La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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  SOMMAIRE   Tic Tac Rousseau : quand Rousseau cultive aussi son jardin…  

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par Jean-Marie Curti et Luc Jorand

C’est du 22 au 25 novembre qu’est présenté, au Théâtre de la Cité Bleue, Tic Tac Rousseau, opéra pour marionnettes de Jean-Marie Curti sur un livret de Luc Jorand. Nos lecteurs pourront se demander à quoi bon un deuxième opéra sur le citoyen de Genève, après la production de Philippe Fénelon, Ian Burton et Robert Carsen au BFM, en septembre dernier. Peut-être trouveront-ils dans les lignes qui suivent quelques éléments de réponse.

On a souvent coutume d’opposer Voltaire à Rousseau et de rappeler que le Citoyen de Genève voyait dans le personnage de Candide son double imaginaire. Or si le parallèle mérite d’être prolongé, voire approfondi, c’est très exactement dans le sens inverse : tandis que Voltaire propose d’abord de prendre « contact » avec les dures réalités de l’existence pour ensuite en tirer une « philosophie de vie », Rousseau, lui, développe dès ses jeunes années les « principes » sur lesquels il tentera, par la suite, de construire son bonheur : sens de la fête (il n’est que de songer à la note conclusive de la Lettre à d’Alembert sur les spectacles et aux souvenirs de Coutance évoqués dans les Rêveries), importance de la musique (depuis les chants de la tante Suzon jusqu’à la représentation du Devin du village devant le Roi, à Fontainebleau), réel besoin d’être poussé, encouragé, soutenu pour avancer…

Autant Voltaire propose, in fine, de « cultiver son jardin », autant Rousseau le cultive-t-il sans tarder, dès les premières lueurs de l’enfance. « Cultiver » est d’ailleurs le mot juste, si l’on songe à l’épisode dit du noyer de la terrasse, où se conjuguent chez Rousseau tous les thèmes à venir, y compris celui que nous comptons exploiter musicalement, à savoir le rythme particulier du passage. Rappelons-en le texte :

« Il y avait, hors la porte de la cour, une terrasse à gauche en entrant, sur laquelle on allait souvent s'asseoir l'après-midi, mais qui n'avait point d'ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solennité : les deux pensionnaires en furent les parrains ; et, tandis qu'on comblait le creux, nous tenions l'arbre chacun d'une main avec des chants de triomphe. On fit pour l'arroser une espèce de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardents spectateurs de cet arrosement, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l'idée très naturelle qu'il était plus beau de planter un arbre sur la terrasse qu'un drapeau sur la brèche, et nous résolûmes de nous procurer cette gloire sans la partager avec qui que ce fût.

Pour cela nous allâmes couper une bouture d'un jeune saule, et nous la plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de l'auguste noyer. Nous n'oubliâmes pas de faire aussi un creux autour de notre arbre : la difficulté était d'avoir de quoi le remplir ; car l'eau venait d'assez loin, et on ne nous laissait pas courir pour en aller prendre. Cependant il en fallait absolument pour notre saule (…)

Enfin la nécessité, mère de l'industrie, nous suggéra une invention pour garantir l'arbre et nous d'une mort certaine : ce fut de faire par-dessous terre une rigole qui conduisît secrètement au saule une partie de l'eau dont on arrosait le noyer (…) Nous recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de terre bien foulée ; et le jour où tout fut fait, nous attendîmes dans des transes d'espérance et de crainte l'heure de l'arrosement. Après des siècles d'attente, cette heure vint enfin ; M. Lambercier vint aussi à son ordinaire assister à l'opération, durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière lui pour cacher notre arbre, auquel très heureusement il tournait le dos. À peine achevait-on de verser le premier seau d'eau que nous commençâmes d'en voir couler dans notre bassin. À cet aspect la prudence nous abandonna ; nous nous mîmes à pousser des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier, et ce fut dommage, car il prenait grand plaisir à voir comment la terre du noyer était bonne et buvait avidement son eau.

Frappé de la voir se partager entre deux bassins, il s'écrie à son tour, regarde, aperçoit la friponnerie se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches, et criant à pleine tête : Un aqueduc ! un aqueduc ! il frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait au milieu de nos cœurs. En un moment, les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré, sans qu'il y eût, durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé, sinon l'exclamation qu'il répétait sans cesse. Un aqueduc! s'écriait-il en brisant tout, un aqueduc! un aqueduc! »

On le voit : tout, dans ce passage, présente les caractéristiques de la tragédie, mais d’une tragédie détournée de son principe moteur, seulement vouée à mieux faire participer le lecteur, à mieux l’amuser par cette scène enfantine. Tout concourt en effet à inclure le lecteur : l’apostrophe à la deuxième personne (dont on sait qu’elle constitue précisément l’une des recettes du théâtre de marionnettes), l’emphase (le grossissement des traits, également typique du monde des marionnettes, permet tout à la fois de dédramatiser l’action et de lui offrir une nouvelle profondeur), et bien sûr le rire, martelé, rappelé à l’esprit, saccadé par l’exclamation et le souffle haletant de M. Lambercier. D’autres scènes présentent des caractéristiques identiques et peuvent être traitées de la même manière. Le schéma dramatique obéit de lui-même à cette impulsion fondamentale, à ce rythme interne présents à chaque fois.


