La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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Présentation de Jean-Claude Wable

    
       

 

     
 

 

Si parmi les discours de réception d’Ancien Régime, il en est un qui fait exception, c’est bien celui de Voltaire. Tout d’abord, et n’en déplaise au Mercure de France du mois de mai 1746, Voltaire n’a pas remercié, imitant en ceci La Bruyère. Comme lui, il dresse le portrait d’académiciens présents, dans une moindre mesure cependant. L’abbé Duvernet, dans sa Vie de Voltaire, signale : « Le discours de réception de Voltaire fut une nouveauté. Jusqu’alors ces discours d’appareil n’étaient que des formules de compliments que chaque récipiendaire retournait à sa manière et où n’ayant qu’à répéter des choses communes et connues, il cherchait à mériter des applaudissements en leur donnant une tournure extraordinaire. Voltaire appelait cela mâcher à vide, et Madame de Maintenon disait agréablement que c’était parler sur des paroles. »

Voltaire s’écarte du chemin qu’il a signalé dans la vingt-quatrième de ses Lettres philosophiques (qu’il n’a bien entendu pas écrites…) sur les Académies : « Le récipiendaire ayant assuré que son prédécesseur était un grand homme, le Cardinal de Richelieu un très grand homme, le chancelier un assez grand homme, Louis XIV un plus que grand homme, le Directeur lui répond la même chose… » Le ton est donné : « ignore[-t-on] que Cicéron après avoir rempli la première place du monde plaidait pour les causes des citoyens, écrivait sur la nature des dieux, conférait avec des philosophes, qu’il allait au théâtre… » Remplacez Cicéron par Voltaire, et la phrase peut naturellement s’appliquer au récipiendaire. L’abbé Batteux a détecté la manœuvre : « Il y a apparence que Cicéron est un exemple mal choisi ou mal employé. C’était sûrement un petit esprit qui ramenait tout à ses emplois, mais pour en faire un génie supérieur. M. de Voltaire lui prête ses pensées et ses goûts. » Sur le plan physique, il y a également ressemblance. C’est du moins ce qui ressort de la lecture de la Vie des hommes illustres de Plutarque, dans la traduction d’Amyot, que Voltaire possédait dans sa bibliothèque : n’est-il pas question de « l’imbecillité » et de la « faiblesse grande » de son estomac ?

L’éloge du cardinal de Richelieu est escamoté dès la première phrase : « Votre fondateur mit dans votre établissement… » Il va se rattraper avec le petit neveu, le duc et maréchal de Richelieu, en rappelant le rôle qu’il a joué au cours de la bataille de Fontenoy –manière des plus habiles de rappeler l’existence de certain Poème de Fontenoy… Suit l’éloge de Bouhier : il est question de traduction. Voltaire approuve Bouhier de traduire en vers mais n’en posait pas moins, dans une lettre du 19 mai 1754 adressée à Mme du Deffand, une question générale : « Savez-vous le latin, madame ? Non : voilà pourquoi vous me demandez si j’aime mieux Pope que Virgile… Je crois l’Essai sur l’homme de Pope le premier des poèmes didactiques, des poèmes philosophiques : mais ne mettons rien à côté de Virgile. Vous le connaissez par les traductions ; mais les poètes ne se traduisent point. Peut-on traduire de la musique ? » Une phrase demeure importante : « les premiers bons vers, ceux même qui n’en ont que l’apparence, s’impriment dans la mémoire à l’aide de l’harmonie. »

Voltaire, fameux poète… C’est ce que rappellera l’abbé d’Olivet dans sa réponse : « Vous étiez connu par des poésies ingénieuses, d’un tour délicat, à un âge où savoir lire des vers, c’est beaucoup. » L’abbé d’Olivet était répétiteur au collège Louis-le-Grand, endroit où il avait connu Voltaire. Sa réponse se calque sur le discours du récipiendaire, dont il avait entendu la lecture préliminaire.  

