La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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C’est le vendredi 18 juin dernier que François Jullien, en conclusion de la journée consacrée à l’évocation de la Chine dans le cadre de l’université d’été organisée par le groupe « Herméneutique des Lumières », est revenu, aux Délices, sur son parcours, et plus particulièrement sur la question de l’écart.

Cette question, a rappelé Martin Rueff, doit être théoriquement, pratiquement et politiquement distinguée de la question de la différence. François Jullien n’avait-il pas lui-même souligné, dans le déroulement de cette même journée, qu’une des manières de résoudre des problèmes d’intégration culturelle en France aujourd’hui et en Europe était peut-être de cesser de penser ces problèmes en termes d’identité et de différence ? Mieux valait, ajoutait-il, creuser l’écart pour comprendre que cet écart offre des ressources.

Deux ouvrages ont été publiés cette année par François Jullien : De l’être au vivre : lexique euro-chinois de la pensée (Bibliothèque des Idées, Gallimard, 2015), et Philosophie du vivre (Bibliothèque des Idées, Gallimard, 2011, puis Folio essais, 2015) réédition en poche d’un livre que nous connaissons tous.

C’est dans le lexique euro-chinois de la pensée, a poursuivi Martin Rueff, que François Jullien explique à partir d’une vingtaine d’entrées la manière dont il a construit un certain nombre de concepts dans l’écart qui sépare la pensée chinoise d’une pensée du nous –un nous grec, occidental. Il existe toutefois un deuxième aspect, non négligeable, à cette œuvre. François Jullien est en effet sommé de s’expliquer. Et pourquoi ? À cause de sa notoriété. Son œuvre, à la fois dans le domaine de la sinologie et dans le champ plus général des sciences humaines, suscite un certain nombre de contresens, des contresens qui tiennent par exemple à la réification de certains de ses propos.

Or non content d’offrir un lexique, François Jullien offre une postface méthodologico-éthique. Et Martin Rueff de constater d’abord, en France, un aveuglement à l’égard de la langue. La philosophie française est une philosophie herméneutique, une philosophie du commentaire. Et cette obsession herméneutique va paradoxalement de pair avec la conviction selon laquelle commenter un texte, c’est traverser la matérialité du tissu linguistique dont il est formé pour aller à la rencontre d’idéalités qui n’ont pas besoin de cette matérialité pour se constituer. Les grandes écoles exégétiques françaises travaillent d’ailleurs sur des traductions… Une des raisons pour lesquelles François Jullien est si difficile à assimiler par une partie de la philosophie française est qu’il a mis en exergue cette opposition entre matérialité de la langue et idéalité de la pensée pour révéler qu’elle n’est pas simplement fragile, mais qu’elle est fausse. Il n’y a rien de plus illusoire en effet que des idéalités qui sommeilleraient sur un rivage pur, lequel serait celui de la donation du sens avec cette idée qu’ensuite on quitterait ce rivage pur pour encoder ces signifiés dans la matérialité linguistique. Pour François Jullien, on pense en langue. Une des toutes premières ressources du travail de la pensée, c’est la langue. Or si on ne travaille pas à même cette matérialité-là, d’une certaine manière, on ne peut plus rien dire en philosophie aujourd’hui.

Le  détour opéré par François Jullien par la langue chinoise est donc d’abord un ordre langagier. Ce qui rend passionnant son travail, c’est son attachement à la lettre du texte. Témoins les traductions proposées dans le cours de son œuvre et qui évitent cette obsession de l’assimilation. Une traduction de François Jullien peut paraître très âpre, elle est très volontiers a-syntaxique, elle est même paratactique au sens où, précisément, il ne rajoute pas d’articulation là où il n’y en a pas. Il n’est pas question, a conclu Martin Rueff, d’accommoder le lecteur ou de lui rendre la tâche facile. Traduire en effet, cela fait partie d’une pratique du sens qui est cohérente avec les thèses fondamentales que François Jullien développe depuis bientôt une vingtaine d’années.

