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Terreur et poésie : Marie-Joseph Chénier et la tragédie politique
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Par Gauthier AMBRUS 

Nous présentons aujourd’hui un article de M. Gauthier Ambrus sur le poète et tragédien Marie-Joseph Chénier, successeur de Voltaire dont l’Institut vient d’acquérir le portrait (voir à ce propos le « Clin d’œil » du numéro 20). Gauthier Ambrus a déjà publié, dans la collection Garnier-Flammarion, en 2002, plusieurs tragédies de Chénier, et est co-responsable de la prochaine édition des Œuvres complètes de Marie-Joseph Chénier aux éditions Classiques Garnier.

Marie-Joseph Chénier, un écrivain sous-estimé ? En dépit des travaux et des rééditions qui se sont multipliés au cours des dernières années, le frère cadet d’André Chénier demeure un auteur encore peu étudié et largement méconnu du public. Ne fut-il pourtant pas le dramaturge tragique le plus célèbre de sa génération, dont la carrière littéraire se doubla d’une carrière politique qui s’étend de la Convention au début de l’Empire ? Les raisons du désintérêt qui frappe son œuvre sont d’origines multiples. La première, sans doute aussi la plus durable, est à chercher dans la nature même de son précoce succès : l’auteur le plus applaudi de la Révolution, comme le désigne Adolphe Liéby (1), vit très tôt en  effet ses titres de gloire se retourner contre lui. Dès l’origine à vrai dire. Le triomphe de sa tragédie de Charles IX en novembre 1789 et en septembre 1790 eut lieu sur un fond de polémique qui aboutit à la scission de la troupe des Comédiens-Français. D’emblée, on accusa son succès d’être de nature plus politique que littéraire, et donc plus ponctuel que mérité, de même que Chénier se vit reprocher sur le plan personnel un sens des opportunités trop vite taxé d’opportunisme. Le second motif pour lequel on ne lit plus guère les pièces de Chénier tient cette fois au discrédit qui frappe les productions tragiques de cette période. La tragédie de la fin du XVIIIe siècle passe en effet pour un genre épuisé et presque désuet, après le bref renouvellement que Voltaire lui fit connaître au cours des décennies précédentes. Un ultime motif de désintérêt serait à chercher dans la confrontation de l’œuvre de Marie-Joseph Chénier avec celle de son aîné : inconnu de ses contemporains, André Chénier a vu sa réputation grandir après sa mort, au détriment de celle de son frère, comme s’il n’y avait pas eu de place pour deux vocations poétiques chez les Chénier. Alors qu’André devenait le modèle du poète inspiré dans lequel une partie de la génération romantique s’est reconnue, Marie-Joseph s’est vu progressivement négligé et qualifié de poète de circonstance, à l’image d’une période trop enfermée dans le carcan des règles classiques pour être capable de véritables élans créateurs.