Mais revenons au discours de Voltaire, qui se livre maintenant à des considérations littéraires et à des réflexions sur la langue française. Peu d’académiciens s’y étaient jusqu’alors risqués, le dernier en date étant le cardinal de Bernis. Voltaire s’adresse ensuite à Crébillon : ils sont encore amis, mais les choses risquent fort de se gâter, Crébillon étant censeur royal. Boileau est appelé à la rescousse : « Enfin Malherbe vint, et le premier en France… » (Art poétique, chant premier). La diffusion de la langue est associée à la gloire des armes et des lettres. Tout se passe bien lorsque Louis XIV est victorieux mais, à la fin… « J’ai vu tout ceci et je n’ai pas vingt ans ! »

L’éloge du souverain est englobé dans un parallèle entre Louis XIV et Louis XV. On peut s’amuser à disposer de part et d’autre les éléments servant à désigner l’un et l’autre : on y découvre une sorte de progression ascendante assimilable à un cursus honorum. Pour Fréron, l’orateur se « met à couvert » derrière le héros : d’ailleurs, « nous aurions reconnu Trajan » -allusion à la formule malheureuse de Voltaire adressée à Louis XV « Trajan est-il content ? » et à laquelle Louis XV avait tourné le dos. On ne s’adresse pas au roi de cette façon…

Jean-Claude Wable

 

Messieurs,

Votre fondateur mit dans votre établissement toute la noblesse et la grandeur de son âme ; il voulut que vous fussiez toujours libres et égaux. En effet, il dut élever au-dessus de la dépendance, des hommes qui étaient au-dessus de l’intérêt, et qui, aussi généreux que lui, faisaient aux Lettres l’honneur qu’elles méritent, de les cultiver pour elles-mêmes. Il était peut-être à craindre qu’un jour des travaux si honorables ne se ralentissent. Ce fut pour les conserver dans leur vigueur que vous vous fîtes une règle de n’admettre aucun Académicien, qui ne résidât dans Paris. Vous vous êtes écartés sagement de cette loi, quand vous avez reçu de ces génies rares que leurs dignités appelaient ailleurs, mais que leurs ouvrages touchants ou sublimes rendaient toujours présens parmi vous ; car ce serait violer l’esprit d’une loi, que de n’en pas transgresser la lettre en faveur des grands hommes. Si feu M. le président Bouhier, après s’être flatté de vous consacrer ses jours, fut obligé de les passer loin de vous, l’Académie et lui se consolèrent, parce qu’il n’en cultivait pas moins vos sciences dans la ville de Dijon, qui a produit tant d’hommes de lettres, et où le mérite de l’esprit semble être un des caractères des citoyens.

Il faisait ressouvenir la France de ces temps où les plus austères Magistrats, consommés, comme lui, dans l’étude des lois, se délassaient des fatigues de leur état dans les travaux de la littérature. Que ceux qui méprisent ces travaux aimables ; que ceux qui mettent je ne sais quelle misérable grandeur à se renfermer dans le cercle étroit de leurs emplois, sont à plaindre ! Ignorent-ils que Cicéron, après avoir rempli la première place du monde, plaidait encore les causes des citoyens, écrivait sur la nature des Dieux, conférait avec des philosophes ; qu’il allait au théâtre ; qu’il daignait cultiver l’amitié d’Esopus et de Roscius, et laissait aux petits esprits leur constante gravité, qui n’est que le masque de la médiocrité ?

M. le président Bouhier était très-savant ; mais il ne ressemblait pas à ces savans insociables et inutiles, qui négligent l’étude de leur propre langue, pour savoir imparfaitement des langues anciennes ; qui se croient en droit de mépriser leur siècle, parce qu’ils se flattent d’avoir quelques connoissances des siècles passés ; qui se récrient sur un passage d’Eschyle, et n’ont jamais eu le plaisir de verser des larmes à nos spectacles.

