La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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Nous proposons ce printemps, en prévision de l’université d’été organisée par le groupe « Herméneutique des Lumières » de l’Université de Genève, la première des Lettres chinoises de Voltaire, avec l’évocation très enlevée du poème publié en 1770 par l’empereur Kien-Long, poème intitulé Éloge de Moukden, publié grâce au père Amiot, de la compagnie de Jésus.

Les Lettres chinoises, indiennes et tartares paraissent en 1775. L’ouvrage s’offre d’abord sous la forme d’une discussion entre Mr. Gervais, cabaretier, et un religieux bénédictin membre d’une congrégation voisine, avant de présenter douze « lettres » prétendument adressées (la chose est sûre, au moins, pour neuf d’entre elles) au chanoine Cornelius de Pauw, de Xanten. De Pauw avait, on s’en souvient, publié d’intéressantes Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois. La fin du recueil voltairien nous permet de comprendre que Mr. Gervais a eu en main les douze lettres adressées par le narrateur bénédictin à Cornelius de Pauw.

On retrouve dans les Lettres chinoises bon nombre des arguments que Voltaire avait déjà développés dans le Traité sur la tolérance et le Dictionnaire philosophique, c’est-à-dire au plus fort de sa campagne contre l’infâme : rejet des miracles, lien étroit entre l’affabulation religieuse et l’organisation politique d’un pays, importance de la communication entre le souverain et son peuple, etc. À bien des égards, le poème de l’empereur Kien-Long, dont il est pourtant abondamment question dans les premières « Lettres », n’a été que l’élément moteur d’une logorrhée philosophique qui, hormis ce léger vernis chinois, n’apporte rien de nouveau au lecteur de 1776. Pourquoi, dès lors, le vieillard de Ferney se prend-il au jeu d’une publication apparemment inutile et, surtout, peu susceptible de ramener dans son giron la troupe des philosophes égarés sur les voies funestes de l’individualisme et de l’athéisme ?

Voltaire fera une dernière fois référence à l’Éloge de Moukden dans une lettre à Catherine II. La date est éloquente : 13 mai 1778, soit quelques jours seulement avant sa disparition. Le ton est en apparence badin, mais l’image choisie par le patriarche, et dont toutes sortes de variantes couvrent son œuvre, va de suite à l’essentiel : « J’ignore avec quel écritoire votre voisin l’empereur de la Chine Kienlong a écrit son beau poème de Moukden dans lequel il assure ses peuples qu’il a une vierge pour aïeule. C’est une chose qui n’est pas rare ; mais ce qui l’est beaucoup, c’est qu’il y ait une héroïne sur les bords de la Neva qui éclipse les héros de la Grèce et de Rome » (D21186).

PREMIÈRE LETTRE
Sur le poème de l’empereur Kien-long

Je prenais du café chez Mr. Gervais dans la ville de Romorantin, voisine de mon couvent : je trouvai sur son comptoir un paquet de brochures intitulé : Moukden par Kien-long. Quoi ! lui dis-je, vous vendez aussi des livres ? Oui, mon révérend père ; mais je n’ai pu me défaire de celui-ci, on l’a rebuté comme si c’était une comédie nouvelle. Est-il possible, Mr. Gervais, qu’on soit si barbare dans une capitale où il y a un libraire et trente cabaretiers ? Savez-vous bien ce que c’est que ce Kien-long qu’on néglige tant chez vous ? Apprenez que c’est l’empereur de la Chine et de la Tartarie, le souverain d’un pays six fois plus grand que la France, six fois plus peuplé, et six fois plus riche. Si ce grand empereur sait le peu de cas qu’on fait de ses vers dans votre ville, (comme il le saura sans doute ; car tout se sait) ne doutez pas que dans sa juste colère il ne nous détache quelque armée de cinq cent mille hommes dans vos faubourgs. L’impératrice de Russie Anne était moins offensée quand elle envoya contre vous une armée en 1736 : son amour propre n’était point si cruellement outragé ; on n’avait point négligé ses vers : vous savez ce que c’est que Genus irritabile vatum.

Hélas ! me dit Mr. Gervais, il y a quatre ans que j’avais cette brochure dans ma boutique, sans me douter qu’elle fût l’ouvrage d’un si grand homme. Alors il ouvrit le paquet, il vit qu’en effet c’était un poème du présent empereur de la Chine, traduit par le révérend père Amiot de la compagnie de Jésus, il ne douta plus de la vengeance ; il se ressouvenait combien cette compagnie de Jésus avait été réputée dangereuse, et il la craignait encore, toute morte qu’elle était. Nous lûmes ensemble le commencement de ce poème, Mr. Gervais a du sens et du goût, et s’il avait été élevé dans une autre ville, je crois qu’il aurait été un excellent homme de lettres, nous fûmes frappés d’un égal étonnement ; j’avoue que j’étais charmé de cette morale tendre, de cette vertu bienfaisante qui respire dans tout l’ouvrage de l’empereur. Comment, disais-je, un homme chargé du fardeau d’un si vaste royaume a-t-il pu trouver du temps pour composer un tel poème ? Comment a-t-il eu un cœur assez bon pour donner de telles leçons à cent cinquante millions d’hommes, et assez de justesse d’esprit pour faire tant de vers, sans faire danser les montagnes, sans faire enfuir la mer, sans faire fondre le soleil et la lune ? Mais comment une nation aussi vive et aussi sensible que la nôtre a-t-elle pu voir ce prodige avec tant d’indifférence ? Auguste, il est vrai, aussi grand seigneur que Kien-long était homme de lettre aussi ; il composa quelques vers ; mais c’étaient des épigrammes bien libertines, il ne savait s’il coucherait avec Fulvie femme d’Antoine ou avec Mannius.

