La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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par François Jacob

    
       

 

     
 

 

Nous présentons aujourd’hui l’intervention de M. François Jacob offerte successivement au groupe d’étude du XVIIIe siècle de l’université de Genève le lundi 16 novembre et aux Délices le jeudi 26 novembre. Quelles sont les difficultés rencontrées par le biographe de Voltaire ? Dans quelle tradition s’inscrit-il ? Telles sont quelques-unes des questions traitées et qui, aux Délices notamment, ont donné lieu à une riche discussion.

Dans la Mer de la fertilité, série de quatre romans qu'il rédige entre 1964 et 1970, Mishima raconte la réincarnation successive d'un jeune homme, Kiyoaki Matsugae, mort à dix-neuf ans. Matsugae devient successivement un jeune nationaliste féru de kendo, une princesse thai et-c'est du moins ce que croit le narrateur, baptisé Honda, et ami d'enfance de Matsugae- un jeune gardien de phare. Tous - le jeune Matsugae et leurs réincarnations successives- ont un grain de beauté sur le flanc gauche et ils meurent tous à moins de vingt ans.

Tous, sauf un. Toru Yasunaga, le jeune gardien de phare, s'obstine à vivre. Or plus il vit, moins il ressemble à l'original dont il n'aurait pourtant dû rester, selon la logique du roman, que la reconduction perpétuelle. Il ne cesse, en s'incrustant dans la réalité d'un monde évidemment éloigné, par sa langue, ses mœurs, son orientation politique, de celui qu'avait connu Matsugae, de trahir l'original. La scène finale de la tétralogie de Mishima nous fait alors entendre les deux vieillards que sont devenus Honda et Sakoto, respectivement ami d'enfance et ancienne amante de Matsugae. L'amante, devenue abbesse, tient des propos pour le moins déconcertants : elle prétend n’avoir pas connu Matsugae. On le comprend : c'est la négation même de son existence, la destruction de son souvenir initial qui permettent, dans un paradoxe qu'il convient d'interroger, de valider, sur le plan romanesque, la série de résurrections du jeune Matsugae. L'original doit s'effacer devant les copies qui se substituent à lui. Cette histoire, très semblable finalement à celle du bateau de Thésée, pose de manière abrupte la question de l'identité, et, plus précisément, de l’identité à travers le temps.

Mais, dira-t-on, quel rapport avec Voltaire ? Après tout,  le jeune Matsugae reste un être de papier, tandis que Voltaire fut bel et bien, quant à lui, un être de chair et d'os -et surtout d'os, d’ailleurs, si l'on en croit son principal caricaturiste, Jean Huber. Pourtant, le principe est le même. Nous avons d'abord une vie, ou plutôt un être en vie, avant de voir défiler les ectoplasmes qui se sont substitués à lui et agissent comme autant d'écrans, ou de voiles, écrans qui limitent notre perception de l'original et nous délivrent, en lieu et place du véritable Voltaire, une caricature plus effrayante encore que celles de Jean Huber. Or ce principe d’altération de l’original jusqu’à sa disparition est précisément plus actif, encore plus destructeur de toute vérité, de toute authenticité, lorsqu'il s'agit de Voltaire.

Ce sont en effet quatre difficultés qui attendent le malheureux chercheur, dès lors qu'il décide de consacrer plusieurs de ses nuits à tenter, dans un effort désespéré, d'écrire la biographie du vieillard de Ferney.

La première est d'ordre herméneutique. Voltaire n'existe plus qu'à travers les représentations qu'on a offertes de sa personne ou les interprétations qu'on a données de son œuvre. Tout commence au lendemain même de sa mort, le 30 mai 1778, et se prolonge dans les années qui mènent à la Révolution. Transformation du domaine de Ferney, transfert de la bibliothèque de l'écrivain à Saint-Pétersbourg, avec tous les problèmes de classification ou de reconstitution induites par un tel voyage, préparation de l'édition de Kehl, avec toutes les questions qu'implique la publication ou la non-publication de la correspondance, écriture des premières « vies » de Voltaire, à commencer par celles de l'abbé Duvernet et de Condorcet, qui, tous deux, élaborent ce que Jean Goldzink avait jadis appelé la « légende de saint Arouet », et enfin instauration d'un prisme idéologique particulièrement efficace sous la Révolution : quinze ans après la mort de Voltaire,  se sont déjà mis en place les éléments constitutifs de ce que je nommerais un « palimpseste actif », lequel nous éloigne toujours un peu plus de l'original.