Il traduisit le poème de Pétrone sur la guerre civile ; non qu’il pensât que cette déclamation, pleine de pensées fausses, approchât de la sage et élégante noblesse de Virgile : il savait que la satire de Pétrone, quoique semée de traits charmants, n’est que le caprice d’un jeune homme obscur, qui n’eut de frein ni dans ses mœurs, ni dans son style. Des hommes qui se sont donnés pour des maîtres de goût et de volupté, estiment tout dans Pétrone ; et M. Bouhier, plus éclairé, n’estime pas même tout ce qu’il a traduit : c’est un des progrès de la raison humaine dans ce siècle, qu’un traducteur ne soit plus idolâtre de son auteur, et qu’il sache lui rendre justice comme à un contemporain.

Il exerça ses talens sur ce poème, sur l’hymne à Vénus, sur Anacréon, pour montrer que les poètes doivent être traduits en vers : c’était une opinion qu’il défendait avec chaleur, et on ne sera pas étonné que je me range à son sentiment.

Qu’il me soit permis, Messieurs, d’entrer ici avec vous dans ces discussions littéraires ; mes doutes me vaudront de vous des décisions. C’est ainsi que je pourrai contribuer aux progrès des arts ; j’aimerais mieux prononcer devant vous un discours utile qu’un discours éloquent.

Pourquoi Homère, Théocrite, Lucrèce, Virgile, Horace sont-ils heureusement traduits chez les Italiens et chez les Anglais ? Pourquoi ces Nations n’ont-elles aucun grand Poète de l’antiquité en prose, et que nous n’en avons encore eu aucun en vers ? Je vais tâcher d’en démêler la raison.

La difficulté, surmontée dans quelque genre que ce puisse être, fait une grande partie du mérite. Point de grandes choses sans de grandes peines ; et il n’y a point de Nation au monde chez laquelle il soit plus difficile que chez la nôtre, de rendre une véritable vie à la poésie ancienne.

Les premiers Poètes formèrent le génie de leur langue ; les Grecs et les Latins employèrent d’abord la poésie à peindre les objets sensibles de toute la nature. Homère exprime tout ce qui frappe les yeux ; les Français, qui n’ont guère commencé à perfectionner la grande poésie qu’au théâtre, n’ont pu et n’ont dû exprimer alors que ce qui peut toucher l’âme.

Nous nous sommes interdit nous-mêmes insensiblement presque tous les objets que d’autres Nations ont osé peindre. Il n’est rien que le Dante n’exprimât, à l’exemple des anciens : il accoutuma les Italiens à tout dire ; mais nous, comment pourrions-nous aujourd’hui imiter l’auteur des Géorgiques, qui nomme sans détour tous les instrumens de l’agriculture ? À peine les connoissons-nous ; et notre mollesse orgueilleuse dans le sein du repos et du luxe de nos villes, attache malheureusement une idée basse à ces travaux champêtres et au détail de ces arts utiles, que les maîtres et les législateurs de la terre cultivaient de leurs mains victorieuses.

Si nos bons Poètes avaient su exprimer heureusement les petites choses, notre langue ajouterait aujourd’hui ce mérite, qui est très-grand, à l’avantage d’être devenue la première langue du monde, pour les charmes de la conversation et pour l’expression du sentiment. Le langage du cœur et le style du théâtre ont entièrement prévalu. Ils ont embelli la langue française ; mais ils en ont resserré les agréments dans des bornes un peu étroites.