Nous proposons dans les lignes qui suivent une recension moins enthousiaste du dernier ouvrage de François Jullien. Recension qui pourrait être à l’origine d’un débat de grande ampleur sur le lien de la langue et de la pensée, sur la finalité du discours philosophique ou, de manière plus anecdotique peut-être, sur la pertinence de certains courants de pensée. Si les rédacteurs de la Gazette ne partagent guère le point de vue qui s’exprime ici, il leur a paru important qu’il puisse néanmoins en être fait état. Nous renvoyons par ailleurs, s’agissant du lien de la pensée au matériau linguistique et plus particulièrement de l’étude de ce lien dans l’exercice de la traduction du chinois au français ou vers d’autres langues européennes, aux travaux de Javier Yaguë Bosch développés dans les tout premiers numéros de la Gazette.

De l’être au vivre de François Jullien
(Gallimard, 2015)

par François Jaquet

C’est bien connu : ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Or, le moins que l’on puisse dire est que ce que François Jullien conçoit, il ne l’énonce pas clairement. Et ce constat ne se fait pas attendre, puisque, dès la première page, on peut lire ceci :

De là que nous ne puissions voir les choses dans leur configuration en même temps que dans leur transformation ; que nous n’accédions jamais suffisamment à cela – mais justement qui n’est pas un « cela », car nulle part isolable – où (par où) nous savons cependant que se fait ou que se tend du réel, mais qui justement n’est pas du « réel » (res : la « chose » substantielle), autrement dit, qu’il s’effectue. C'est-à-dire que nous laissons dans un trou noir non pas tant le passage de l'un à l'autre que l'inséparabilité des deux: que les choses se constituent de ce qu'elles évoluent. Ce qui se lit aussi bien à l'envers: elles évoluent de ce qu'elles se constituent. Pour reprendre des termes de naguère, l'évènement est dans la structure. (p. 11)

À l’envers ou à l’endroit, tout cela ne se lit pas très bien.

De l’être est constitué de vingt chapitres, dont chacun « met en regard » un concept cher à la pensée occidentale et ce que François Jullien tient pour sa contrepartie chinoise : au concept de causalité, les Chinois préfèrent celui de propension ; plutôt que la connaissance, ils valorisent la connivence ; ils n’ont que faire de l’étale, parce qu’ils ont l’essor ; etc. Pour autant, l’ouvrage ne se borne pas à dresser une liste des différences entre pensées occidentale et chinoise. Le projet est bien plus ambitieux et subtil, puisqu’il s’agit au contraire de « travailler sur l’écart » de « penser l’entre » et d’explorer cet « ailleurs » que constitue la pensée chinoise. Il est aussi urgent, car indispensable si l’on veut « penser l’impensé de la pensée occidentale ». En effet, voilà une tâche qu’on ne saurait achever en pensant à l’occidentale. Nécessairement, afin de penser l’impensé de la pensée occidentale, on pensera d’« un ailleurs », et cet ailleurs est la pensée chinoise. Il fallait y penser.

On dit souvent d’une certaine philosophie qu’elle manque de sérieux – quand on ne lui reproche pas simplement de n’être que du « bullshit ». Soyons franc : il se pourrait que cette idée vous traverse l’esprit si vous lisez De l’être. Évidemment, la prose de François Jullien – dont la complexité des idées ne saurait justifier le caractère obscur – n’y est pas pour rien. À cet égard, De l’être ferait davantage songer aux délires d’un enfant fiévreux qu’à l’argumentation d’un chercheur accompli. Viennent ensuite l’absence de méthode et la négligence dont fait constamment preuve le « philosophe ». Ainsi, opposant au concept occidental de causalité celui, chinois, de propension, François Jullien nous explique que le premier est de l’ordre de l’explication, tandis que le second relève de l’implication. Alors que la pensée causaliste s’intéresse à ce qui explique les choses, les concevoir en termes de propension revient au contraire à mettre l’accent sur ce vers quoi elles tendent, sur leurs dispositions. On aurait pourtant pensé qu’avec la notion de causalité venait celle de pouvoir causal. Et le pouvoir causal, d’un objet ou d’une propriété, semble correspondre à ce qu’elle implique (au sens pertinent, à savoir à ce vers quoi elle tend). Propension et causalité ne seraient-elles que la même face de la même médaille ?