Un rythme à coups de boutoir

Le premier livre des Confessions et les livres suivants offrent ainsi plusieurs « coups de boutoir » qui permettent à l’action d’avancer, et au petit Rousseau de suivre son chemin. Citons, dans le désordre, les coups de pioche sur le saule, les leitmotiv des enfants de Coutance (Barda Bredanna et Goton tic tac Rousseau), les coups de son maître graveur, la scène de Carnifex, carnifex !, les coups de sang que le jeune Rousseau ressent lors de chaque injustice (« Je sens en écrivant ceci que mon pouls s’élève encore… »), le son des cloches de la cathédrale de Genève et de celle de Turin, le bruit des portes de la Ville (lequel nous fait irrésistiblement penser, mutatis mutandis, à ce que Debussy en fera, bien plus tard, dans Pelléas). Ces « coups de boutoir », outre qu’ils peuvent devenir, au sens premier du terme, le prétexte d’une musique précisément bâtie sur des effets de retour ou des rythmes particuliers, délimitent également des « espaces de vie » autonomes au sein desquels Rousseau puisera, sur le tard, des souvenirs heureux. C’est cela qu’il faut d’abord communiquer au public : la certitude que Rousseau n’est pas perdu au monde, condamné, dans les dernières années de son existence, à un simple renfermement sur soi, mais qu’il est capable de retrouver, dans chacune des scènes décrites au début des Confessions (et qu’il reprendra en grande partie dans le texte des Rêveries), une sensation de bonheur véritable.

Tic-Tac Rousseau est un opéra basé sur les premières scènes des Confessions, principalement celles des livres I et IV. Le titre de l'opéra est d'ailleurs emprunté à Rousseau lui-même, qui, on s'en souvient, raconte ses amours enfantines avec Mademoiselle Goton : « j'entendis, en passant à Coutance, de petites filles me crier à demi-voix : Goton tic tac Rousseau ».
Les premières scènes des Confessions sont tout à fait indiquées pour l'écriture d'un livret et d’une partition désireux de faire ressortir l'optimisme fondamental de Jean-Jacques Rousseau, trop souvent entrevu comme un personnage neurasthénique. C'est tout au contraire la joie de vivre, le sentiment d'appartenance à une communauté donnée (ici, celle des enfants de Genève) que nous souhaiterions faire ressortir.

Il s'agit alors d'écrire un opéra lumineux, apte à donner de Rousseau l'image d'un homme ouvert à la vie.


Un opéra léger

L’opéra se marquera par une ambiance particulière, par la recherche de sons nouveaux, d’harmonies subtiles, de visions intérieures, loin de tout dogmatisme et aussi de toute mode. Comme le montrent tous les artisans depuis si longtemps et Rousseau bien sûr, l’art vit par lui-même. Il joue comme un enfant. Nous verrons dès lors des personnages qui tournent autour d’un Jean-Jacques avançant à tâtons, tels des lumières ou des ombres. Les solistes participeront aux bruitages vocaux en dehors de leurs propres rôles. Ils resteront toujours sur scène.

Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas parce que nous pensons que les marionnettes sont particulièrement adaptées à Tic-tac Rousseau qu’il s’agira là d’un opéra pour enfants : tout au contraire ! S’il reste naturellement très intéressant pour de jeunes publics et, en outre, parfaitement adapté à une programmation spécifique dans le cadre d’actions pédagogiques, Tic-tac Rousseau est d'abord un opéra pour adultes. Les marionnettes ont un triple avantage : elles nécessitent d’abord une certaine restriction de l’espace, tout à fait conforme aux moyens déployés pour notre opéra ; elles produisent ensuite un décalage supplémentaire par rapport à la réalité et font donc ressortir tout un jeu d’interprétations possibles, ce qui est particulièrement intéressant dans le cas de Rousseau ; elles s’intègrent enfin parfaitement dans le jeu de leitmotiv et de scansions redoublées qui sera celui de l’opéra : leur côté « mécanique » et volontairement stéréotypé convient parfaitement. Tic-tac Rousseau se propose donc d’être un opéra avec marionnettes et non exclusivement pour marionnettes. Celles-ci, de tailles différentes, seront intégrées à une mise en scène traditionnelle, dans une succession de tableaux très colorés.

L’Opéra-Studio a déjà co-produit en France un spectacle lyrique de marionnettes sur la vie de Lully. Il connaît les contraintes, avantages et particularités d’une telle production.

Il importe que cette tout juste centième production de l'Opéra-Studio de Genève soit assurée par des artistes en connivence, afin de parvenir à un spectacle dense et coloré, à la ligne tendue mais légère. Le mélange de types et de tailles de marionnettes, y compris géantes, représente, on le verra, un beau défi visuel.



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© IMV Genève | 29.11.2012