Et quand je dis ici, Messieurs, que ce sont les grands Poètes qui ont déterminé le génie des langues, je n’avance rien qui ne soit connu de vous. Les Grecs n’écrivirent l’histoire que quatre cents ans après Homère. La langue grecque reçut, de ce grand peintre de la nature, la supériorité qu’elle prit chez tous les peuples de l’Asie et de l’Europe : c’est Térence qui, chez les Romains, parla le premier avec une pureté toujours élégante : c’est Pétrarque qui, après le Dante, donna à la langue italienne cette aménité et cette grâce qu’elle a toujours conservées. C’est à Lopez de Vega que l’Espagnol doit sa noblesse et sa pompe : c’est Shakespeare, qui, tout barbare qu’il était, mit dans l’anglais cette force et cette énergie qu’on n’a jamais pu augmenter depuis sans l’outrer, et par conséquent, sans l’affaiblir. D’où vient ce grand effet de la poésie, de former et de fixer enfin le génie des peuples et de leurs langues ? La cause en est bien sensible : les premiers bons vers, ceux même qui n’en ont que l’apparence, s’impriment dans la mémoire, à l’aide de l’harmonie. Leurs tours naturels et hardis deviennent familiers ; les hommes, qui sont tous nés imitateurs, prennent insensiblement la manière de s’exprimer, et même de penser, des premiers dont l’imagination a subjugué celle des autres. Me désavouerez vous donc, Messieurs, quand je dirai que le vrai mérite et la réputation de notre langue ont commencé à l’auteur du Cid et de Cinna ?

Montaigne, avant lui, était le seul livre qui attirât l’attention du petit nombre d’étrangers qui pouvaient savoir le français ; mais le style de Montaigne n’est ni pur, ni correct, ni précis, ni noble : il est énergique et familier : il exprime naïvement de grandes choses : c’est cette naïveté qui plaît ; on aime le caractère de l’auteur ; on se plaît à se retrouver dans ce qu’il dit de lui même, à converser, à changer de discours et d’opinion avec lui. J’entends souvent regretter le langage de Montaigne, c’est son imagination qu’il faut regretter : elle était forte et hardie ; mais sa langue était bien loin de l’être.

Marot, qui avait formé le langage de Montaigne, n’a presque jamais été connu hors de sa patrie ; il a été goûté parmi nous pour quelques contes naïfs, pour quelques épigrammes licencieuses, dont le succès est presque toujours dans le sujet : mais c’est par ce petit mérite même que la langue fut long-temps avilie. On écrivait dans ce style les tragédies, les poèmes, l’histoire, les livres de morale.

Le judicieux Despréaux a dit : imitez de Marot l’élégant badinage ; j’ose croire qu’il aurait dit : naïf badinage, si ce mot plus vrai n’eût rendu son vers moins coulant. Il n’y a de véritablement bons ouvrages, que ceux qui passent chez les nations étrangères, qu’on y apprend, qu’on y traduit : et chez quel peuple a-t-on jamais traduit Marot ?

Notre langue ne fut, longtemps après lui, qu’un jargon familier, dans lequel on réussissait quelquefois à faire d’heureuses plaisanteries ; mais quand on n’est que plaisant, on n’est point admiré des autres nations.

Enfin Malherbe vint, et le premier en France
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.

Si Malherbe montra le premier ce que peut le grand art des expressions placées, il est donc le premier qui fut élégant ; mais quelques stances harmonieuses suffisaient-elles pour engager les étrangers à cultiver notre langage ! Ils lisaient le poème admirable de la Jérusalem, l’Orlando, le Pastor Fido, les beaux morceaux de Pétrarque, pouvait-on associer à ces chef-d’œuvres un très-petit nombre de vers français, bien écrits à la vérité, mais faibles et presque sans imagination.

La langue française restait donc à jamais dans la médiocrité, sans un de ces génies faits pour changer et pour élever l’esprit de toute une nation : c’est le plus grand de vos premiers Académiciens ; c’est Corneille seul qui commença à faire respecter notre langue des étrangers, précisément dans le temps que le cardinal de Richelieu commençait à faire respecter la couronne. L’un et l’autre portèrent notre gloire dans l’Europe. Après Corneille, sont venus, je ne dis pas de plus grands génies, mais de meilleurs écrivains. Un homme s’éleva, qui fut à-la-fois plus passionné et plus correct ; moins varié, mais moins inégal : aussi sublime quelquefois, et toujours noble sans enflure ; jamais déclamateur, parlant au cœur avec plus de vérité et plus de charmes.

