La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
   
   Printemps 2009Accueil   IMV   Contact
           
       
           
  SOMMAIRE  

Épître à Voltaire de Marie-Joseph Chénier

     NUMEROS PRECEDENTS
       
 

Actualités de l'IMV
Musée Voltaire : la Grèce à l'honneur
Voltaire nous écrit
Épître à Voltaire de Marie-Joseph Chénier
Clin d'oeil
Voltaire à la cuisine
A propos de ...
Terreur et poésie : Marie-Joseph Chénier et la tragédie politique
Nouvelles du XVIIIème siècle
Voltaire : une affaire de style
Liens
La Grèce en ligne


Tout le numéro en pdf  

inscrivez-vous à la
Gazette des Délices

 

Présentation de Gauthier Ambrus

Tenue lors de sa parution en 1806 pour le chef d’œuvre poétique de son auteur, l’Epître à Voltaire est d’abord un hommage à celui que Chénier considéra toujours comme son maître. Elle fut écrite pour contrer la réaction catholique qui, depuis la signature du Concordat, se dessine de toutes parts contre les philosophes du XVIIIe siècle et en particulier contre Voltaire (Chateaubriand dans le Génie du christianisme et Geoffroy dans ses chroniques dramatiques du Journal des débats). Pour cette raison, mais surtout à cause des allusions hostiles à Napoléon qu’elle contient, elle fut censurée par Fouché et valut à Chénier sa destitution du poste d’inspecteur général de l’instruction publique qu’il occupait depuis sa sortie du Tribunat.
 Les trois premiers quarts du poème retracent la longue carrière littéraire de Voltaire, depuis la fin du règne de Louis XIV jusqu’au triomphe parisien de 1778. Ils rappellent, en parallèle, le progrès des idées que la France connut sous ses auspices. La dernière partie, que nous publions ici, évoque, par contraste avec le parcours brillant de l’auteur de Candide et de Mahomet, le retour de l’ombre qui pour Chénier marque ce début du XIXe siècle. Le ton satirique adopté alors par l’épître s’élève parfois au sublime. Elle affirme envers et contre tout la confiance pérenne de Chénier dans le pouvoir de la littérature et des idées.

Epître à Voltaire (extrait) (1)

Ces temps-là ne sont plus ; les nôtres sont moins beaux.
Les Français sont tombés sous des Velches (2) nouveaux.
Malheur aux partisans d'un âge téméraire
Trop longtemps égaré sur les pas de Voltaire !
Nous conservons le droit de penser en secret ;
Mais la sottise prêche ; et la raison se tait.
Aux accents prolongés de l'airain monotone,
S'éveillant en sursaut, la pesante Sorbonne
Redemande ses bancs, à l'ennui consacrés,
Et les arguments faux de ses docteurs fourrés.
Ainsi qu'un écolier honteux devant son maître,
La Harpe aux sombres bords (3) t'aura conté peut-être
Des préjugés bannis le burlesque retour,
Et comment il advint que lui-même un beau jour
De convertir le monde eut la sainte manie ;
Tu lui pardonneras : il a fait Mélanie (4).
Mais qu'a fait ce pédant qui broche au nom du ciel
Son feuilleton, noirci d'imposture et de fiel ?
Qu'on fait ces nains lettrés qui, sans littérature,
Au-dessous du néant soutiennent le Mercure (5) ?
Oh ! si, dans le fracas des sottises du temps,
Tu pouvais reparaître au milieu des vivants,
Les mains de traits vengeurs et de lauriers armées,
Comme on verrait bientôt ce peuple de Pygmées
Dans son bourbier fatal replonger tout entier,
Avec Martin Fréron, Nonote et Sabatier (6) !