Parmi ces incriminations, celle qui porte sur les relations périlleuses entre littérature et politique est peut-être la plus tenace. Le discrédit des textes soutenus par une intention politique touche à vrai dire le théâtre de la Révolution dans son ensemble. Comme le remarquent Étienne et Martainville, à quelques années de distance des événements, il était fort difficile de faire la part du mérite et celui des circonstances dans la réussite de telle ou telle œuvre (2). On comprendra donc aisément que la génération qui succéda à la Révolution n’y vit plus que le reliquat de passions éteintes, ou bien dangereuses. C’est ce que Chateaubriand observe à propos de Chénier dans son discours de réception à l’Académie française, où il lui succédait en 1811 : « (…) Ses écrits portent l’empreinte des jours désastreux qui les ont vus naître. Trop souvent dictés par l’esprit de parti, ils ont été applaudis par les factions. Séparerais-je, dans les travaux de mon prédécesseur, ce qui est déjà passé comme nos discordes, et ce qui restera peut-être comme notre gloire ? Ici se trouvent confondus les intérêts de la société et les intérêts de la littérature. Je ne puis assez oublier les uns pour m’occuper uniquement des autres ; alors, messieurs, je suis obligé de me taire, ou d’agiter des questions politiques. » (3) On le sait, les remarques de Chateaubriand sont autant de prises de position polémiques dirigées contre la littérature de son temps, en particulier contre celle qui hérite des préceptes du XVIIIe siècle (4). Ce qui sous sa plume est une faiblesse ou un défaut ne peut-il pas se lire inversement comme une qualité à mettre au crédit des œuvres en question ? On ne peut certes lire les tragédies de Chénier en faisant abstraction des événements au milieu desquels elles sont nées. Mais est-ce bien là un tort, aujourd’hui que l’engagement révolutionnaire de l’écrivain ne prête plus à controverse ? La tragédie politique selon Chénier est une manière inédite de raconter l’histoire en train de se faire sous ses yeux : elle répond à la nécessité de réagir aux événements révolutionnaires, qui bouleversent les catégories politiques et esthétiques ; elle est une tentative pour dire l’urgence et la violence du temps présent, et aussi pour influer sur lui. Mais autant qu’une réaction aux faits du monde, le tragique politique de Chénier résulte d’une réflexion cohérente sur la tragédie.

Chénier se réfère volontiers à une phrase de la Poétique d’Aristote : « La tragédie est plus philosophique et plus instructive que l’histoire même. » C’est sur cette citation que s’ouvre la préface de son plus grand succès à la scène, Charles IX (1789), et on la retrouve dans De la liberté du théâtre en France - à la fois pamphlet politique et réflexion sur le théâtre, que Chénier rédige dans les premières semaines de l’été 89. La phrase d’Aristote montre sur quelle base Chénier entend fonder un théâtre politique : loin d’être simplement un théâtre d’idées, si la tragédie est philosophique et instructive, c’est que dans « la perfection de son art », elle rejoint la politique. Les passions les plus pathétiques ne sont-elles pas justement pour Chénier les passions politiques ? « La tragédie doit peindre les passions humaines dans leur plus grande énergie », écrivait-t-il en 1788 (5).  Or cette énergie se trouve à son plus haut point dans les actions sublimes de la politique (6), et c’est là le spectacle « philosophique » qu’il convient de présenter à un peuple libre : « Il faudrait toujours, à ne considérer même que la perfection de l’art, représenter sur la scène ces grands événements tragiques, ces grandes époques de l’histoire, qui intéressent tous les citoyens. » (7) Mais où en chercher le modèle ? L'ambivalence du terme tragique, qui désigne à la fois, dans le texte cité, le genre théâtral et l’événement historique, suppose que l’histoire est le lieu intrinsèque où peut s’établir un théâtre tragique. Ainsi Chénier est-il  en mesure d’affirmer que le sujet de Charles IX, la Saint-Barthélemy, est « le plus tragique de l’histoire moderne. » (8) Dès Brutus et Cassius (composée vers 1784) et jusqu’à Tibère (1805), toutes les tragédies de Chénier prennent leur sujet dans l’histoire ancienne, moderne ou récente. A travers l'histoire, la politique devient dans ses pièces le principal vecteur du tragique (9) : la fatalité cesse d’y être un ressort dramatique, car l’histoire est faite par la volonté des hommes ; ce sont leurs passions ou leur vices qui précipitent la tragédie (10). Chénier substitue ainsi à la force du destin un tragique politique fondé sur le caractère inéluctable d’événements historiques qui sont inséparables du long cortège de la tyrannie et des préjugés. C’est donc le spectacle des passions humaines offert par l’histoire qui unit, à ses yeux, tragique et politique. La tragédie pourra alors amorcer une réflexion politique à partir de ces situations virtuelles.