Deuxième difficulté : une difficulté d’ordre à la fois philologique et bibliographique. Le récit d’une vie doit s’accompagner, s’agissant d’un écrivain, de la liste au moins approximative de ses œuvres. Or le cas devient, avec Voltaire, proprement désespérant. D’une part parce que chaque œuvre se trouve constamment réécrite, rééditée, remaniée, corrigée, annotée, amendée et que l’écriture se Voltaire se veut une écriture au présent, appelée à se renouveler constamment, au gré d’éditions successives, lesquelles agissent comme autant de couches sédimentaires faisant chacune sens. D’autre part parce que Voltaire, on le sait, a impulsé une stratégie éditoriale qui rend certaines attributions tout à fait incertaines, soit qu’on lui attribue des textes dont il n’est pas l’auteur, soit, plus fréquemment, qu’on hésite à lui attribuer la paternité de textes qui sortent pourtant bel et bien de la fabrique des Délices ou de Ferney : l’exemple le plus frappant reste le fameux libelle intitulé le Sentiment des citoyens, texte ordurier dirigé contre Rousseau et dont le malheureux Jean-Jacques, pourtant très soupçonneux, n’a jamais deviné quel était le véritable auteur. Enfin, parce que l’histoire de l’édition des œuvres de Voltaire se confond parfois, de façon très malheureuse, avec l’histoire même de Voltaire. Je prendrai, pour illustrer ce point précis, un seul exemple, mais ô combien significatif.

Voltaire n’a composé pas moins de cinquante-deux pièces de théâtre : encore ce chiffre n’inclut-il pas certaines saynètes ou autres textes mineurs, que nous laissons de côté. Or ce qui est vrai pour tous les textes de Voltaire (lesquels se composent au moment de leur publication, provoquant une multiplication des cartons, suscitant des lettres d’indignation, des corrections, des rectifications en tous genres) se vérifie avec une particulière acuité dès lors qu’il est question de théâtre : la pièce se compose au moment du jeu, elle est même le produit, si l’on en croit certains critiques, d’une œuvre collective. Il se trouve qu’on assiste, au début du vingtième siècle, à un phénomène des plus regrettables : car l’abandon progressif du théâtre de Voltaire sur la scène de la Comédie-Française puis sur les diverses scènes nationales entraîne de fait une raréfaction sensible des éditions de son théâtre. La médiation obligée de la scène, dès lors qu’elle pose problème ou se trouve entravée par toutes sortes de circonstances, entraîne de facto une disparition des éditions du théâtre de l’écrivain. Le souci herméneutique, assuré, pour toute édition, par le philologue ou le spécialiste de littérature, est pris en charge, dans le cas du théâtre, par ces intermédiaires que sont les comédiens, metteurs en scène, scénographes, décorateurs ou encore critiques dramatiques. Il n’est que de se rappeler le sort qui fut réservé à la reprise programmée de l’Orphelin de la Chine, en 1965, pour se convaincre que la non-représentation du théâtre de Voltaire a des conséquences on ne peut plus fâcheuses sur toute la chaîne éditoriale. « Ah, tiens ? Voltaire a donc fait du théâtre ? » Pour mémoire, les dernières éditions critiques du théâtre de Voltaire datent, à une ou deux exceptions près, d’avant-guerre. Et il aura fallu attendre l’an 2010 pour voir programmée, à Paris, une édition basée sur des critères fiables (étude des manuscrits, relevé des représentations, examen des sources, réception…)

Troisième difficulté, pour le biographe : une difficulté née de la perpétuelle dérobade de Voltaire, du jeu qu’il impose sans cesse à ceux qui le traquent, fussent-ils aussi innocents qu’un malheureux conservateur de ce début de vingt-et-unième siècle. Jeu sur sa date de naissance (est-il né en février ou en novembre 1694 ? Et surtout, à quoi bon insister sur un détail aussi insignifiant ?) ; jeu sur l’identité de son père ; jeu sur son nom (d’où provient Voltaire ? S’agit-il du nom recomposé d'une terre, d'un fief, d’un lieu-dit ? Fait-on au contraire référence à un personnage existant ? A-t-on affaire à une simple anagramme ?) ; jeu sur la publication de ses œuvres, soit qu’on en change le titre, soit qu’on les renie, soit encore qu’on les distribue partiellement, afin de créer un phénomène d’attente, soit enfin qu’on cherche à leur susciter des réactions, de façon à créer autour d’elle une nébuleuse, un dialogue sans fin générateur à son tour d’une œuvre nouvelle : ainsi sont nés le Dictionnaire philosophique, les Questions sur l’Encyclopédie ou, plus tardivement, les Dialogues d’Évhémère, édités il y a quelque temps par Christophe Paillard.