Un de leurs contemporains, incapable peut-être du sublime qui élève l’âme, et du sentiment qui l’attendrit, mais fait pour éclairer ceux à qui la nature accorda l’un et l’autre ; laborieux, sévère, précis, pur, harmonieux, qui devint enfin le poète de la raison, commença malheureusement par écrire des satires ; mais bientôt après il égala et surpassa peut-être Horace dans la morale et dans l’art poétique ; il donna les préceptes et les exemples ; il vit qu’à la longue l’art d’instruire, quand il est parfait, réussit mieux que l’art de médire, parce que la satire meurt avec ceux qui en sont les victimes, et que la raison et la vertu sont éternelles. Vous eûtes en tous les genres cette foule de grands hommes que la nature fit naître comme dans le siècle de Léon X et d’Auguste. C’est alors que les autres peuples ont cherché avidement dans vos auteurs de quoi s’instruire ; et grâces en partie aux soins du cardinal de Richelieu, ils ont adopté votre langue, comme ils se sont empressés de se parer des travaux de nos ingénieux artistes, grâces aux soins du grand Colbert.

Un Monarque, illustre chez tous les hommes, par vingt victoires, et plus encore chez les sages par ses vastes connaissances, fait de notre langue la sienne, celle de sa Cour et de ses États ; il la parle avec cette force et cette finesse que la seule étude ne donne jamais, et qui est le caractère du génie ; non-seulement il la cultive, mais il l’embellit quelquefois, parce que les âmes supérieures saisissent toujours ces tours et ces expressions dignes d’elles, qui ne se présentent point aux hommes faibles. Il est dans Stockholm une nouvelle Christine, égale à la première en esprit, supérieure dans le reste ; elle fait le même honneur à notre langue. Le français est cultivé dans Rome, où il était dédaigné autrefois ; il est aussi familier au souverain Pontife, que les langues savantes dans lesquelles il écrivit quand il instruisit le monde chrétien qu’il gouverne ; plus d’un Cardinal italien écrit en Français dans le Vatican, comme s’il était né à Versailles.

Vos ouvrages, Messieurs, ont pénétré jusqu’à cette capitale de l’empire le plus reculé de l’Europe et de l’Asie, et le plus vaste de l’univers ; dans cette ville, qui n’était, il y a quarante ans, qu’un désert habité par des bêtes sauvages ; on y représente vos pièces dramatiques ; et le même goût naturel, qui fait recevoir dans la ville de Pierre-le-Grand et de sa digne fille, la musique des italiens, y fait aimer votre éloquence !

Cet honneur qu’ont fait tant de peuples à nos excellents écrivains, est un avertissement que l’Europe nous donne de ne pas dégénérer. Je ne dirai pas que tout se précipite vers une honteuse décadence, comme le crient si souvent des satiriques qui prétendent en secret justifier leur propre faiblesse, par celle qu’ils imputent en public à leur siècle. J’avoue que la gloire de nos armes se soutient mieux que celles de nos lettres ; mais le feu qui nous éclairait n’est pas encore éteint. Ces dernières années, n’ont-elles pas produit le seul livre de Chronologie dans lequel on ait jamais peint les mœurs des hommes, le caractère des cours et des siècles ? ouvrage qui, s’il était sèchement instructif, comme tant d’autres, serait le meilleur de tous, et dans lequel l’auteur a encore trouvé le secret de plaire ; partage réservé au très-petit nombre d’hommes qui sont supérieurs à leurs ouvrages.