Quid si me Mannius oret
Pœcidem faciam ? Non puto si sapiam.

Voici un empereur plus puissant qu’Auguste, plus révéré, plus occupé ; qui n’écrit que pour l’instruction et pour le bonheur du genre humain. Sa conduite répond à ses vers ; il a chassé les jésuites, et il n’a gardé de cette compagnie que deux ou trois mathématiciens : cependant quelque cher qu’il doive nous être, personne n’a parlé sérieusement de son poème ; personne ne le lit, et c’est en vain que Mr. De Guignes s’est donné la peine de le joindre à l’histoire intéressante de Gog et de Magog ou des Huns ! Je vois que dans notre petit coin de l’Occident, nous n’aimons que l’opéra comique, et les brochures !

Mais, répondit Mr. Gervais, si on ne lit pas le beau poème de Moukden composé par l’empereur Kien-long, n’est-ce pas qu’il est ennuyeux ? Quand un empereur fait un poème, il faut qu’il nous amuse ; je dirais volontiers aux monarques qui font des livres, sire, écrivez comme Jules César, ou comme un autre héros de ce temps-ci, si vous voulez avoir des lecteurs.

Je répondis à Mr. Gervais que l’empereur de la Chine ne pouvait avoir le bonheur d’être né Français et d’avoir été baptisé à Romorantin ; que la terre, toute petite planète qu’elle est par rapport à Jupiter et Saturne, est pourtant fort grande en comparaison de la généralité d’Orléans dans laquelle notre ville est enclavée : songez, lui dis-je, que la Tartarie orientale et occidentale sont des régions immenses dont sont sortis les conquérants de presque tout notre hémisphère. Kien-long le Tartaro-Chinois est le premier bel esprit qui ait fait des vers en langue tartare. Le savant et sage père Parennin qui demeura trente ans à la Chine, nous apprend qu’avant cet empereur Kien-long, les Tartares ne pouvaient faire des vers dans leur langue, et que lorsqu’ils voulaient traduire des vers chinois, ils étaient obligés de les traduire en prose, comme nous faisions du temps des Daciers.

Kien-long a tenté cette grande entreprise ; il y a réussi ; et cependant il en parle avec autant de modestie que nos petits poètes étalent d’orgueil et d’impertinence. L’application et les efforts suppléeront, dit-il, aux talents qui me manquent. Cette humilité n’est-elle pas touchante dans un poète qui peut ordonner qu’on l’admire sous peine de la vie ?

Sa majesté impériale s’exprime sur lui-même avec autant de modestie que sur ses vers ; et c’est ce que je n’ai point encore vu chez nous. Voyez comme au lieu de dire, nous avons fait ces vers de notre certaine science, pleine puissance et autorité impériale, il dit, page 34 du prologue, ou de la préface de l’empereur, « l’empire ayant été transmis à ma petite personne, je ne dois rien oublier pour tâcher de faire revivre la vertu de mes ancêtres ; mais je crains, avec raison, de ne pouvoir jamais les égaler. »

Mr. Gervais m’interrompit à ces mots que je prononçais avec une tendresse respectueuse. Il grommelait entre ses dents. La modestie de ce sage empereur ne l’empêche pourtant pas d’avouer ingénument que sa petite personne descend en ligne directe d’une vierge céleste, qui fut grosse d’enfant pour avoir mangé d’un fruit rouge. Cette généalogie, ajouta Mr. Gervais, peut inspirer quelque dégoût.

Cela peut révolter, lui répondis-je ; mais non pas dégoûter ; de pareils contes ont toujours réjoui les peuples ; la mère de Gengis-Kan était une vierge qui fut grosse d’un rayon du soleil. Romulus longtemps auparavant naquit d’une religieuse, sans qu’un homme s’en mêlât. Que deviendrons-nous nous autres compilateurs, et où en serait notre art diplomatique, si nous n’avions pas des traits d’histoire de cette force à débrouiller ? Réduisez l’histoire à la vérité, vous la perdez ; c’est Alcine dépouillée de ses prestiges réduite à elle-même. Songez d’ailleurs que le poème de Moukden n’a pas été fait pour nous, mais pour les Chinois.

Eh bien donc, me répondit Mr. Gervais, qu’on le lise à la Chine.



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© IMV Genève | 08.06.2015