Quatrième difficulté enfin, la plus importante sans doute en ce début de vingt-et-unième siècle : nous venons de vivre soixante ans marqués par l’emprise d’une doxa voltairienne dont je tente précisément –tel sera l’objet d’un prochain ouvrage- d’identifier les procédés, ou les processus, et qui a proprement gommé deux phénomènes qu’il faudrait, me semble-t-il, réaffirmer avec force aujourd’hui et qui feront l’objet de ma conclusion.

Tout commence à la Libération, en septembre 1944 pour être précis, avec une décision mûrie dans le cabinet récemment constitué du Général de Gaulle : celui-ci entend profiter de la prochaine date anniversaire de Voltaire, qui fêtera ses 250 ans (pour autant qu’on consente à le faire naître en novembre, et non en février), pour tenter de reconstruire, autour d’une personnalité prestigieuse, un semblant d’identité nationale. Or cette tentative est vouée à l’échec, pour trois raisons : d’une part parce que les communistes se dépêchent de couper l’herbe sous le pied aux organisateurs de l’événement, et reconduisent, à grand renfort de publications, l’image de Voltaire père fondateur de la Révolution ; d’autre part parce que la convocation de Voltaire, loin de concilier les esprits et de mettre un baume salutaire sur les blessures de l’épuration, divise encore plus la communauté intellectuelle ; enfin parce que les séances de la Sorbonne, de la Comédie-Française ou de l’Académie consacrées à l’évocation de Voltaire en ce mois de novembre 1944 laissent percevoir une véritable béance sur le plan scientifique, aucune œuvre de Voltaire ne bénéficiant encore, à cette date, d’une édition satisfaisante…

Dans les années qui suivent s’élabore, au fil des discussions menées par les uns et les autres, une véritable interrogation sur Voltaire avec, pour alimenter les débats, deux questions centrales : qui doit éditer ses œuvres, et quelle vie de Voltaire écrire ? La première de ces questions ne nous arrêtera pas ici : disons simplement qu’on est en droit de s’interroger sur les choix qui furent ceux de la Voltaire Foundation (édition thématique ou chronologique, choix des contributeurs, principes méthodologiques, orientation idéologique, etc.). La deuxième de ces questions (quelle vie de Voltaire écrire ? Ou plutôt, peut-on écrire la vie de Voltaire ?) invite à évaluer la portée, l’importance voire l’opportunité de tel ou tel biographème, c’est-à-dire de telle ou telle portion de vie susceptible d’apporter sur l’œuvre de Voltaire un nouvel éclairage.

C’est en 1952 que Besterman entre en contact avec un certain René Pomeau. Suivent dix-neuf ans d’échanges épistolaires au cours desquels s’élabore, sur le vif, une étude de la réception de Voltaire en France et en Europe pendant et après la Seconde guerre mondiale. Besterman déclare ainsi, le 22 mai 1952, que « le manque total en France de voltairistes » s’apparentait pour lui à « une vraie tragédie » : « Il n’y avait que Lucien Foulet qui comprenait les problèmes que pose l’édition de sa correspondance1. » L’installation de Besterman aux Délices réjouit de son côté René Pomeau au plus haut point : « Sous votre direction, les Délices seront La Mecque vers laquelle tous porteront leurs regards2. » Besterman et René Pomeau font physiquement connaissance en août 1953 et intensifient ensuite leurs échanges en évoquant notamment l’art de la biographie : René Pomeau publie en effet son Voltaire par lui-même. Or c’est ici que commencent à émerger certaines divergences. Comment résister au plaisir de citer dans son intégralité la lettre que Besterman écrit à René Pomeau en date du 22 mars 1955 ?

J’ai lu votre présentation d’un seul trait. J’admire la façon dont vous avez écrit pour l’homme moyen sans jamais sacrifier la précision et la vérité, et je vous en félicite.
Si je vous disais que je partage toujours votre point de vue, vous ne me croiriez certainement pas. J’avoue que j’attends toujours avec beaucoup d’impatience votre livre sur la religion de Voltaire. Mais il serait bien fastidieux pour vous de me voir entrer dans certains détails de votre exposé.
Si, pourtant, j’aimerais relever un de ces détails. Vous dites que les relations, disons non avunculaires, entre Voltaire et Mme Denis, datent de la fin de l’époque de Cirey. Vous n’avez certainement pas dit cela sans base. Mettez-moi deux mots sur une carte, voulez-vous, pour me donner la référence3 ?