On a montré la cause du progrès et de la chute de l’empire romain dans un livre encore plus court, écrit par un génie mâle et rapide qui approfondit tout, en paraissant tout effleurer. Jamais nous n’avons eu de traducteurs plus élégants et plus fidèles ; de vrais philosophes ont enfin écrit l’histoire. Un homme éloquent et profond1 s’est formé dans le tumulte des armes. Il est plus d’un de ces esprits aimables que Tibulle et Ovide eussent regardés comme leurs disciples et dont ils eussent voulu être les amis. Le théâtre, je l’avoue, est menacé d’une chute prochaine ; mais au moins je vois ici ce génie véritablement tragique qui m’a servi de maître, quand j’ai fait quelques pas dans la carrière ; je le regarde avec une satisfaction mêlée de douleur, comme on voit sur les débris de sa patrie un héros qui l’a défendue. Je compte parmi vous ceux qui ont, après le grand Molière, achevé de rendre la comédie une école de mœurs et de bienséance ; école qui méritait, chez les Français, la considération qu’un théâtre moins épuré eut dans Athènes. Si l’homme célèbre qui, le premier, orna la philosophie des graces de l’imagination, appartient à un temps plus reculé, il est encore l’honneur et la consolation du vôtre.

Les grands talents sont toujours nécessairement rares, surtout quand le goût et l’esprit d’une nation sont formés. Il en est alors des esprits cultivés comme ces forêts où les arbres pressés et élevés ne souffrent pas qu’aucun porte sa tête trop au-dessus des autres. Quand le commerce est en peu de mains, on voit quelques fortunes prodigieuses et beaucoup de misère ; lorsqu’enfin il est plus étendu, l’opulence est générale, les grandes fortunes rares. C’est précisément, Messieurs, parce qu’il y a beaucoup d’esprit en France, qu’on y trouvera dorénavant moins de génies supérieurs.

Mais enfin, malgré cette culture universelle de la nation, je ne nierai pas que cette langue, devenue si belle, et qui doit être fixée par tant de bons ouvrages, peut se corrompre aisément. On doit avertir les étrangers qu’elle perd déjà beaucoup de sa pureté dans presque tous les livres composés dans cette célèbre république, si longtemps notre alliée, où le Français est la langue dominante au milieu des factions contraires à la France ; mais si elle s’altère dans ces pays, par le mélange des idiomes, elle est prête à se gâter parmi nous par le mélange des styles. Ce qui déprave le goût, déprave enfin le langage. Souvent on affecte d’égayer des ouvrages sérieux et instructifs par les expressions familières de la conversation. Souvent on introduit le style marotique dans les sujets les plus nobles, c’est revêtir un Prince des habits d’un farceur. On se sert de termes nouveaux qui sont inutiles, et qu’on ne doit hasarder que quand ils sont nécessaires. Il est d’autres défauts dont je suis encore plus frappé, parce que j’y suis tombé plus d’une fois. Je trouverai parmi vous, Messieurs, pour m’en garantir, les secours que l’homme éclairé à qui je succède s’était donnés par ses études. Plein de la lecture de Cicéron, il en avoit tiré ce fruit de s’étudier à parler sa langue, comme ce Consul parlait la sienne. Mais c’est sur-tout à celui2 qui a fait son étude particulière des ouvrages de ce grand orateur, et qui était l’ami de M. le président Bouhier, à faire revivre ici l’éloquence de l’un, et à vous parler du mérite de l’autre. Il a aujourd’hui à la fois un ami à regretter et à célébrer ; un ami à recevoir et à encourager. Il peut vous dire avec plus d’éloquence, mais non avec plus de sensibilité que moi, quels charmes l’amitié répand sur les travaux des hommes consacrés aux lettres ; combien elle sert à les conduire, à les corriger, à les exciter, à les consoler ; combien elle inspire à l’âme cette joie douce et recueillie, sans laquelle on n’est jamais le maître de ses idées.

