La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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par François Jacob

    
       

 

     
 

 

Jean-Paul Brighelli, Voltaire ou le jihad : le suicide de la culture occidentale, éditions L’Archipel, Paris, 2015, 205 p.

Nous proposons ce trimestre et le trimestre prochain une sélection de notes de lecture sur quelques ouvrages récemment sortis et traitant de Voltaire ou de son œuvre. Nous ouvrons le feu aujourd’hui avec le dernier ouvrage de Jean-Paul Brighelli, Voltaire ou le jihad, paru en novembre 2015 aux éditions L’Archipel.

Le titre peut surprendre. Voltaire et le jihad peut en effet, a priori, se comprendre de deux manières. Il pourrait d’abord s’agir d’un essai visant à recenser les combats du patriarche contre tous les enturbannés ou les barbus de son époque. Certes, on n’allait pas encore, au dix-huitième siècle, jusqu’à égorger des passants sur la place Louis XV ou à arquebuser la foule en train de déguster un chocolat dans les galeries du Palais-Royal : mais il y avait déjà fort à faire avec tous les « fous de Dieu » que Voltaire s’amuse (si l’on peut dire) à recenser dans son Dictionnaire philosophique. Des fous qui, à l’époque, étaient aussi bien sectateurs d’Allah qu’adorateurs de Jahvé ou amateurs d’autodafés décrétés, cela va sans dire, au nom du Dieu très chrétien.

Un deuxième sens –le bon, évidemment, ce que confirme le sous-titre- est d’envisager la situation actuelle à la lumière des écrits voltairiens. L’héritage du patriarche de Ferney n’a-t-il pas été purement et simplement oublié, voire proprement sacrifié sur l’autel du libéralisme ? D’où vient la brèche dans laquelle s’engouffrent aujourd’hui les amateurs de kalachnikovs qui encombrent nos écrans ? Et comment, pour avoir négligé l’importance des livres en général, en sommes-nous arrivés à une situation voisine de celle que décrivait déjà, dans ses pires cauchemars, l’auteur de Candide ? 

Car c’est bien des livres qu’il s’agit d’opposer au Livre appelé quant à lui, dans une orgie sanguinaire et au rythme d’insupportables mantras, à les nier tous, comme à supprimer tous ceux qui oseraient encore penser qu’une lame peut servir à se raser et non à couper des têtes. Jean-Paul Brighelli dresse d’abord, de manière très amère, le constat de ce que d’aucuns nomment la déculturation et qu’il résume d’une très belle formule : « Quand on a pour projet d’étendre la nuit, les Lumières blessent ».

Ce sont les Lumières, en effet, qui sont essentiellement visées : les programmes révisés (autre forme, si l’on veut, de révisionnisme, tout aussi dangereux que l’autre) de l’Éducation nationale française ne les épargnent pas, depuis une trentaine d’années. Et Jean-Paul Brighelli de rappeler les successives redditions de l’État –et, par extension, de l’ensemble de la société occidentale : la trahison des clercs, tout d’abord, déjà dénoncée, voici plusieurs décennies, par Julien Benda, suivie par la déconstruction du sujet laquelle sonne la fin de toute culture et annonce ce que Gilles Lipovetsky appelait, voici une vingtaine d’années, « l’ère du vide ». Jean-Paul Brighelli enfonce le clou : « Eh bien, nous y sommes, et l’Éducation nationale a joué un rôle majeur dans cet évidement des consciences ». Les « certitudes létales » des Coulibaly et autres écervelés du Bataclan « se sont faufilées sans peine dans des crânes laissés en jachère. » Bref, le terroriste est d’abord « un crétin », inconscient qu’il est d’être mené non plus en bateau, mais bel et bien au tombeau par un quarteron de chefs à la fois dévoyés et cyniques.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Une première explication vise le libéralisme « avancé » qui « a cru intelligent d’éliminer les idéologies sous prétexte que l’idéologie en chef, le marxisme, pouvait le menacer ». L’islamisme résulte « de ce creux aménagé par les épiciers : quand on vire les marchands du temple, reste le temple. » Les signes patents de cette élimination concertée et dont la manifestation la plus éclatante en même temps que le point de départ sont (paradoxalement ?) datés de mai 68 se résument en trois points : destruction de la langue française, remise en question de la notion de genre et naissance, dans une société française habituée à d’autres types de socialité, d’une forme aiguë de communautarisme.