Un second lien entre tragédie et politique loge dans la finalité que Chénier entend donner à ses pièces : destinées à former des citoyens, elles sont à lire en fonction de leur public. Si Chénier a conçu son projet de théâtre politique avant la Révolution, dont il a en quelque sorte anticipé les effets, c’est de celle-ci qu’il l’a ensuite nourri, au point d’en devenir le dramaturge peut-être le plus exemplaire. Son œuvre traverse en effet une période de bouleversements historiques qu’elle réfléchit (11). Sur lesquels également elle agit, comme le montrent les incertitudes qui marquèrent la création de Charles IX : l’auteur de la pièce tend non seulement à son époque un miroir dans lequel elle peut se contempler, mais il fait de la représentation théâtrale un fait politique, en forçant la censure de l’Ancien Régime (12). Ne pas séparer la littérature de la politique, c’est donc accepter de lire un texte en fonction de sa portée contextuelle, sans réduire sa valeur à ses qualités proprement esthétiques. Pour une œuvre théâtrale, cela signifiera s’intéresser à ses représentations autant qu’à son texte, c’est-à-dire au sens que la pièce a pu prendre pour le public lors de telle ou telle représentation. À la manière dont le spectacle a actualisé un dessein où les dimensions politique et spectaculaire vont de pair. Ce qui est vrai de toute œuvre dramatique l’est à plus juste titre de celles qui ont une signification directement politique. D’autant que Chénier et ses contemporains estiment que la représentation renforce les effets de sens d’un texte (13). C’est donc bien en tant que spectacle destiné à s’incarner sur la scène qu’il faut avant tout apprécier le théâtre de Chénier. Il s’agira alors, pour l’historien, de rechercher, à travers les documents et les témoignages, l’instant initial où la pièce rencontre le public, ou plutôt les instants initiaux, puisque chaque événement peut en relancer la signification. À l’homme de théâtre d’interroger son propre présent en se demandant ce qui, d’une dramaturgie politique d’autrefois, peut encore se porter à la scène.
           
             


(1) A. Liéby, Etudes sur le théâtre de Marie-Joseph Chénier, Paris, 1901, rééd. Slatkine Reprints, Genève, 1971, p. 8.

(2) C. G. Étienne et A. Martainville, Histoire du théâtre français pendant la Révolution, 1802, t. II, p. 140-141.

(3) Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, éd. J.-C. Berchet, Librairie générale française, 2001, t. II, p. 784.

(4) Sur la portée polémique du discours de Chateaubriand, on se reportera bien sûr aux Mémoires d’outre-tombe.

(5) M.-J. Chénier, « Discours préliminaire » de Charles IX, dans Oeuvres, éd. D. Ch. Robert,  1823-1826, t. I, p. 179.

(6) Voir la préface de Brutus et Cassius (1788).

(7) M.-J. Chénier, « De la liberté du théâtre en France », dans Œuvres, op. cit., t. IV, p. 367. Voir également la fin du chapitre consacré à la tragédie dans le Tableau historique de l’état et des progrès de la littérature française (Œuvres posthumes, éd. D. Ch. Robert,  1824-1815, t. III, p. 315).

(8) M.-J. Chénier, « Discours préliminaire » de Charles IX, op. cit., p. 163.

(9) Préface d’Azémire (1787), dans Œuvres, op. cit., t. IV, p. 71.

(10) En quoi celle-ci consiste-t-elle en effet ? Dans « le spectacle de la vertu courageuse aux prises avec le crime puissant », comme il l’écrira dans les dernières années de sa vie (Tableau historique de l’état et des progrès de la littérature française, op. cit., p. 315).

(11) Voir la préface de Fénelon (1793).

(12) Point dont Chénier est tout à fait conscient. Se reporter aux pages sur cette question dans De la liberté du théâtre en France (op. cit, p. 369 sq.).

(13) « Discours préliminaire » de Charles IX, op. cit., p.159. Je renvoie sur ce point à l’article de M. Delon, « L’électricité du théâtre : la théorie de la tragédie nationale selon Marie-Joseph Chénier », Il teatro e la Rivoluzione francese, Vicence, Accademia olimpica, 1991.


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© IMV Genève | 07.04.2009