La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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par Hervé Baudry

    
       

 

     
 

 

Cette contribution concernera un personnage totalement ignoré de la plupart, à l'exception de nombre de Portugais, ses compatriotes : le capitaine d'artillerie Artur Carlos de Barros Basto, mais dont le destin d'homme brisé n'est pas sans rappeler celui de Gérald Hervé (cf. Gazette n°3) : si l'homophobie règle le compte de l'officier français, elle sert plus que d'alibi à l'antisémitisme des ennemis de l'officier portugais.

Les éditions La Ligne d'ombre, responsables de la parution des Mémoires et Documents sur Voltaire, viennent de publier les récits des voyageurs venus, dans les années trente du siècle dernier, visiter cet homme rendu fameux par la mission qu'il avait entreprise, faire renaître le judaïsme persécuté dans son pays par l'Inquisition pendant plus de trois siècles puis condamné à la mort par l'oubli et la clandestinité.

En 1923, Barros Basto fait reconnaître officiellement la communauté israélite de Porto, la deuxième ville du Portugal. Celle de Lisbonne avait été légalisée dès 1912, au lendemain de la loi de séparation de l’Église et de l’État (1911) consacrant le libre exercice de tous les cultes. En avril 1927, il publie le premier numéro de sa revue, Ha-Lapid (Le Flambeau), qu’il animera jusqu’en septembre 1958 ; en juillet 1927, il établit la première synagogue des temps modernes à Porto, Mekor Haïm (source de vie). Le projet de la grande synagogue est lancé en 1929. Elle sera inaugurée le 16 janvier 1938, rue Guerra Junqueiro, grâce au soutien financier de Sir Elly Kadoorie, vivant à Hong- Kong. Au lieu de culte se joignait aussi la yeshiva Rosh- Pinah. Cette année, qui fut celle de la Nuit de Cristal (Kristallnacht, le 8 novembre), plus de 1 400 synagogues sont détruites en Allemagne et en Autriche. Le Portugal se tenait à distance de la terreur germanique : Samuel Schwartz (1880-1953), ingénieur des mines arrivé en 1915, obtient du ministère, en juillet 1939, la création du musée luso-hébraïque de Tomar. Il occupe l’ancienne synagogue du quinzième siècle, dans une des rues fleuries de la vieille ville au pied du monastère des Templiers.

De 1918, quand le soldat est revenu médaillé des plaines du Nord – auparavant, ç’avait été l’initiation au Grand Orient Lusitanien, en 1910, sous le nom de Giordano Bruno, puis le combat pour la République, le hissement à Porto du drapeau national –, à 1937, s’écoulent deux décennies d’une vie partagée entre l’armée, la famille et le judaïsme, dans lequel il se nomme Abraham Israel Ben-Rosh. Sa grande mission, lancée par Samuel Schwartz, portait le nom de Obra do Resgate (l’œuvre de la rédemption) : il prend le flambeau en 1926.

Son programme : « croyance en un Dieu unique, idéal de justice, fraternité, progrès » – engagement qui le conduit aussi à se faire l’historien de Porto. « Je désire qu’on me comprenne en France : je ne fais pas de prosélytisme auprès des croyants qui pratiquent avec conviction une autre religion que la mienne, je cherche seulement à guider ceux qui, tâtonnant dans l’ombre et la crainte, essaient de revenir à la foi de nos pères. C’est faire injure au catholicisme que de trahir son dogme par la restriction mentale. » Cette foi ancestrale, c’est celle que, dans sa jeunesse, lui a fait découvrir son grand-père dont les parents étaient nés à Bordeaux, ville de refuge pour les juifs de la Péninsule à la Renaissance.

Mais déjà la République agonise : la dictature militaire depuis 1929 et, en 1933, le retour du catholicisme comme religion officielle. Car le judaïsme de Barros Basto consiste aussi en cela : une résistance, pierres et mots, contre la montée de la réaction antirépublicaine et, à la différence de la communauté lisboète, le refus de tout compromis avec Salazar. Barros Basto se tourne avant tout vers ces communautés paysannes, villageoises et urbaines du nord-est du pays (Bragance, ces "crypto-juifs" qui ont continué à pratiquer sous des formes souvent incomplètes, modifiées, la foi ancestrale).

Lorsque les voyageurs, la Française Lily Jean-Javal et le Britannique Cecil Roth, viendront le voir, nul ne soupçonne ce qui arrivera quelques années plus tard. L'optimisme est alors de rigueur : un jour, après avoir raconté sa vie, il conclut « Mon histoire se termine bien ». Hélas, c’est une affaire Dreyfus portugaise, avec, en plus, le silence pour des décennies, qui l'attend.

