mieux connue grâce à des travaux récents (Fichant, Rauzy, Dascal), il faudrait aussi rappeler que tout un courant de pensée a tenté de reconstruire une doctrine de la signification chez Kant – de Hamann à Landgrebe.

Nous entendons reconduire ces approches par objets ou par auteurs à quatre sous-groupes dont les approches seront à la fois théoriques, pratiques et fortement entrelacées. Le groupe A Editer, se donne pour objet et pour finalité l’édition des Lumières – l’édition telle que les Lumières l’ont conçue – comme un acte revendiqué, intense, politique et pour horizon l’édition comme modèle d’attention à la parole de l’autre 19 ; le groupe B Interpréter, a pour ambition de faire de l’herméneutique le cœur des Lumières à travers l’étude de deux problématiques liées entre elles et avec les autres sous-groupes : « interpréter le texte de la nature », « interpréter la nature des textes » ; le groupe C Lire, se penchera sur cette évidence : de Hegel à Foucault, se définir comme philosophe, c’est prendre position par rapport à la rationalité des Lumières ; le groupe D Entendre, pose la question de l’esthétique musicale pour considérer le rapport entre raison et sensibilité dans l’esthétique des Lumières. Chacun de ces groupes travaille dans le va-et-vient entre une interprétation subjective du génitif herméneutique des Lumières (c’est l’herméneutique théorisée par les Lumières) et une interprétation objective (c’est la manière dont on a compris les Lumières).
Nous présenterons en priorité dans la Gazette des Délices les résultats des travaux du groupe A (Éditer) qui porteront, dans un premier temps, sur le théâtre de Voltaire.


1 Pour l’actualité scientifique, on peut indiquer, parmi les publications récentes : L’illuminismo nella cultura contemporanea, V. Ferrone et D. Roche éds, Roma, 1997 ; The Eighteenth Century Now : Boundaries and Perspectives, J. Mallison éd., Oxford, 2005 ; Attualità dell’illuminismo, Roma, 2001 ; T. Todorov, L’esprit des Lumières, Paris, 2007 ; Peripheries of Enlightenment, J. Mallison éd., Oxford, 2008 ; Sens des Lumières, M. Porret éd., Genève, 2007 ; D. Edelstein, The Enlightenment, a genealogy, Chicago, 2010. Pour l’actualité populaire, R. Debray, Aveuglantes Lumières, journal en clair-obscur, Paris, 2006 ; D. Linderberg, Le procès des Lumières, Paris, 2009.

2 Cf. H.G. Gadamer, Vérité et méthode, les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, 1996 ; G. Gusdorf, Les origines de l’herméneutique, 1988 ; M. Ferraris, Storia dell’ermeneutica, Milan, 1988.

3 En activité de 2005 à 2013, ce projet dirigé par Françoise Lavocat a donné lieu à un grand nombre de publications.

4 J. Grondin, L'universalité de l'herméneutique, Paris, 1993.

5 Cf. Centre d’Herméneutique phénoménologique de Paris IV Sorbonne.

5 Cf. « Le cercle herméneutique », revue créée en 2003, 21 numéros parus.

7 Nous ne citons ici que les livres de Paul Ricoeur directement liés à l’herméneutique : Philosophie de la volonté. Tome II: Finitude et culpabilité, Paris, 2 vol., 1960 ; De l'interprétation. Essai sur Sigmund Freud, Paris, 1965 ; Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique I, Paris, 1969 ; La métaphore vive, Paris, 1975 ; Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II, Paris, 1986 ; L'herméneutique biblique, Paris, 2000 ; Écrits et conférences. Tome II : Herméneutique, Paris, 2010.

8 Au cœur de la raison, la phénoménologie, Paris, 2010.

9 Cf. aussi les réflexions de P. Szondi, Introduction à l’herméneutique littéraire de Chladénius à Schleiermacher, Paris, 1989.

10 Stanley Fish, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Paris, 2007, ce livre a fait l’objet des critiques virulentes d’U. Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, 1992.

11 La dialectique de la Raison: fragments philosophiques, (1944), Paris, 1974. 

12 Aristote, De Anima, 431 a 16 sq.

13 Heidegger, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, Paris, Gallimard, 2006, p. 111 ; Husserl, Recherches logiques, Paris, PUF, 1972, p. 220-221 : « Une pensée au sens élevé, qui ne serait pas fondée dans la sensibilité, est une absurdité ».

14 La thèse de Koselleck est traduite en français sous le titre : Le Règne de la critique, Paris, 1979.

15 La légitimité des temps modernes, trad. fr, Paris, 1999.

16 Cf. La naissance du paradigme herméneutique: de Kant et Schleiermacher à Dilthey, A. Laks, A. Babette Neschke-Hentschke (éds), Lille, 1990, 2008.

17 L’idée de nature en France dans la première moitié du 18ème siècle, Paris, 1963 et 1994.

18 Herméneutique des Lumières pourra croiser ses recherches avec celles de l’Institut d’Histoire de la Réformation et plus particulièrement avec sa directrice, M.-C. Pitassi, spécialiste de l’herméneutique biblique au XVIIe siècle.

19 Cf. R. Darnton, Édition, sédition, Paris, 1991.



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