Ailleurs, François Jullien affirme que la conception occidentale de la rationalité est par trop centrée sur le sujet, à l’inverse de la rationalité chinoise, qui serait fondée sur la situation : c’est, selon les Chinois, de cette dernière que dépend la manière dont nous pouvons l’exploiter. Ici, difficile de ne pas penser à la théorie de la décision (i.e. l’étude du choix rationnel en situation non-interactive). La rationalité d’une action, telle qu’elle est comprise en théorie de la décision, est une fonction des désirs du sujet (qui correspondent à ce que François Jullien considère comme la part interne de la situation) et des circonstances (la part externe de la situation). En clair, tout dépend de la situation. Inutile de préciser que la théorie de la décision constitue l’un des outils incontournables de l’économie et de la philosophie occidentales. À l’instar des oppositions entre causalité et propension et entre sujet et situation, les chapitres se multiplient qui semblent tracer des distinctions ne correspondant à aucune différence.

En outre, à maintes reprises, François Jullien se contente d’un exemple pour étayer ses thèses. Ce qui serait nettement moins ennuyeux si lesdits exemples n’appelaient pas immédiatement une multitude de contre-exemples, que notre écrivain s’épargne la peine d’examiner. On reste sur sa faim. Ainsi, concernant la primauté accordée en occident à la sincérité (croire ce que l’on dit) sur la fiabilité (faire ce que l’on dit), François Jullien mentionne la manière dont Kant illustre son impératif catégorique – le mensonge c’est mal, parce qu’on ne pourrait pas tous mentir. Et il a raison : mentir, c’est ne pas croire ce que l’on dit. Mais Kant n’insiste-t-il pas également sur l’obligation que nous avons de tenir nos promesses, laquelle obligation relève de la fiabilité – tenir ses promesses, c’est faire ce que l’on dit ? Et si ce n’est pas Kant, cette obligation ne joue-t-elle pas un rôle essentiel dans les débats, on ne peut plus centraux en philosophie morale contemporaine, qui opposent conséquentialistes et déontologistes ?

Dans le même chapitre, François Jullien nous explique que le mensonge est situationnel (par quoi il veut dire qu’il se fait à deux) : si Sam ment à Maria, c’est que Maria n’est pas apte à entendre la vérité. Autant on concédera que les pieux mensonges peuvent éventuellement satisfaire cette description, autant la plaquer sur les cas de mensonges les plus habituels paraît franchement aberrant. Cette façon de sélectionner les exemples qui l’arrangent tout en ignorant ceux qui le dérangent lasse et laisse à penser que notre auteur n’est pas très intéressé par la vérité. Or justement,en terres philosophiques, l’indifférence à l’égard de la vérité est le propre du « bullshit ».

Ceci étant dit, il est une qualité qu’il faut reconnaître à François Jullien : il ne cherche pas à nous tromper sur ses intentions. Dans son dernier chapitre, « Ressource (vs vérité) », il affirme que la vérité est un concept dépassé, ou qu’il convient de dépasser. Elle n’est qu’une ressource parmi d’autres, et rien ne justifie le statut privilégié qu’on lui confère en Occident. Plus tôt, il défendait le « vent », la parole creuse, contre l’exigence occidentale de ne parler que pour dire quelque chose et se montrait critique à l’égard de l’obsession qu’entretient l’Occident à l’égard de la connaissance. Lors de la summer school à laquelle il a participé en juin à l’UniGe, François Jullien confessait plus explicitement encore son désintérêt pour la vérité – « La vérité ne m’intéresse pas », a-t-il déclaré à cette occasion. S’il est si sincère quant à ses intentions, c’est donc qu’il ne cherche pas à nous « bullshiter ». Nous voilà rassurés.