Tout commence par une première salve de dénonciations lancée contre lui pour homosexualité par des élèves de la yeshiva. L'enquête de police s'achève par un classement de l’affaire. Deux ans plus tard, de nouvelles lettres anonymes sont expédiées à l’armée, à Porto, qui ouvre son enquête. Le juge conclut de nouveau par un classement mais le supérieur hiérarchique du capitaine y met son veto et décide d’ouvrir un procès. Le 12 juin 1937, Barros Basto passe devant le Conseil supérieur de discipline de l’armée, qui remet ensuite son avis au ministre de la Guerre.

Dans une lettre à l'un de ses amis, Paul Goodman, le capitaine explique que "le Conseil a démonté toute l’accusation sale et pris la décision de considérer indigne d’un officier mon intervention directe ou indirecte dans des actes de circoncision. Voilà ce qu’ils ont déclaré avoir trouvé contre moi. C’est tout. [...] Reste à connaître officiellement le résultat avec la décision ministérielle. [...] Une dernière chose : le ministre de la Guerre est aussi le président du Conseil des ministres, monsieur Oliveira Salazar."

Son expulsion de l’armée est prononcée au motif qu’il ne possédait plus la capacité morale due à la dignité de sa fonction et au prestige de sa tenue.

Calomnier un juif au prétexte d’homosexualité ne peut, dans la société d’alors, que faire doublement mouche. Le discours antisémite, relayé au Portugal avec virulence à cette époque par Mário Saa, entretenait l’amalgame : « Les juifs, écrit-il, se déclarent volontiers pédérastes. [...] La sodomie, ou homosexualisme, était une habitude attribuée aux juifs. » Saa s’inspirait, entre autres, de l’ouvrage, durablement influent, de Vicente da Costa Matos dont le chapitre XVI s’intitule (faut-il traduire?) De como os Judeos naturalmente são idolatras e sodomitas » (Breve discurso contra a heretica perfidia do judaismo, Lisbonne, 1625, 464 pages).

La conception, au pays de la pureté de sang (limpeza de sangue, en espagnol limpieza de sangre), de la pureté des mœurs ne s’évanouira guère avec la révolution d’Avril : en 1978, la veuve du capitaine, Lea Monteiro Azancot Barros Basto, âgée de 82 ans, saisissant le président de la République, le général Costa Gomes, a tenté d’obtenir la réhabilitation de son mari et de rendre justice à sa mémoire. Elle lui explique que l’accusation d’exécrables aberrations (« a acusação de aberrações execrandas ») faite à l’encontre de son mari n’a pas été prouvée et qu’il a été victime d’une féroce persécution politico-religieuse. L’état-major général des forces armées (EMGFA) a repoussé sa demande au prétexte, ahurissant, qu’étaient prouvés les faits.

Ce flambeau repris par la petite-fille de l’officier, Isabel Ferreira Lopes, une première victoire a été remportée le jour où l’assemblée nationale a voté à l’unanimité la résolution 119/2012 du 10 août, en faveur de la réhabilitation morale et la réintégration à titre posthume de Barros Basto sous un grade jamais inférieur à celui auquel il aurait eu droit si nul procès ne lui avait été intenté. La balle était dans le camp du gouvernement, qui, deux ans plus tard, finit par exprimer ses doutes quant à l’objectif de la résolution. Retour au parlement : un projet de loi (no 1047/XII/4), débattu par les députés le 22 juillet 2015, n’a pas été voté car elle instituerait un régime d’exception défavorable aux demandeurs, contraire à la pratique appliquée à tous les militaires réintégrés après la révolution. Pour elle, en effet, cette réintégration ne dépend pas du parlement mais d’un ministère de la Défense qui serait véritablement soucieux de résoudre l’affaire Dreyfus portugaise. Pour l’un des auteurs du projet de loi, Pedro Delgado Alves, cette matière n’aurait jamais dû revenir devant l’assemblée nationale mais bien être résolue au niveau du gouvernement et de l’armée. Celle-ci « refuse d’assumer l’erreur et les motifs de l’expulsion de Barros Basto. Rien ne l’empêche de le faire. Elle ne le fait pas. Il ne s’agit pas simplement d’une cérémonie mais de l’acte juridique de sa réintégration. »

Artur Carlos de Barros Basto fut, à sa volonté, inhumé revêtu de l’uniforme militaire dont il avait été dépossédé, à Amarante, sa ville natale.

Gérald Hervé (cf. Gazette n°3) n'avait conservé de ses brèves années de commissaire de marine que son uniforme et son épée. Il s'est débarrassé du premier peu avant sa mort, n'osant le montrer qu'en de rares occasions ; quant à son épée, il me l'avait confiée quand j'avais vingt ans.

Hervé Baudry

http://www.lignedombre.com/barros_basto.htm

 



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© Musée Voltaire | Genève | 17.08.2016