C’est ainsi que cette Académie fut d’abord formée. Elle a une origine encore plus noble que cette qu’elle reçut du cardinal de Richelieu même ; c’est dans le sein de l’amitié qu’elle prit naissance. Des hommes unis entr’eux par ce lien respectable et par le goût des beaux-arts, s’assemblaient sans se montrer à la renommée ; ils furent moins brillants que leurs successeurs, et non moins heureux. La bienséance, l’union, la candeur, la saine critique si opposée à la satire, formèrent leurs assemblées. Elles animeront toujours les vôtres ; elles seront l’éternel exemple des gens de lettres, et serviront peut-être à corriger ceux qui se rendent indignes de ce nom. Les vrais amateurs des arts sont amis. Qui est plus que moi en droit de le dire ? J’oserais m’étendre, Messieurs, sur les bontés dont la plupart d’entre vous m’honorent, si je ne devais m’oublier pour ne vous parler que du grand objet de vos travaux, des intérêts devant qui tous les autres s’évanouissent, de la gloire de la nation.

Je sais combien l’esprit se dégoûte aisément des éloges ; je sais que le public, toujours avide de nouveautés, pense que tout est épuisé sur votre fondateur et sur vos protecteurs ; mais pourrais-je refuser le tribut que je dois, parce que ceux qui l’ont payé avant moi, ne m’ont laissé rien de nouveau à vous dire ? Il en est de ces éloges qu’on répète, comme de ces solennités qui sont toujours les mêmes, et qui réveillent la mémoire des événements chers à un peuple entier ; elles sont nécessaires. Célébrer des hommes tels que le cardinal de Richelieu et Louis XIV, un Séguier, un Colbert, un Turenne, un Condé ; c’est dire à haute voix : Rois, Ministres, Généraux à venir, imitez ces grands hommes. Ignore-t-on que le panégyrique de Trajan anima Antonin à la vertu ? et Marc-Aurèle, le premier des Empereurs et des hommes n’avoua-t-il pas dans ses écrits l’émulation que lui inspirèrent les vertus d’Antonin ?

Lorsque Henri IV entendit dans le Parlement nommer Louis XII le père du peuple, il se sentit pénétré du désir de l’imiter, et il le surpassa.

Pensez-vous, Messieurs, que les honneurs rendus par tant de bouches à la mémoire de Louis XIV, ne se soient pas fait entendre au cœur de son successeur, dès sa première enfance ? On dira un jour que tous deux ont été à l’immortalité, tantôt par les mêmes chemins, tantôt par des routes différentes ; l’un et l’autre seront semblables, en ce qu’ils n’ont différé à se charger du poids des affaires que par reconnaissance, et peut-être c’est en cela qu’ils ont été les plus grands. La postérité dira que tous deux ont aimé la justice, et ont commandé leurs armées. L’un recherchait avec éclat la gloire qu’il méritait ; il l’appelait à lui du haut de son trône ; il en était suivi dans ses conquêtes, dans ses entreprises, il en remplissait le monde ; il déployait une âme sublime dans le bonheur et dans l’adversité, dans ses camps, dans ses palais, dans les cours de l’Europe et de l’Asie ; les terres et les mers rendaient témoignage à sa magnificence ; et les plus petits objets, sitôt qu’ils avaient à lui quelque rapport, prenaient un nouveau caractère, et recevaient l’empreinte de sa grandeur.

L’autre protège des Empereurs et des Rois, subjugue des provinces, interrompt le cours de ses conquêtes pour aller secourir ses sujets, et y vole du sein de la mort dont il est à peine échappé. Il remporte des victoires ; il fait les plus grandes choses avec une simplicité qui ferait penser que ce qui étonne le reste des hommes, est pour lui dans l’ordre le plus commun et le plus ordinaire : il cache la hauteur de son âme, sans s’étudier même à la cacher ; et il ne peut en affaiblir les rayons, qui, en perçant malgré lui le voile de sa modestie, y prennent un éclat plus durable.