On pourrait néanmoins s’étonner de trouver de telles lignes sous la plume d’un philosophe. La philosophie, si difficile soit-il de la définir, n’est-elle pas au moins la quête de vérités philosophiques ? Et un ouvrage de philosophie n’a-t-il pas pour fonction de transmettre ces vérités ou, au minimum, de soumettre à son lectorat des hypothèses visant de telles vérités ? C’est en tout cas la manière dont la philosophie est généralement conçue, par opposition, entre autres, à la littérature et à la poésie. Abandonner sa pensée au gré des associations d’idées et multiplier les jeux de mots (ainsi font ‘fond’ et ‘fonds’) au détriment des arguments n’est évidemment pas un crime, pour peu que l’on écrive un roman. À l’inverse, étant donnés les objectifs de la pratique philosophique, on est en droit d’attendre de ceux qui s’en revendiquent qu’ils se soumettent à certaines règles : clarté d’exposition, validité des arguments, examen des contre-exemples, etc. L’insistance de François Jullien à prétendre au statut de philosophe est donc en tension avec cette mauvaise habitude qu’il a d’enfreindre toutes ces règles.

On pourrait par ailleurs la trouver saugrenue, tant il est manifeste que la question est en définitive terminologique. François Jullien est un pongiste qui se prend pour un tennisman. Tandis qu’on lui explique que le tennis se pratique sur un court et avec des raquettes cordées plutôt que sur une table et avec des raquettes en bois, il répond que non, lui, il emploie le nom « tennis » pour désigner tout sport qui se joue avec une raquette. Qu’il fasse ce qu’il veut, mais on avait connu désaccord plus intéressant. Notre écrivain rétorquerait peut-être que la question n’est précisément pas terminologique, puisque, comme le démontre son livre, la philosophie chinoise – qu’on considère à juste titre comme de la philosophie – ne se soumet pas à ces règles soi-disant non négociables : la philosophie chinoise se moque de la vérité ; c’est bien la preuve que la philosophie n’est pas essentiellement une quête de vérité ! Mais De l’être ne démontre rien de tel, puisqu’il ne démontre rien, et c’est bien le problème.

Finalement, la lecture de De l’être est frustrante sous un dernier aspect : la pauvreté de son contenu. Certes, François Jullien assume de parler pour ne rien dire, et c’est peut-être très courageux. Mais le courage n’excuse pas tout. Lire De l’être, c’est un peu comme regarder un épisode de Masterchef de huit heures consacré à la préparation d’une omelette. On en sort avec une impression de tout-ça-pour-ça. Cela passerait encore si le style était agréable ou, disons, intéressant. Mais notre cuisinier maladroit a consacré le gros de son temps à faire tomber ses ustensiles et à les ramasser. Sachant que, pour ne rien arranger, les morceaux de coquille craquent sous la dent, le verdict des chefs s’annonce tout sauf dithyrambique. Mais peu importe : le téléspectateur s’est endormi depuis longtemps. Et c’est tant mieux.

De l’être au vivre n’est donc pas de ces ouvrages qu’il convient de recommander à tous. Si vous êtes amateur de jeux de mots et s’il vous sied de suivre le fil des associations d’idées d’un auteur qui ne fait que peu d’efforts pour se faire comprendre, De l’être est comme écrit pour vous. À l’inverse, si vous souhaitez apprendre ou découvrir quelque chose sur les pensées européenne et chinoise et que vous attendiez d’un ouvrage philosophique qu’il vous donne des raisons d’adhérer à ses conclusions, passez votre chemin.

 



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© IMV Genève | 13.08.2015