Tu livras les méchants au fouet de la Satire.
Et qu'importe en effet qu'un rimeur en délire
Publie incognito quelque innocent écrit ?
Qu'Armande et Philaminte, en leurs bureaux d'esprit,
Vantent nos Trissotins, parés de fleurs postiches ?
À quoi bon faire encor la guerre aux hémistiches ?
Il faut la déclarer au vil adulateur
Qui répand dans les cours son venin délateur ;
Au Zoïle impudent que blesse un vrai mérite ;
À l'esclave oppresseur, à l'infâme hypocrite ;
Sans cesse il faut armer contre leur souvenir
Un inflexible vers, que lira l'avenir.

Voilà donc le parti qui veut par des outrages
À la publique estime arracher tes ouvrages!
Qui prétend sans appel condamner à l'oubli
Un siècle où la raison vit son règne établi !
Vain espoir ! Tout s'éteint : les conquérants périssent ;
Sur le front des héros les lauriers se flétrissent ;
Des antiques cités les débris sont épars ;
Sur des remparts détruits s'élèvent des remparts ;
L'un par l'autre abattu, les empires s'écroulent ;
Les peuples entraînés, tels que des flots qui roulent,
Disparaissent du monde ; et les peuples nouveaux
Iront presser les rangs dans l'ombre des tombeaux ;
Mais la pensée humaine est l'âme toute entière :
La mort ne détruit pas ce qui n'est point matière ;
Le pouvoir absolu s'efforcerait en vain
D'anéantir l'écrit né d'un souffle divin :
Du front de Jupiter c'est Minerve élancée.
Survivant au pouvoir, l'immortelle pensée,
Reine de tous les lieux et de tous les instants,
Traverse l'avenir sur les ailes du temps.
Brisant des potentats la couronne éphémère,
Trois mille ans ont passé sur la cendre d'Homère ;
Et, depuis trois mille ans, Homère respecté
Est jeune encor de gloire et d'immortalité ;
Nos Verrès, que du peuple enrichit l'indigence,
Entendent Cicéron provoquer leur sentence ;
Tacite, en traits de flammes, accuse nos Séjans ;
Et son nom prononcé fait pâlir les tyrans (7);
Le tien des imposteurs restera l'épouvante.
Tu servis la raison ; la raison triomphante
D'une ligue envieuse étouffera les cris,
Et dans les coeurs bien nés gravera tes écrits.
Lus, admirés sans cesse, et toujours plus célèbres,
Du sombre Fanatisme écartant les ténèbres,
Ils luiront d'âge en âge à la postérité ;
Comme on voit ces fanaux dont l'heureuse clarté,
Dominant sur les mers durant les nuits d'orage,
Aux yeux des voyageurs fait briller le rivage,
Et, signalant de loin les bancs et les rochers,
Dirige au sein du port les habiles nochers.

 

(1) Texte tiré de Marie-Joseph Chénier, Oeuvres, éd. D. Ch. Robert, 1823-1826, t. III, p. 99-102.

(2) Dans le Discours aux Welsches (1764), Voltaire désigne sous ce nom les Français pour stigmatiser leur peu d'égards envers les lettres.

(3) Tout d'abord disciple de Voltaire, puis renégat de la philosophie du XVIIIe siécle après Thermidor, La Harpe était mort le 11 février 1803.

(4) Drame composé en 1771 mais joué seulement en 1791, dans lequel l'auteur dénonce les voeux forcés.

(5) Le Mercure de France avait été créé, à la suite de l'ancien Mercure, en juin 1800 sous la direction de Fontanes, avec une ligne favorable au Premier Consul et hostile à l'héritage révolutionnaire.

(6) Adversaires célèbres du philosophe de Ferney.

(7) Au moment où il écrivait ces lignes, Chénier avait probablement déjà achevé sa tragédie de Tibère, qui demeura interdite sous l'Empire. On connaît l'hostilité de Napoléon à l'égard de l'historien romain, lui qui avait publiquement désapprouvé la traduction que Dureau de Lamalle en avait donnée (voir Henri Welschinger, La censure sous le Premier Empire, 1844, p. 149).

 



Vers le haut

 
       
       
     

© IMV Genève | 07.04.2009