Louis XIV se signala par des monuments admirables, par l’amour de tous les arts, par les encouragements qu’il leur prodiguait. O vous, son auguste successeur, vous l’avez déjà imité, et vous n’attendez que cette paix que vous cherchez par des victoires, pour remplir tous nos projets bienfaisants qui demandent des jours tranquilles.

Vous avez commencé vos triomphes dans la même province où commencèrent ceux de votre bisaïeul, et vous les avez étendus plus loin. Il regretta de n’avoir pu, dans le cours de ses glorieuses campagnes forcer un ennemi digne de lui, à mesurer ses armes avec les siennes en bataille rangée. Cette gloire qu’il désira, vous en avez joui ; plus heureux que le grand Henri, qui ne remporta presque de victoires que sur sa propre nation, vous avez vaincu les éternels et intrépides ennemis de la vôtre. Votre fils, après vous, l’objet de nos vœux et de notre crainte, apprit à vos côtés à voir le danger et le malheur même sans être troublé, et le plus beau triomphe sans être ébloui. Lorsque nous tremblions pour vous dans Paris, vous étiez au milieu d’un champ de carnage, tranquille dans les moments d’horreurs et de confusion, tranquille dans la joie tumultueuse de vos soldats victorieux ; vous embrassiez ce général3, qui n’avait souhaité de vivre que pour vous voir triompher ; cet homme que vos vertus et les siennes ont fait votre sujet, que la France comptera toujours parmi ses enfants les plus chers et les plus illustres. Vous récompensiez déjà par votre témoignage et par vos éloges tous ceux qui avaient contribué à la victoire ; et cette récompense est la plus belle pour des Français.

Mais ce qui sera conservé à jamais dans les fastes de l’Académie, ce qui est précieux à chacun de vous, Messieurs, ce fut l’un de vos confrères4 qui servit le plus votre protecteur et la France dans cette journée ; ce fut lui qui, après avoir volé de brigade en brigade, après avoir combattu en tant d’endroits différents, courut donner et exécuter le conseil si prompt, si salutaire, si avidement reçu par le Roi, dont la vue discernait tout dans les moments où elle peut s’égarer si aisément.

Jouissez, Messieurs, du plaisir d’entendre dans cette assemblée ces propres paroles, que votre protecteur dit au neveu de votre fondateur sur le champ de bataille : Je n’oublierai jamais le service important que vous m’avez rendu. Mais si cette gloire particulière vous est chère, combien sont chères à toute la France, combien le seront un jour à l’Europe les démarches pacifiques que fit Louis XV après ses victoires ? Il les fait encore, il ne court à ses ennemis que pour les désarmer, il ne veut les vaincre que pour les fléchir ; s’ils pouvaient connoître le fond de son cœur, ils le feraient leur arbitre au lieu de le combattre ; et ce serait peut-être le seul moyen d’obtenir sur lui des avantages. Les vertus qui le font craindre leur ont été connues dès qu’il a commandé ; celles qui doivent ramener leur confiance, qui doivent être le lien des nations, demandent plus de temps pour être approfondies par des ennemis.

Nous, plus heureux, nous avons connu son âme dès qu’il a régné ; nous avons pensé comme penseront tous les peuples et tous les siècles ; jamais amour ne fut ni plus vrai, ni mieux exprimé : tous nos cœurs le sentent, et vos bouches éloquentes en sont les interprètes. Des médailles dignes des plus beaux temps de la Grèce, éternisent ses triomphes et notre bonheur. Puissé-je voir dans nos places publiques ce Monarque humain, sculpté des mains de nos Praxitèles, environné de tous les symboles de félicité publique ! Puissé-je lire aux pieds de sa statue ces mots qui sont dans nos cœurs : Au père de la patrie !


1 M. de Vauvenargues, auteur de l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain.

2 M. l’abbé d’Olivet.

3 Le maréchal de Saxe, après la bataille de Fontenoy.

4 Le maréchal de Richelieu.


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