La réponse de René Pomeau, rédigée deux jours plus tard, ne manque pas de sel :

Je vous remercie de m’avoir fait connaître votre opinion sur mon petit Voltaire.
Vous pourrez lire, dans la religion de Voltaire, une note concernant Mme Denis.
Vous recevrez ma thèse dès qu’elle sortira. Je ne désespère pas de vous convaincre4.

Cette petite pointe sur la primeur de telle information ou de tel détail est, comme on s’en doute, la pointe émergée de l’iceberg : ce qui se joue vraiment, à partir de la fin des années 1950, c’est-à-dire à partir du moment où Besterman s’impose réellement, dans le monde dix-huitièmiste, comme une référence incontournable, ce sont des divergences plus profondes sur le choix des anecdotes à privilégier dans la présentation de la vie de Voltaire, sur le choix des œuvres à mettre en évidence et de celles qu’il convient sinon de minorer, du moins d’évoquer plus succinctement, sur le choix aussi des axes d’étude à favoriser. La suite de l’histoire est connue : je n’insiste pas. Elle aboutira, nous le savons, à ces deux événements essentiels pour les chercheurs voltairistes que sont la publication des œuvres et de la correspondance complètes à la Voltaire Foundation et la parution, à l’aube du nouveau millénaire, de la magistrale biographie de l’équipe dirigée par René Pomeau, et où se retrouvent tous les grands noms de la voltairie de l’époque, à commencer, bien entendu, par Christiane Mervaud et José-Michel Moureaux.

Je voudrais, en guise de conclusion, soulever deux questions.

La première est posée, dans le petit Voltaire de Folio, à plusieurs reprises. N’est-il pas temps de se déprendre d’une lecture rétrospective et de rappeler que Voltaire est d’abord et avant tout un homme de son époque, c’est-à-dire un homme d’Ancien Régime ? Plusieurs traits de sa vie, rapportés par tel ou tel biographe, accréditent sans réfléchir cette intuition développée dès le dix-huitième siècle par l’abbé Duvernet, et qui voudrait que Voltaire –n’est-ce pas là le propre du génie ?- fût en avance sur son temps.

Ma deuxième question –et ce sera le mot de la fin- concerne l’assertion selon laquelle Voltaire aurait produit une œuvre incessamment morcelée. Ce morcellement serait le signe de l’absence d’un système voire de toute pensée systématique : et plusieurs critiques de rappeler que Voltaire propose une œuvre de réaction, au sens noble du terme, en même temps qu’une œuvre de négation ou de refus : comment, dans ces conditions, aurait-il pu édifier un système ?

Il me semble que cette question est mal posée et que ce qui nous manque aujourd’hui, c’est une véritable poétique de Voltaire. Nous pourrions y apprendre, en dehors de tout parti pris idéologique ou méthodologique, que l’écriture au présent qui est celle de Voltaire ne présuppose aucunement l’absence d’un système, mais élabore, à l’époque qui est la sienne, des schémas d’écriture et des modes de lecture qu’il nous est, aujourd’hui, difficile de percevoir. C’est pourquoi il convient d’abord de rappeler avec force que Voltaire est un homme de son temps, non du nôtre, et que le Voltaire qu’on nous sert à longueur d’ondes a bien plutôt les traits de Toru Yasunaga, l’imposteur, que ceux de Kioyaki Mitsugae, l’original. De la même manière que Mishima décida, en 1970, de communier de façon spectaculaire avec la société qu’il aimait tant, et qu’il voyait périr, en s’ouvrant le ventre, nous devons, à notre tour, rétablir –de manière plus pacifique, qu’on se rassure- les éléments contextuels qui ont conditionné la vie de Voltaire et permis à son œuvre d’éclore, pour son siècle, et pour le nôtre.
           


1 Theodore Besterman à René Pomeau, 22 mai 1952, IMV Archives Besterman 18061.

2 René Pomeau à Theodore Besterman, 12 juin 1952, IMV Archives Besterman 18062.

3 Theodore Besterman à René Pomeau, 18 mars 1955, IMV Archives Besterman 18124.

4 René Pomeau à Theodore Besterman, 24 mars 1955, IMV Archives Besterman 18125.

 

 



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