Arrivés à ce point, les lecteurs de Voltaire que nous sommes se souviennent que les éditeurs français de Michael Walzer avaient traduit On toleration, titre de son essai publié à Yale en 1997, par Traité sur la tolérance, se référant ainsi directement à Voltaire. Or Michael Walzer insistait sur la transformation en cours, dans l’Europe des années 1970, d’une société monoculturelle vers une société à la fois polymorphe et décentralisée. La tentation serait de dater historiquement le moment où tout a basculé, c’est-à-dire le moment où nous sommes passés d’une société fondée sur l’héritage d’une tradition ancrée dans l’histoire à une société basée sur un consensus dans et par lequel l’ensemble des citoyens imagine se retrouver.
Le fauteur de trouble, pour Jean-Paul Brighelli, c’est évidemment Rousseau, ce « protestant genevois, foncièrement hostile à la notion de progrès, qui théorisa la bonté intrinsèque de l’homme perverti par la civilisation ». Et d’embrayer sur la légendaire opposition de l’auteur d’Émile et de celui de Candide, dont la proximité physique, dans les sous-sols du Panthéon, est presque une hérésie.

Si les constats assénés jusque là par Jean-Paul Brighelli pouvaient être reçus sans autre étonnement que purement formel (mais Éric Zemmour ne rappelait-il pas, dans son article intitulé « Voltaire peut-il nous sauver ? » paru dans les colonnes du Figaro, le 18 novembre dernier, que l’auteur « se révélait un des pourfendeurs les plus féroces et les plus talentueux des fossoyeurs pédagogistes de l’école républicaine » ?) son approche des Lumières se révèle, faute de nuances, bien plus contestable. Et elle l’est notamment sur trois points.

Le premier est sa lecture de Rousseau. Faut-il encore rappeler que le « bon sauvage », tant décrié dans bon nombre d’écrits antirousseauistes, n’est qu’une fiction, un point de départ imaginaire mais nécessaire à l’élaboration du raisonnement qui conduit à l’analyse développée dans Du Contrat social ? Vouloir faire passer ce qui n’est qu’un point zéro pour un point de départ conduit assurément à une forme éminemment dangereuse de contresens.

Le deuxième est plus général. Il consiste à considérer, comme l’ont fait jadis (un peu hâtivement) certains des ténors de l’Action Française, que l’enseignement des Lumières prodigué par les hommes de la Révolution ne trahit en rien l’esprit des Voltaire, Rousseau et autres penseurs de leur époque. Halte là ! serait-on tenté d’écrire. Passe encore pour Condorcet, qui a su ce qu’était la Révolution. Mais combien de fois faudra-t-il redire que Voltaire –puisqu’il s’agit d’abord de lui- est avant tout un homme d’ancien Régime, et que l’image sur laquelle s’est construit l’héritage voltairien n’est qu’un reflet idéologique, le simple fruit d’une interprétation ? On le voit : ce dont nous avons réellement besoin, aujourd’hui plus que jamais- c’est d’une véritable herméneutique des Lumières. Jean-Paul Brighelli, faisant référence à Rousseau, se plaint que nos « pédagos » modernes aient « importé au XXe siècle des concepts du XVIIIe » : il s’agirait, quant à nous, de ne pas exporter dans notre découverte des Lumières des concepts du XXe…

Le troisième enfin concerne la lecture de Mahomet proposée par Jean-Paul Brighelli. « Histoire d’amours contrariées, conforme à l’esthétique du temps », la pièce n’est selon lui pas un chef-d’œuvre. Qu’elle emprunte son dénouement à l’Atrée et Thyeste que Crébillon produisait quand Voltaire fêtait encore ses treize ans, est une chose. Qu’elle soit aujourd’hui au cœur d’un débat qui donnerait assez raison à Michel Houellebecq lorsqu’il vient à pourfendre, dans Soumission, la lâcheté de nos dirigeants, en est une autre. Mais ne pas entendre les vers de Voltaire dans ce qu’ils produisent d’effet dramatique, c’est assurément méconnaître le théâtre du dix-huitième siècle.
Dommage, serait-on tenté d’écrire, car l’essai de Jean-Paul Brighelli pose courageusement certaines questions jugées dérangeantes. Il y a chez lui un esprit voltairien à la fois dans le style et le regard qui nous pousse à relire, chemin faisant, certaines pages du Dictionnaire philosophique ou des Questions sur l’Encyclopédie… en attendant, sur ce dernier point, le très important livre à venir d’Olivier Ferret, Voltaire dans l’Encyclopédie.

 



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© Musée Voltaire | Genève | 24.02.2016